Le crépuscule de la pensée

ou

comment on peut se sentir grand sur le dos d’un éléphant

 

Depuis 1876, pour bien des aspects, de tout mon corps et de toute mon âme, je suis plus un champ de bataille qu’un homme. (Lettre à Heinrich Köselitz)

J’abhorre la philosophie, il y a tellement de temps qu’elle ne dit plus rien d’intéressant (Jacques Lacan)

Insister sur la rigueur pour elle-même et au prix de perdre des intuitions profondes est un signe de stérilité (Mario Bunge)

Imaginez un ornithologue qui capture un aigle, et après lui avoir arraché les serres et attaché le bec, lui coupe les ailes. Imaginez qu’ensuite le même ornithologue « libère » l’aigle dans un pré verdoyant où paît un paisible troupeau de moutons et imaginez qu’il vous invite, avec ses collègues, à assister à une expérience scientifique. Il vous montre comment l’aigle est gauche et ridicule dans ses petits déplacements ardus et saccadés. « Quelle différence avec une poule ? Pratiquement aucune. Regardez les moutons, ils ont l’air bien plus royal que ce royal volatile », dit-il en appuyant son dire d’un solide coup de pied à l’aigle indifférent.

Cette scène pourrait donner une idée de comment je me sentais après la lecture de Le crépuscule d’une idole[1], le dernier livre de Laurent-Michel Vacher sur Nietzsche. Tout au long du livre je me suis demandé « où veut-il en venir ? Y a-t-il un but tacite, et si oui quel est ce but ? Quel est l’intérêt d’enlever à Nietzsche tout ce qui fait que Nietzsche est Nietzsche pour pouvoir dire et ceci et cela ? » Tout au long du livre, je regrettais de ne pas être philosophe pour me lancer comme les savants ornithologues dans un débat très nuancé et plein de références bibliographiques ; j’en voulais à mon travail d’informaticien, quotidiennement aux prises avec la logique pour forcer ces moutons d’ordinateurs à faire ce que les clients demandent, qui ne me permettait pas de combattre de savant à savant contre un philosophe du style de Laurent-Michel Vacher. Je n’aurais sans doute pas osé écrire quelque chose si, à la fin de son livre, Vacher ne jouait pas (finalement!) cartes sur table : « mon entreprise avait pour point de départ et d’arrivée la conviction que ce pauvre monsieur Friedrich Nietzsche fut, sur l’essentiel, un esprit malade de ressentiment (eh oui !), d’orgueil et de violence, au total irrémédiablement mesquin et pitoyable ». Ses motivations n’ayant rien de philosophique, je me sentais autorisé à mettre sur papier mes considérations personnelles, à donner mes impressions d’honnête homme qui, depuis des années, feuillette les livres de Nietzsche quand le brouillard qui l’entoure lui semble trop épais.

Je ne ferai donc pas de philosophie, surtout pas avec un marteau.

 

Le livre

Le livre de quelques dizaines de pages — 103, si l’on considère les trois pages des extraits du réquisitoire de François de Menthon au procès de Nuremberg du 17 janvier 1946 publiées en annexe —, agréable à lire et d’une extrême clarté comme tous les livres de Vacher, est organisé en trois chapitres dont les titres donnent un bon aperçu de la progression du travail : Prendre Nietzsche au mot, Modèle fasciste et pensée nietzschéenne, Du noyau fascisant aux thèses philosophiques.

« En quel sens et dans quelle mesure pourrait-on affirmer que le noyau générateur de la pensée nietzschéenne est d’orientation fascisante ? Comment serait-il envisageable de répondre ? », ce sont les questions que Vacher présente dans le premier chapitre et auxquelles il s’engage à répondre en trois temps : « (…) d’abord une liste aussi claire et complète que possible [de] la "conception fasciste du monde" (…) En second lieu exhiber suffisamment de preuves textuelles du fait que non seulement Nietzsche partageait la majorité de ses opinions, valeurs, etc., voire toutes (…) mais aussi de ce qu’elles occupent une place suffisamment centrale et essentielle dans sa pensée (…) Après quoi (..) il faudrait établir qu’à partir de ces positions on peut logiquement dériver, justifier, tirer ou expliquer (…) la plupart des autres théories nietzschéennes ». Cette démarche claire est enrichie par des considérations sur la philosophie qui tolère en son sein « des formes assez invraisemblables de délire irrationnel, parées d’un véritable terrorisme du "génie" et de la "profondeur" » et, surtout, acquiert une portée plus universelle parce que sa démarche s’inscrit dans une « critique pédagogique de l’"histoire de la philosophie" en tant qu’entreprise débridée et irresponsable de délire interprétatif ». Il vaut aussi la peine d’ajouter, pour montrer le style jamais monotone du livre, que, depuis les années 1970, Vacher a « toujours cru voir le protofascisme de Nietzsche avec autant de certitude qu’[il voit son] bureau devant [lui] »

