Si on me demandait : « Préfères-tu les philosophes qui se croient poètes ou les poètes qui pensent être philosophes ? », je n’aurais pas le temps de demander le délai de réflexion statutaire, car ma bouche irait de l’avant en maugréant contre les philosophes qui jouent aux poètes. Ma bouche est sans doute trop prompte, mais j’admets que, moi aussi, je pense que, pour un Heidegger qui a des expressions poétiques lumineuses, il y en a des dizaines qui feraient mieux de philosopher comme philosophent les philosophes d’école plutôt que de s’exprimer avec l’ambiguïté des mauvais poètes. Les deux petits livres sur Dante que je viens de lire dans une clinique[1] pleine à craquer ne font que confirmer la profondeur de ma bouche. Le premier que j’ai lu « L’Enfer de Dante » d’Edmond Jabès, est une compilation de réflexions faciles sur le mal qu’il sale avec Auschwitz pour donner un goût profond. L’autre « Dante » de T.S. Eliot est une réflexion extraordinairement lucide et simple sur la poésie de Dante, l’Europe, les langues… Eliot (le poète) réfléchit et explique pourquoi il aime Dante. Jabès (le philosophe) enrobe le vide avec de vieux rubans. Voici comme Eliot peut réfléchir sur tout avec une extrême clarté et sans aucune prétention poétique « … les langues modernes ont tendance à séparer la pensée abstraite (les mathématiques sont à présent la seule langue universelle) ; alors que le latin médiéval avait tendance à ce concentrer sur ce que les hommes des diverses races et de divers pays pouvaient penser en commun. Une partie du caractère de cette langue universelle fait partie intégrante du parler florentin de Dante ; et la localisation (le parler « florentin ») ne fait que souligner cette universalité, car elle s’oppose à la division moderne en nationalités. » Il n’a pas besoin d’être difficile pour être intelligent, il a déjà assez bien montré dans ces poèmes que, s’il veut faire suer ses lecteurs, il en est capable. Il n’a pas besoin d’être obscur pour éclairer. Par contre Jabès a besoin de montrer qu’il va chercher chaque mot dans les profondeurs les plus douloureuses de l’humanité ; il doit se faire guider par la parole qui, quand elle ne passe pas par le filtre du poète n’est souvent que du caca. « L’Enfer n’est pas le lieu de la douleur. Il est le lieu ou on fait souffrir. » Profond dans sa banalité ? Ou banal dans sa profondeur ? Peu importe, des mots sans guide. Et ce n’est pas parce qu’il nous parle «  de réflexions brèves, fragiles » ce n’est pas parce qu’il écrit « en marge » qu’il peut nous faire croire qu’il ne donne pas de l’importance à ses idées. Ce sont les traces qui comptent. Eliot n’a pas peur de se mouiller : « Dante et Shakespeare se partagent tout le monde moderne ; il n’y a personne d’autre. » Jabès est toujours mouillé, ce qui l’empêche de s’envoler dans la réflexion « tel l’enfer et le paradis, la laideur et la beauté existent. Le mal et le bien existent. »

 



[1] Si j’avais lu l’article du New York Times sur la mammographie la semaine passée, sans doute que je n’aurais pas pris le rendez-vous. Après nous avoir dit, pendant des années, que, passée la quarantaine, il était absolument nécessaire d’aller se faire écraser les seins pour prendre le cancer à temps et ne pas se faire charcuter comme des malades, maintenant on crie dans tous les journaux que la mammographie est complètement inutile. Même si ce sont des chercheurs anglais qui ont lancé la nouvelle mode — ce qui me fait un peu douter de l’objectivité, vu que le gouvernement thatchérien de Blair emploie n’importe quel moyen pour diminuer les coûts — je ne serais pas étonnée si les cliniques ne nous avaient pas eues comme des carpes pour se faire de l’argent de poche. On ne sait vraiment plus à qui se fier. Tout est propagande : émissions sur la guerre en Afghanistan, découvertes et recouvertes médicales, génialité du nouveau roman de Xyz, gouvernement de l’Afrique du Sud et SIDA, les terres contestées du Zimbabwe, mafia russe… Et alors ?