La mère de Roland Barthes. J’ai toujours eu beaucoup de préjugés sur Roland Barthes. Allez savoir pourquoi ! Je détestais le très peu de choses que j’avais lues de lui et qui se résumaient, je crois, à Fragments d’un discours amoureux et un article ou deux (dans Tel Quel ?). Je le trouvais en même temps banal et complexe. Complaisant, surtout. La chambre claire[1] fut donc pour moi une sacrée surprise. Une surprise d’autant plus forte que le début me confirmait dans mon opinion première. Quand je lus « […] car c’est l’image qui est lourde, immobile, entêtée […], et c’est moi qui suis léger, divisé, dispersé » ou « Car la photographie, c’est l’avènement de moi-même comme autre : une dissociation retorse de la conscience d’identité », je fus sur le point de lâcher. Je trouvais qu’il cabotait avec trop d’aisance entre banalité et intellectualisme. Et puis, et puis tout d’un coup il se libère. Il s’envole. Je m’envole.

Il jette à l’eau tout un fatras de concepts usés et, attiré par la lumière de sa mère, s’éloigne de la basse côte, acquiert vitesse et sensibilité. Il plonge, sans peur. Sans souci. Nu comme quand il sortit du seul lieu où, comme il le dit en citant Freud, on est sûr d’avoir été. Avec, comme seul souci, de retrouver sa mère. Cette mère « discrète » qui « savait toujours substituer à une valeur morale, une valeur supérieure, une valeur civile ».

Et pourtant, on pourrait croire qu’il ne se libère pas d’une érudition facile. Deux termes latins, studium et punctum, ne ponctuent-ils pas son enquête ? le terme sanskrit tat ne vient-il pas, dès le début, nous clouer à notre ignorance ? operator et spectator ne sentent-ils pas le besoin de se montrer à un rythme fort soutenu ? et sténopé pour petit trou ? Et bien, non. Si, comme lui, on plonge, on s’aperçoit qu’il n’avait pas le choix, dans une entreprise qu’il veut si personnelle, que de s’appuyer sur quelques termes qui solidifient les impressions. Des termes que l’histoire a épurés. Si cela semble trop ad hoc, je peux toujours dire qu’on lui pardonne ces savanteries parce que le texte est tout autre que le texte d’un érudit : c’est le texte de l’enfant qui  ne croit pas que sa mère puisse partir, pour toujours.

Au gré des rapports entre studium (« l’application à une chose, le goût pour quelqu’un, une sorte d’investissement général, empressé, certes, mais sans acuité particulière ») et punctum (« […] piqûre, petit trou, petite tache, petite coupure — et aussi coup de dés. Le punctum d’une photo, c’est ce hasard qui, en elle, me pointe (mais aussi me meurtrit, me poigne) »), celui qui regarde lie, plus ou moins sobrement, ce que la photo a « arrêté » avec les affects qui l’animent.

Le studium, analyse « scientifique » qui cherche la signification que les images cachent, est ce qui est partageable entre gens de la même culture. Le punctum est le détail qui frappe une sensibilité particulière, c’est la poésie de l’unicité. C’est ce qui fait que l’amour qu’on porte à quelque chose est plus profond qu’on ne le pense. C’est ce que le passé, concassé dans notre corps, reçoit, comme un rayon de lumière. De liberté.

Sa mère vient de mourir. Il cherche dans les photos « la vérité du visage » qu’il avait aimé. « Ces photos que j’avais d’elle, je ne pouvais même pas dire que je les aimais. [...] Je les égrenais mais aucune ne me paraissait vraiment "bonne" ». Il est dans le studium, dans le travail de recherche. Il ne trouve pas. « C’est presque elle ! ». Presque. Pas de piqûres. Rien qu’un mal sourd et généralisé. La poésie ne s’envole pas du papier. Les photos sont plates. Quand… « Je la découvris. […] La photographie […] montrait à peine deux enfants débout […] ma mère avait cinq ans (1898), son frère en avait sept. […] J’observai la petite fille et je retrouvai enfin ma mère. »

Il a trouvé ce que personne d’autre ne pourra jamais voir, ce qui lui permet de rétablir le  lien que sa naissance avait brisé.

La chambre est claire.

Une grande et belle excuse pour parler de sa mère. Sans doute.

 

* * *

 

Je n’ai aucun droit de le penser, mais quelque chose de plus fort que moi me dit que les choses ne se sont pas passées comme il l’écrit : qu’il est arrivé à la photo de sa mère après une longue traversée de la photo. Je pense que, depuis longtemps — depuis que dans « ces après-midi d’été où [il prenait] le tramway de Bayonne pour aller [se] baigner » à Biarritz — il avait la photo de sa mère entre les idées et à cause d’elle et seulement à cause d’elle, après la mort de sa mère, il a commencé a écrire sur la photo.

P. S.

Quand il parle de la photo pornographique, Barthes a une vue très courte, mais on lui pardonne. On ne parle pas de ces choses-là devant sa mère.

 



[1] Roland Barthes, La chambre claire - Notes sur la photographie, Cahier du cinéma, 1980