Au début du deuxième chapitre, sont présentées « les six caractéristiques, complémentaires, entrecroisées et inséparables[2] » qui « constituent les fondements propres et spécifiques de toute pensée ou attitude fasciste ». N’ayant pas « une grande confiance en une lecture directe, spontanée et libre des œuvres de Nietzsche [il opte] pour une expérience guidée de reconnaissance, reposant entièrement sur la mise en scène, ouvertement organisée, d’un effet de confrontation comparative planifiée :

Bonus tracks

 

Citations

 
regardez bien, à votre gauche, voici le portrait-robot de la pensée fasciste ; à votre droite, voilà ce que dit Nietzsche lui-même sur des thèmes analogues. » Suivent 78 citations de Nietzsche de longueur

variable mais qui occupent certainement plus de la moitié du chapitre et qui s’inscrivent assez aisément dans la grille d’analyse de Vacher.

Dans le troisième chapitre, plus court et surtout contenant beaucoup moins de citations que le deuxième, Vacher prend certains grands thèmes de la pensée nietzschéenne (la généalogie de la morale et le renversement de toutes les valeurs ; la mort de Dieu et la critique de la religion ; la critique de l’idéalisme, le perspectivisme et les bases physiologiques de l’esprit ; le destin, l’innocence et l’Éternel Retour) et démontre leur ancrage dans les six catégories qu’il a considérées comme la base d’une pensée fascisante.

C’est à la fin de ce chapitre que Vacher nous donne « le point de départ et le point d’arrivée » de son entreprise que j’ai cité en préambule.

Pour finir, quelques mots sur la couverture qui reflète avec honnêteté le contenu du livre : sous le sous-titre, Nietzsche et la pensée fasciste, la célèbre photo de cet homme « mesquin et méprisable », en uniforme de l’armée prussienne.

 

Les ailes de Nietzsche

Rien à dire sur la rigueur de l’approche de Vacher, si l’on est d’accord avec lui sur la caractérisation de la pensée fasciste (et je n’ai aucun problème à être d’accord, je trouve même que ses six catégories sont très utiles pour comprendre la pensée et la politique fasciste bien au-delà de son application à la pensée de Nietzsche) et si l’on croit que les citations sont effectivement de Nietzsche (ce sur quoi je n’ai aucune doute). Le problème avec cette approche, c’est que le Nietzsche qu’il analyse, comme l’aigle du préambule n’a plus d’ailes (à mon avis il n’a même plus de serres même si, en lisant les citations choisies, on pourrait croire qu’il ne lui reste que ça). Et pas des ailes pour fuir loin du royaume de la logique dans un monde au « caractère irrationnel et délirant », mais pour regarder d’en haut la vie qui grouille dans la plaine où l’humanité se déchire à coups de raison aussi.

Les ailes de Nietzsche sont les contradictions inscrites dans son œuvre : contradictions claires et apparentes qui, loin d’être le symptôme d’un manque de réflexion, d’une pauvreté logique ou d’un délire irrationnel, sont plutôt le signe d’une tentative (très souvent réussie) de redonner à la réalité une complexité que trop souvent la pensée, philosophique et scientifique, lui ôte. Certes, quand on fait des mathématiques ou de l’informatique, il faut essayer de bannir les contradictions, mais la philosophie est plus qu’amour de la logique, elle est amour de la connaissance, de la connaissance de ce qui est hors d’elle : de la connaissance du monde, avec ses contradictions, ses luttes, ses inégalités et ses égalités, son amitié et ses lois aussi.

