Ça m’étonne toujours. Godard est le metteur en scène qui réalise des films très simples, parfois trop simples, et on n’a de cesse de le juger difficile. Ça m’étonne et ça ne devrait pas. La télé et le cinéma nous ont tellement habitués à des histoires abracadabrantes, à des fables qui jettent le spectateur dans un banc d’ouate, à des récits qui crispent le corps ne sachant toucher l’esprit qu’on entre difficilement en syntonie avec ce Godard qui, banalement, demande de le suivre et d’épandre notre gravillon sur le chemin cahoteux de la futaie politique. Le simple et le complexe ont échangé leurs rôles. Numéro 2, par exemple, est un film qui met en contact avec la vie d’une petite famille aux prises avec les difficultés et les plaisirs de la vie quotidienne dans une société qui ne se soucie guère des individus. Dès le début, Godard met clairement les cartes sur la table : ce n’est pas un film politique ou un film de cul, c’est l’un et l’autre. En effet, il y a beaucoup de cul et beaucoup de politique. Visuellement le film est splendide et imaginatif, comme souvent Godard peut l’être. : deux écrans de télé, deux trous de lumière dans le noir de la toile se déforment, se vident, se remplissent de corps et de mots du début à la fin. Mais que veut-il dire ? C’est quoi cette enfilade de banalités ? Il est ennuyeux ! Si ce sont des banalités, elles sont les banalités qui font la vie. Est-ce banal quand l’homme, à propos de leur habitation, dit : « C’est l’usine pour elle, pour moi la maison. » ? Pas certain. Ce qui est certain c’est que ça fait du bien de l’entendre. Et quand il nous dit que les jeux de mots sont interdits ? Qu’on peut jouer avec les mots seulement dans les salons ou dans la publicité[1] ? Ennuyeux ? Mais si on ne sait jamais ce qu’il nous montrera dans la prochaine scène ! Et, pour la signification… elle peut difficilement être rendue avec des mots, car il fait du cinéma lui et il n’écrit pas des nouvelles. Tu fuis la question ! Non. Je peux dire qu’il nous crie qu’il faut s’émanciper, que la place de la femme est intenable, que le travail nous suce nos richesses, qu’on meurt pour vivre, qu’un trou du cul n’est pas fait seulement pour chier, que les enfants regardent — qu’ils nous regardent et que nous devrions regarder le film comme des enfants : curieux et intelligents comme des enfants avant que les règles les bandent de banalités… je pourrais dire cela et d’autres choses encore. Je pourrais dire que ce film est un hommage à l’intelligence de celui qui regarde et écoute… Mais, tout ça, c’est mon gravillon à moi. C’est mon épandage. C’est un film pour des intellectuels ? Oui, pour ceux qui « ont un goût prononcé pour les choses de l'intelligence et de l'esprit » mais pas nécessairement pour ceux qui « par fonction sociale, s'occupent de choses intellectuelles » car ces derniers seraient trop mis en question.