L’Américain moyen. Je ne sais pas s’il existe un livre intitulé « L’Américain moyen, idéal et outil de la destruction universelle », ce que je sais, par contre, c’est qu’il pourrait exister. Je sais aussi qu’en 1912 fut publié « L’Européen moyen, idéal et outil de la destruction universelle », un livre écrit par Konstantin Léontiev entre 1872 et 1884[1]. Le livre fut publié en 1912 lors du centenaire de l’invasion des armées européennes de Napoléon, à une époque où les idées progressistes gagnaient toujours plus de terrain en Russie et rien que cinq ans avant que certaines idées, toujours européennes, prennent le pouvoir et donnent partiellement raison à Léontiev. Très partiellement : car la particularité de la culture russe a été responsables des horreurs du stalinisme au moins autant que les idées progressistes — si culture et idées ont une responsabilité quelconque.

Pour Léontiev les différentes cultures Européennes perdent toute leur originalité et se mélangent créant une no culture land sous les directives d’une raison progressiste qui mise sur l’égalité des hommes (et même des femmes !) pour créer un monde où les hiérarchies historiquement établies laissent la place à la platitude de la barbarie de la raison. Sous la poussé d’une création de la révolution française —l’individu ayant des droits et des libertés par le simple fait d’être un individu — le servage, le lien à la terre, le respect des maîtres et des dieux, qui sont le socle de la sainte Russie, se dissolvent. Comment arrêter ce fléau ? En luttant contre les modernistes russes qui, comme un cancer, détruisent le tissu communautaire.

Il s’agit d’un élitisme primaire, d’un culturalisme d’homme inculte malgré les livres lus, d’un simplisme qui fait douter de l’intelligence… d’une constellation psychologique assez proche de celle de l’antiaméricanisme qui fait un merding pot de l’armée, de l’industrie, du pseudo-pouvoir politique, des médias et de la multitude des gens qui habitent le rectangle au sud du Canada. Il suffit de changer quelques mots, adapter légèrement le style et les propos de Léontiev pourraient être sur la bouche de la majorité des terrestres hors États-Unis. Les fascistes européens et les intégristes musulmans, par exemple, n’auraient besoin de changer ni le style ni les mots. D’une certain point de vue Léontiev a raison — comme ont raison les fascistes et les intégristes aujourd’hui. D’un autre point de vue, non. Et c’est là où ils ont tort que je vois les raisons d’être contre, non pas l’Américain moyen, mais l’État et l’establishment américain.

En 1812 le général américain de l’époque (Napoléon) envahie l’Iraq de l’époque (la Sainte Russie) pour détruire le dictateur sanguinaire d’un État où les serfs vivent comme les serfs européens au Moyen-Âge. Léontiev souligne que les ouvriers des villes européennes sont bien plus proches de la condition des esclaves que les serfs russes et que donc Napoléon n’avait aucune raison d’envahir la Russie. Comme Bush. Ici aussi il a raison, mais c’est là où il a tort que gît l’intérêt pour une critique de la condition de vie dans les grandes villes européennes de la fin du XIXe siècle, comme n’ont pas tous les torts les intégristes qui soulignent que la vie des femmes en Occident est, sous certains aspects, pire que celle des pays musulmans. Ils n’ont pas tous les torts mais ils en ont une sacrée montagne.

Pour finir, une perle de Léontiev : « Ainsi, pour que Goethe puisse représenter sa Marguerite naïve et ignorante, il avait besoin de voir dans la vie des jeunes filles naïves et ignorantes. L’ignorance de simples jeunes filles allemandes s’alliant au savoir de Goethe nous donna l’image d’une Marguerite devenues classique ». Une vraie perle, un puits de banalités. Certes, Goethe a vu des filles ignorantes et naïves. Et alors ? S’il ne les avait pas vu, il en aurait vues d’autres et il aurait créé une autre Marguerite, non moins classique. Au fond Léontiev est en train de nous dire que Goethe a écrit en partant de ce qui l’entourait : ce qui est loin d’être une grande découverte. Ce qui est un constat sans intérêt.



[1] Konstantin Léontiev, L’Européen moyen, idéal et outil de la destruction universelle, L’Âge d’Homme, 1999.