Couper les ailes de Nietzsche veut dire arrêter le mouvement de la pensée qui suit à la trace le réel que les paroles harnachent. Il est vrai qu’une « pensée en mouvement » rend la vie facile aux imposteurs et aux charlatans qui émettent bien des paroles pour ne rien

Bonus tracks

 

Moi aussi

 
dire ; qu’elle peut nous donner des œuvres où la faiblesse du travail et la pauvreté de la réflexion vont de pair avec la prétention et la position dans la hiérarchie universitaire. Mais le fait que des professionnels de la philosophie à court de raison croient raisonner en profondeur quand ils ne font qu’enchaîner des mots dans le collier du bêtisier ne justifie pas

les attaques de Vacher contre un philosophe chez qui la lucidité et la raison ne font jamais défaut, même dans les moments que l’on pourrait qualifier de « délirants ».

Une tâche exigeante et parfois désespérée, surtout pour les professeurs de philosophie aux prises avec des institutions qui n’ont rien à foutre de la philosophie, que celle de marcher sur le fil des cimes sans débouler, côté ubac, dans les terrains pierreux du rigorisme abstrait ou, côté adret, dans les ronciers de la langue débridée. Je crois que Nietzsche est l’un des philosophes qui s’en est le mieux acquitté.

Les contradictions, chez Nietzsche, épousent parfois si parfaitement les aspérités du réel qu’on peut avoir l’impression qu’il nous manipule et pourtant il suffit de considérer à quel point il est attentif à tous les mouvements de son âme et de l’âme du monde pour considérer qu’une telle capacité d’écoute est incompatible avec toute mystification. Vacher trouverait certainement que l’expression « l’âme du monde » est vague et obscure, qu’il est impossible de la définir exactement. Et Vacher a raison. Mais l’âme du monde est une expression qui dans ce contexte indique une approche au monde et… à son âme.

 

Je ne comprends rien

Quand on ne comprend rien d’un texte il n’est pas très sain de dire « je suis stupide » comme peut le faire L., avec plus ou moins de coquetterie. Mais il est encore plus malsain et surtout malhonnête de raisonner comme Vacher :

1) je suis intelligent.

2) je ne comprends rien à ce qu’un auteur dit.

donc : l’auteur est confus et ne sait pas ce qu’il dit.

Loin de moi l’idée que Vacher soit stupide quand il trouve des auteurs comme Sartre ou Heidegger ou Nietzsche obscurs : son erreur — et l’erreur n’est sans doute pas très intelligente — c’est de penser qu’il y a une forme unique d’intelligence et qu’elle permet de découvrir tous les liens que masquent les mots. Bien des choses que Vacher trouve obscures, le premier quidam venu peut les trouver claires comme de l’eau de roche, et vice versa. Il devrait considérer qu’il y a des personnes qui ont une intelligence d’un autre type que la sienne : plus féminine, plus dans l’écoute, plus ouverte, moins… moins fascisante. Vacher n’est certainement pas le seul philosophe à faire ce genre de déduction pour nous écraser avec la force de sa logique. Un autre bon exemple est Mario Bunge, le maître à penser de Vacher et, à mon ignorant avis, l’un des plus grands philosophes du xxe siècle. Bien des gens, lorsque Bunge construit son ontologie en partant d’un monoïde commutatif idempotent[3], s’irritent et renoncent à suivre ce maître de la pensée exacte le long de son droit chemin et se replient, les pauvres, sur des philosophes sans pensée mais au parcours tortueux. Ils commettent une erreur très grave, irréparable, mais Bunge y est pour quelque chose : sa position intransigeante, sa définition réductrice de la philosophie, ses mathématiques sans ruse et trop en premier plan, facilitent la fuite des esprits que la petite école aliéna des sciences. Lui qui, comme tous les intégristes de la raison, ferme les portes de l’intellect aux intuitions (en effet il ne ferme pas les siennes, mais invite les autres à fermer les leurs) et projette une lumière artificielle sur le monde. Une lumière de bloc opératoire : certes, depuis Socrate, la philosophie est malade et des milliers de médecins ont essayé, sans beaucoup de succès, de la remettre sur ses pattes et de la renvoyer dans le monde. Bunge fait partie de l’armée des médecins et son approche est sans doute l’une des bonnes approches de la médecine traditionnelle occidentale mais, si on laissait un peu d’espace à d’autres médecines, la philosophie aurait sans doute plus de chances de se rétablir.

