Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Coll. 10/18, 1955.

 

J’avais tenté plusieurs fois de lire ce livre _ ne se dit-il pas disciple de Saussure, Freud et Marx? _ sans réussir à poursuivre ma lecture, ennuyé par les descriptions détaillées, dont celle de couchers de soleil que j’aime pourtant regarder dans la vraie vie. Cette fois, je me suis rendu jusqu’au bout, en sautant cependant certains chapitres.

 

L’auteur raconte au début sa fuite de l’Europe en 1941 _ il est juif d’origine_, son arrivée en Martinique où il est traité « comme un judéomaçon à la solde des Américains », puis son passage à Porto-Rico où les Américains craignent qu’il soit un émissaire de Vichy, voire des Boches eux-mêmes. Son récit permet de comprendre ce qu’a vécu Hannah Arendt lorsqu’elle fuit l’Allemagne nazie pour la France, puis la France de Vichy vers les États-Unis. Dans le bateau qui l’amène en Amérique se trouvent d’autres Juifs, dont Victor Serge dont il trace un portrait saisissant, lui qui dans son Mémoires d’un révolutionnaire avait si joliment décrit tant de personnages : « Quant à Victor Serge, son passé de compagnon de Lénine m’intimidait en même temps que j’éprouvais la plus grande difficulté à l’intégrer à son personnage, qui évoquait plutôt une vieille demoiselle à principes. Ce visage glabre, ces traits fins, cette voix claire joints à des manières guindées et précautionneuses, offraient ce caractère presque asexué que je devais reconnaître plus tard chez les moines bouddhistes de la frontière birmane, fort éloigné du mâle  tempérament et de la surabondance  vitale que la tradition française associe aux activités subversives. »

 

Les sociétés qu’explore l’auteur ne sont plus ces sociétés différentes des nôtres, mais parfaites dans leur nature , que découvraient dans l’enthousiasme les grands auteurs du XVle siècle. Au contact de la civilisation européenne, elles ont été décimées par les maladies et mutilées par sa présence envahissante. De ces sociétés demeurent des restes de civilisation que l’ethnographe essaie de déchiffrer au prix de multiples difficultés et en y risquant sa santé. L’auteur s’interroge : pourquoi avoir fui si loin la civilisation occidentale_ qui le rattrape de mille manières différentes dans ses pensées vagabondes _ tandis qu’il essaie «  de faire pardonner sa présence à quelques douzaines de malheureux condamnés à une extinction prochaine »? Malgré ses pensées vagabondes, Lévi-Strauss ne manifeste aucune complaisance pour la civilisation occidentale qui a imposé le béton partout, créé des bidonvilles, détruit les forêts. Voyager, dit-il, consiste à se confronter à « notre ordure lancée au visage de l’humanité ».

 

Au fil de ses explorations ethnologiques, l’auteur juge. Ainsi, l’écriture serait un outil d’asservissement avant d’être un instrument de connaissance : « Il faut admettre que la fonction primaire de la communication écrite est de faciliter l’asservissement. L’emploi de l’écriture à des fins désintéressées, en vue d’en tirer des satisfactions intellectuelles et esthétiques, est un résultat secondaire, si même il ne se réduit pas le plus souvent à un moyen pour renforcer, justifier ou dissimuler l’autre. » Lévi-Strauss, à tort ou raison, se situe ici dans la lignée de Hobbes et Rousseau et ouvre la voie à Foucault.

 

Le pouvoir, affirme-t-il aussi, reposerait fondamentalement sur le consentement et la réciprocité : «Le consentement est le fondement psychologique du pouvoir, mais dans la vie quotidienne  il s’exprime par un jeu de prestations et de contre-prestations qui se déroule entre le chef et ses compagnons, et qui fait de la notion de réciprocité un autre attribut fondamental du pouvoir. » Des individus deviendraient chefs, non pas surtout pour les privilèges qu’ils en retirent, mais fondamentalement pour le prestige que leur apporte le pouvoir : « Il y a des chefs parce qu’il y a, dans tout groupe humain, des hommes qui, à la différence de leurs compagnons, aiment le prestige pour lui-même, se sentent attirés par les responsabilités, et pour qui la charge des affaires publiques apporte avec elle sa récompense. » Peut-on étendre ce jugement sur le pouvoir politique au pouvoir économique et au pouvoir culturel? Le pouvoir du chef dans les sociétés étudiées par l’auteur ne repose sur aucun pouvoir de coercition, ce qui n’est évidemment pas le cas pour les dirigeants politiques actuels. Ces sociétés étaient économiquement misérables, tandis que les sociétés industrialisées permettent l’accaparement de richesses par les dirigeants économiques. Le pouvoir culturel du sorcier demande la complicité des sujets, tandis que les médias n’imposeraient-ils pas cette complicité? Les sociétés de classe impliquent un certain consentement, sinon la majorité se débarrasserait de la minorité, et une certaine réciprocité, car toute société implique des leaders. Mais, dans les sociétés de classe, les dirigeants  contribuent aussi à fabriquer le consentement qu’ils consolident par la coercition et qui sert à l’exploitation. Lévi-Strauss, lecteur de Marx, partageait sûrement cette analyse de classes.