. Il a écrit plus que huit cent poèmes — la majorité des sonnets —  mais ni l’encyclopédie Brittanica, ni l’Universalis ni le Robert des noms propres ne le mentionnent. Pourquoi ? Parce qu’il est un mauvais poète ? Il y en a de bien pires que lui qui ont droit à plusieurs colonnes. Parce qu’il écrit en vénitien ? Qu’on traduise du vénitien, du turc ou de l’anglais ça ne change pas grand chose et puis Goldoni écrivait en vénitien, n’est-ce pas ? Parce qu’il écrit des poèmes érotico-porno ? Mais, c’est un des genres qui fait vendre le plus ! Ça doit être parce qu’il exagère et à notre époque on peut exagérer seulement sur les peurs, les maladies, les justifications scientifiques et les interprétations psychologiques, sociologiques… disons — pour ne pas ennuyer avec une énumération trop longue — les choses qui terminent en « logiques » et qui sont tout autre que logiques. Ce qui est certain c’est qu’il n’a pas de tenue dans le domaine du tenu. Parmi les centaines de sonnets il est très difficile, par exemple,  d’en trouver un où le mot « mona » (con) ou un synonyme (Bartolini[1] en répertorie vingt sept) ne revienne pas plusieurs fois ; il est très rare que « cazzo » (bitte) ne se pose pas à côté de la « mona » à tout bout de vers et que le foutre ne se répande pas dans tous les méats verbaux. Et pourtant c’est bien cette répétition, cette multiplication qui en fait, comme on dit, une œuvre. N’importe qui peut écrire un hymne au con, mais pour en faire des centaines sans tomber dans des répétitions rasantes, il faut avoir des couilles sans être un couillon.

 

Giorgio Baffo, naquit à Venise en 1694, vécut à Venise, mourut à Venise et chanta les « cons », les vrais, des Venitiennes en vénitien. Comme écrivit Apollinaire, un de ses rares admirateurs français : « Sans le Baffo, on n’imaginerait pas tout ce que fut la décadence pleine de volupté de la Serénissime République. » C’est la Venise de Casanova dont la mère fut « amie » du Baffo, la Venise de Goldoni, des cafés ouverts jusqu’à trois heures de la nuit, des masques, des aristocrates qui mariaient des putes, des putes qui jouaient aux intellectuelles et des inquisiteurs qui râlaient sans pouvoir trop censurer. La Venise qui envoyait ses intellectuels à Paris comme celle du XXe siècle recevra les écrivains décadents du monde entier. Dans cette Venise, Baffo bâtit une « philosophie » sur le sexe ou, pour le dire de manière moins prétentieuse, une « philosophie de vie » entourée du sexe :

 

Ont beau dire les gros philosophes

Que le bonheur est dans la vertu

(…)

Moi je crie sur mes deux pattes

(..)

Que le bonheur est dans la chatte.

 

Cette philosophie « conienne » ne pouvait pas ne pas se heurter aux bigots, aux tartuffes et à toute espèce d’inquisiteurs qui s’efforçaient, parfois avec succès, d’empester l’eau des canaux. Lui aussi cherchait Dieu, mais contrairement aux curaillons et à leurs patrons il ne le trouvait ni dans l’hostie, ni dans les fleurs, ni dans les nuages, ni dans l’âme, ni dans le pauvres, ni dans les saints. Il le trouvait « seulement dans l’éjaculation[2] ».

 

Pour vous donner envie de le lire, je me hasarde à traduire deux sonnets où il parle, de manière directe comme d’habitude, de sa poésie :

 

Critique contre l’auteur

 

Un jour, dans un café, quatre bigots

Sur des sonnets de Baffo criaient haut

Obscène ! tonitruaient ces rigolos,

Vengeance viendra du roi des angelots !

 

Un poème pris au hasard et ça suffit,

Votre âme du mauvais est modelée.

Mathieu dans l‘évangile a bien écrit :

Tout homme qui scandalise sera damné.

 

Du pauvre je cours à la défense, heureux.

Pourquoi casser, mes pères, la boule,

Pourquoi se réchauffer pour un si peu ?

 

Penser que son chapelet se déroule ?

Mais non ! Toujours gland rouge et fiévreux,

Au repos tend, parmi des roses moules.

 

Et voici la réponse à ce « défenseur » qui le traite de gland :

 

Réponse

 

Je réponds avec trois mots à ces sales

Soutanes, qui condamnent mes sonnets,

Que je ne les ai pas faits pour les curés

Qui sont bêtes, couillons et bittes gales.

 

Pondus sont-ils pour les fins finauds

Qui du prochain savent tous les secrets,

Qui ne prisent les théologiens indiscrets

Et qui dans le cul ont tous ces momieraux

 

Celui qui pour vouloir me couillonner

A écrit ce sonnet idiot et nouille

Qu’il ait dans le cul une bitte flanquée

 

Il est vrai, je suis un gland qui touille,

Mais lui doit en d’ssous de moi rester,

Car sous le gland sont bien les couilles !

 

Au moins le gland heureux s’encramouille

Et jouir il sait, malin, dans le corps à corps,

Mais, ne jouissent les couilles, qui restent dehors.

 

 



[1] Raccolta universale delle opere di Giorgio Baffo, a cura di Elio Bartolini, Longanesi 1971. Ceux qui, à cause de l’âge, de la maturité ou du sens moral, préfèrent s’exciter sur les livres que sur les cons, sachez que je possède la copie No 43 sur papier d’Inde.

[2] Dans son premier sens de « émission de la verge », possiblement en érection, et non dans celui de prière.