Totem et tabou. Après avoir plongé dans les quatre essais de Freud qui composent Totem et tabou on ne peut pas être surpris si, en levant les yeux du livre, on voit — que sais-je ? —  Nausicaa et ses servantes :

Après quoi on alla manger sur les berges du fleuve,

Tandis que le linge séchait aux rayons du soleil.

L’appétit une fois calmé, servantes et maîtresse

Jouèrent au ballon après avoir ôté leurs voiles.

La performance de Freud dans ces essais est exceptionnelle : il réussit à oublier quelques milliers d’années de travail acharné de la raison pour expliquer le monde et il reprend le fil du dialogue avec les dieux[1] que la philosophie avait cisaillé il y a quelques deux mille quatre cents ans. Cette œuvre a la naïveté, la jeunesse, la clarté, des contes mythiques de la Grèce Antique ; elle a le foisonnement et la joie des chants d’Ovide. Et pourtant ces essais ont été écrits entre l’été 1911 et l’été 1913, en pleine décadence comme dirait l’un, en plein nihilisme comme dirait l’autre. À bien y penser mille neuf cent treize n’est pas tellement loin, seulement à quelques coins de roman : n’est-elle pas l’année de la publication de Du côté de chez Swann ? Mais n’est-ce pas que de faire un tort à Freud que de penser qu’il écrivit Totem et Tabou[2] au début du XXe siècle ? un péché mortel d’ignorance ? un péché de simples d’esprit qui croient encore que l’histoire change quoi que ce soit aux racines des hommes ? Une lecture attentive révèle qu’il écrivit bien avant Ovide, sans doute même avant Hésiode : autrement on ne voit pas comment il aurait pu  fonder une mythologie si en santé, si lucide et dont les éléments s’enchaînent avec une rigueur digne des mathématiques les plus abstraites sans rien perdre de la sensualité d’un conte de fées. Ce qui ne veut pas dire, comme certains pourraient le penser, que la raison ne soit pas le maître d’œuvre, comme toujours chez Freud. Je dirais même que Totem et tabou est l’œuvre où on voit le plus clairement la puissance du travail de la raison, même si Freud oublie les chaînes de la philosophie d’école pour donner libre cours aux intuitions, aux désirs et aux sentiments enfantins qui bouillonnent dans la partie saine de sa culture. Il saute par-dessus la modernité, frôle la Renaissance, glisse à côtés du Moyen-âge sans faire de bruit ; il observe le défilé des légions et il glane dans la Grèce des Platons avant de retourner aux manifestations de la vie qui ne béent pas encore devant les normes abstraites. Ce qui ne veut pas dire que Totem et tabou soit un conte fantastique, un roman, ou un poème ou n’importe quelle création artistique d’un esprit débordant d’imagination. Non. C’est un texte « scientifique » qui, à cause des nombreuses anecdotes tirées de l’anthropologie, prend souvent l’allure d’un texte de vulgarisation.

 

Dans ces essais circule une telle assurance que même ses éléments les plus faibles, dès qu’ils sont touchés par la machine à penser freudienne, deviennent des forces. Mais il y a un concept, si on peut l’appeler ainsi, qui me semble extrêmement faible, quand il est appliqué à la horde primitive où prend naissance la civilisation. Qu’est-ce qu’un père ? Question qui, pour les peuples primitifs, ne peut pas être séparée de la suivante : quand les humains ont-ils été capables de créer un lien de causalité entre le rapport sexuel et la naissance ? Pour Freud, depuis toujours. Pour lui cette ignorance n’a pratiquement jamais existé et, quand les frères de la horde primitive tuent le « père », le père, pour ces aînés, est pratiquement le même père que celui que nous connaissons : l’homme qui a mis enceinte la mère et qui à l’autorité morale et économique[3]. Je trouve que cette position n’est pas convaincante, la découverte de ce rapport de causalité est bien trop complexe pour être évidente pour ses singes-hommes qui, aux dires de Freud, n’étaient pas encore entrés dans la culture. Comprendre que l’enfant commence à bouger dans le ventre de la mère bien de jours après LE rapport à cause de CE rapport, qui a été précédé et suivi d’un très grand nombre de rapports sans effets, demande un esprit « scientifique » très développé. Cette découverte est bien plus géniale que l’introduction de la théorie de la relativité par Einstein. Mais Freud a une tendance irréfrénable à projeter sur l’histoire de l’humanité et sur toutes les cultures les concepts qui lui permettent de comprendre le comportement des névrotiques européens. Et, on le comprend. La découverte de l’inconscient et de ses lois lui a donné des ailes qui lui permettent d’aller où il veut, sans besoin d’aucun autre support. Il peut se poser dans l’aurore de l’humanité et mettre de l’ordre dans le chaos de l’âme avec l’assurance de celui qui, cette aurore, ne l’a jamais quittée



[1] C’est bien sûr le « les » qui compte !

[2] Ce qui ne veut pas dire que la majorité de ses œuvres n’aient pas été écrites au XXe siècle et une poignée, au XXIe.

[3]Je me situe au début du XXe siècle et je ne considère pas l’involution de la figure du père et l’évolution de la femme des derniers quatre-vingts ans. Il est clair que la difficulté d’employer les concepts de la horde primitive est incommensurable avec celle d’employer ceux de Freud qui informent toute notre vie quotidienne. Il aurait sans doute fallu écrire économique et morale.