I Send you this Cadmium Red. A correspondence between John Berger and John Christie

Pendant qu’il écrit King, John Berger correspond avec l’un de ses grands amis, John Christie, cinéaste et artiste, avec qui il a entre autres collaboré à une série d’émissions sur la photographie pour la bbc, Another Way of Telling, émissions fondées sur le livre de même titre écrit en collaboration avec John Mohr. Les deux hommes sont de vieux complices et cela se sent tout au long de cette correspondance sur les couleurs, qui commence avec le cadmium red dont Christie envoie un échantillon à Berger, après lui avoir raconté qu’il a pensé au rouge en observant des œillets de cette couleur lors d’un enterrement… suivent quelques considérations théoriques et une conclusion assez cocasse : une phrase de Franck Stella, qui fait sourire celui qui la cite : « Penser à la couleur abstraitement ne m’a pas vraiment fait de bien ». John Berger répond : « D’habitude, le rouge n’est pas innocent. Mais le rouge que tu m’as envoyé l’est. C’est le rouge de l’enfance. [] le rouge des jeunes paupières hermétiquement fermées. [] En le regardant, je me demande ce qui se passera quand il vieillira. Peut-être qu’il ne sera plus du tout rouge. J’imagine qu’il pourrait devenir noir. []  Mon rouge préféré est peut-être celui du Caravage [] Le rouge par lequel on jure d’aimer toujours. Le rouge dont le père est le couteau. [] Est-il possible que le rouge soit une couleur qui réclame constamment un corps ? »

Le dialogue est lancé sur ce ton sans apprêt et il se poursuit, mêlant les propos de l’amitié, presque de l’intimité, à ceux de l’histoire de l’art, donnant à la couleur le pouvoir de susciter l’impression, le souvenir, l’image, citant Beuys ou Klein, Matisse ou Valéry, le Corbusier ou Courbet, réfléchissant librement. Sont reproduits les matériaux mêmes de la correspondance — lettres manuscrites, dessins, images, petits livres bricolés, coloriés, découpés, envoyés — dans ce livre de grand format, au papier mat et épais qui fait entrer le lecteur en terrain privé sans qu’il se sente indiscret. Pour un peu, on aimerait intercaler une lettre de son cru, donner sa version du jaune, entre safran et miel. On est devant le cercueil de Van Gogh, pas loin du jaune des tournesols qu’il affectionnait, ou devant l’érotisme d’une clématite bleue comme un impromptu de Schubert, ou suspendu au saxophone de Charlie Parker « qui est devenu Bird parce qu’il s’y connaissait en bleu ». Et si jamais la fantaisie était contagieuse comme la curiosité, Berger aura réussi une fois de plus à remettre les choses à leur place et l’art, la couleur, la lumière et l’obscurité au-delà de l’esthétique, au cœur même de l’expérience « dans tant de nos désespoirs et de nos espérances, dans l’agitation comme dans le calme épisodique ».