Photocopies

Ce recueil de textes courts paraît en anglais en 1996 et en français la même année. Le lire est peut-être une bonne façon de prendre contact avec John Berger. Ce n’est pas le plus facile, les textes courts ne sont jamais les plus faciles, ils vous entraînent vite dans une histoire qui vous échappera forcément si vous n’y entrez pas tout de suite. Et puis, les textes courts, il faut les lire très lentement et ça, on n’a plus l’habitude, parce que les textes courts, c’est souvent ceux de la publicité ou des journaux, et ça, on lit vite.

C’est dans ces textes courts que l’on comprend peut-être le mieux ce que Berger écrit parfois sur le dessin. On pourrait peut-être dire que Berger écrit ici comme il dessine. Avec une attention animale aux corps, à leurs zones d’ombre et à leurs mouvements, avec une façon de comprendre la pose et l’espace autour des personnages. Rencontres, scènes de rues, évocations d’une ville ou d’une personne absente ou morte, 29 croquis, 29 « photocopies textuelles » terriblement évocatrices, avec un étrange fond de tristesse, comme si la vitalité particulière de ce qu’écrit Berger était ici moins directement tonique, comme si l’exercice de la photocopie réveillait la mélancolie. Il faut fixer ces moments pour qu’ils survivent, comme les sujets des portraits du Fayoum dont Berger parlera avec ferveur dans un article du Monde diplomatique en 1999, comme le souvenir de cette femme russe baptisée Olga par l’auteur, qui fait la une des journaux français et qui s’est battue contre Eltsine dans les rues de Moscou. Sous sa chapka, il y a un pansement et une blessure, elle est sans âge et Berger nous transmet son image comme on passe une carte.

Les titres des journaux prétendaient que vous étiez nostalgique du communisme et une menace pour la démocratie. Selon eux, vous avez mené votre pays au bord de la guerre civile, Olga, puis, par chance, le pays a été sauvé par Eltsine, appuyé par les chefs d’États occidentaux.
La mémoire du peuple, cependant, n’est pas aussi courte que le croient les trafiquants. Et cela se voit déjà sur votre visage. C’est dur de décider si vous êtes une mère ou une grand-mère
[] C’est dur de savoir si vous êtes venue défendre la Maison Blanche (qui est le siège du Parlement à Moscou. ndlr) parce que vous avez des camarades de classe qui ont immigré à Hambourg ou à Zurich pour devenir prostituées, ou parce que vous vous souvenez avoir perdu un mari, il y a cinquante ans de cela, à la bataille de Stalingrad. []

Les trafiquants du marché libre et leur corollaire, la Mafia, affirment qu’ils ont désormais le monde en poche. Ils l’ont. Mais pour être crédibles, ils doivent changer le sens des mots qui, dans toutes les langues, expliquent, louent ou donnent de la valeur à la vie : chaque mot, selon eux, est maintenant au service du profit. Ils sont donc devenus muets. Ou, plutôt, ils ne peuvent plus dire aucune vérité. Leur langage est trop desséché. En conséquence ils ont perdu la faculté de mémoire. Une perte qui, un jour, sera fatale.

Demain, Olga, un ami viendra changer votre bandage.

De la photo, je fais cette photocopie textuelle pour que ceux qui l’ont ratée dans la presse française du mardi 5 octobre 1993 puissent vous voir. »