 

Et si on entrait dans son jeu ?

Une fois qu’on a dit que l’analyse de Vacher est complètement à côté parce qu’il a appauvri la pensée de Nietzsche pour nous montrer sa pauvreté avec force mauvaise foi et ressentiment (eh oui !), on pourrait considérer que le travail critique est terminé. Oui, c’est vrai. On pourrait. Mais pourquoi ne pas ajouter quelques considérations extemporanées pour que le lecteur sente que la pensée de Nietzsche, même sans ailes, a plus de ressources que ne le pense Vacher ? Allons-y.

Première considération ou des idiots. « On peut d’ailleurs relever une incrédulité, trop répandue parmi les intellectuels libéraux ou progressistes, devant l’idée même d’un esthète fasciste, comme si c’était là une absurde contradiction dans les termes ». Ceci s’appelle dans le langage de tous les jours « défoncer des portes ouvertes ». Ce ne sont pas les intellectuels libéraux ou progressistes qui le pensent mais les intellectuels libéraux ou progressistes idiots. Vacher doit sans doute savoir que les intellectuels idiots sont idiots indépendamment de leur appartenance philosophique ou politique. Il doit savoir qu’il y a aussi des idiots qui croient que Nietzsche est obscur. Ceci confirme une idée que Vacher et Nietzsche partagent et qui leur fait considérer la philosophie comme un champ rempli d’idiots. Ce qui, probablement, différencie Vacher de Nietzsche à ce propos, c’est que, pour ce dernier, être idiot n’est pas considéré comme une faute : cela peut même être un signe de grandeur si l’idiot accepte d’être un idiot et surtout si l’on prend en compte que ceux que la société considère comme n’étant pas idiots sont souvent des idiots au carré, entourés d’ânes qui les flattent.

Deuxième considération ou du penser bien. Vacher cite une phrase de Par delà bien et mal (« l’aristocrate n’a pas à chercher l’approbation ») et il commente : « Quelle phrase terrible quand on y pense bien ». Terrible dans quel sens ? Dans le sens qu’elle inspire de la terreur ou qu’elle est extraordinaire ? Mais les deux sens, de prime abord très lointains, quand on y pense bien, se recoupent terriblement (sic !) : n’est-ce pas vrai que ce qui est extraordinaire peut inspirer de la terreur ? Si on y pense bien (et qu’on a compris quelque chose de Nietzsche) il est évident que l’aristocrate est celui qui n’a pas à chercher l’approbation. Personnellement j’aime beaucoup cette affirmation et, je ne sais pas pourquoi, mais j’ai l’impression que Vacher aussi devrait l’aimer s’il y pense bien.

Troisième considération ou des auteurs amphigouriques : « (…) le culte collectif et institutionnel d’auteurs au style obscur, amphigourique ». Le culte de Nietzsche, par exemple. Et pourtant j’ai beau lire et relire les citations choisies par Vacher, je les trouve plus claires les unes que les autres. Et Vacher ne semble pas lui non plus questionner cette clarté. Est-ce que Nietzsche est clair seulement quand il est fascisant ? Ce serait étonnant. Et alors ? Est-ce que pour Vacher les philosophes qui ne pensent pas comme lui sont obscurs par définition ? Et si Nietzsche, comme tous ceux qui sont maîtres dans l’usage d’un langue, avait des moments d’une clarté époustouflante et d’autres moins clairs. Je suis presque sûr que Vacher considère Kant comme moins amphigourique que Nietzsche. Il y a des philosophes qui pensent le contraire. Comme Sarah Kaufman quand elle écrit à propos de la réponse de Kant à la question : Comment des jugements synthétiques a priori sont-il possibles ?  « La niaiserie de [la] réponse se trouve (…) dissimulée derrière une prolixité de paroles, tout un appareil démonstratif, solennel, bavard, amphigourique, nécessaire pour donner une apparence de profondeur et de sérieux à toute cette farce ». En philosophie est amphigourique celui que l’on n’aime pas. Sans doute comme dans la vie de tous les jours.

Quatrième considération ou des tartes : « C’est une tarte à la crème des défenseurs de Nietzsche de prétendre qu’il ne faudra jamais "le prendre au pied de la lettre" ». Vacher sait que le sens strict, en dehors des langues formelles, est toujours un sens étroit qui laisse échapper plein de significations. Certes il y a des limites et les limites sont fixées par le contexte qui, chez Nietzsche, se limite rarement à un paragraphe ou à une page ou même à un chapitre. Encore une fois Vacher défonce des portes ouvertes. Pourquoi ? Sans doute pour montrer que non seulement Nietzsche mais aussi tous ceux que se réclament de lui sont « mesquins et pitoyables ».

Coupe-t-on les ailes aux aigles afin qu’ils volent pas comme nous ?

Cinquième considération ou des races : Voici une partie de la dernière citation qui devrait être une preuve de la conception racialiste de l’humanité de Nietzsche :

J’apporte la guerre. Pas entre les peuples […] Pas entre les classes […] une guerre coupant droit au milieu de tous les absurdes hasards que sont peuple, classe, race, métier, éducation, culture : une guerre […] entre vouloir vivre et désir de se venger, entre sincérité et sournoise dissimulation. […] La grande politique […] veut créer un pouvoir assez fort pour élever l’humanité comme un tout supérieur […].

Lisez et prenez ce paragraphe au pied de la lettre comme vous le demande Vacher. Où est la conception racialiste ? Je ne la vois pas. Je vois tout le contraire. Mais ici il s’agit d’interprétation, comme dirait Nietzsche. Et sans doute que celle de Vacher est la bonne, de son point de vue. Selon sa perspective. Eh oui ! Selon sa perspective.

 

Bonus tracks

 

Citations. Le rapport aux citations est un rapport difficile surtout quand on les emploie pour démolir. Mais surtout, dans le cas de Nietzsche, à cause de son écriture souvent aphoristique et du mouvement continuel de la pensée qui ne se contente jamais de concepts qui « se tiennent » par excès de simplification. C’est à cause de cela que souvent on trouve sur le marché des recueils de citations organisées par thèmes (les femmes, l’amitié, le fascisme, la vérité, etc.) qui donnent souvent une meilleure idée de la pensée de Nietzsche que des livres savants qui interprètent ce maître de l’introspection. Je me demande si un livre sur la pensée fasciste de Nietzsche qui, en plus des citations choisies par Vacher, contiendrait des citations qui vont dans d’autres sens ne serait pas bien plus « utile » que le livre de Vacher pour éveiller la pensée des nombreux étudiants fascinés par Nietzsche ou des quelques-uns qui voient en Nietzsche le grand inspirateur du nazisme.

 

Moi aussi. Que de fois, en lisant des textes d’épigones de Derrida, de Heidegger ou de Foucault me suis-je trouvé, dans la même position que Vacher ! Combien de fois ai-je considéré comme du simple délire verbal certaines publications, chères, oh combien chères ! des éditions Galilée ! Et pourtant loin de moi la tentation d’accuser Derrida ou Nietzsche des excès de leurs épigones. Je dirais même que plus il y a d’épigones qui déblatèrent autour des concepts que leurs maîtres introduisirent et plus il est probable que ces concepts contiennent quelque chose de socialement et psychologiquement (et donc philosophiquement aussi) intéressant. Tous cela ne veut bien sûr pas dire que la logorrhée verbale de certains philosophes doive être considérée comme autre chose qu’une séance de psychanalyse sur le lit payant des lecteurs.

Post Sciptum

Indépendamment de la valeur de l’analyse de Vacher, sur laquelle je pourrais me tromper complètement, même si je crois voir la faiblesse de sa réflexion de « avec autant de certitude que je vois mon bureau devant moi »[4], il y a quelque chose qui m’agace outre mesure dans ce petit livre : c’est que la clarté de la présentation peut avoir un effet très grave (grave… disons grave dans ce contexte) sur des lecteurs paresseux bien contents de recevoir le nulla obstat d’un philosophe pour lire machinalement un auteur, comme Nietzsche, qui ne tolère pas de baisse d’attention et surtout pas des neurones bloqués.



[1] Laurent-Michel Vacher, Le crépuscule d’une idole, Liber, 2004.

[2] « 1) naturalisme, vitalisme et immanentisme ; 2) conception raciale de l’humanité ; 3) conception élitiste, hiérarchique et inégalitaire de la société et de l’humanité ; 4) primat de la puissance, de la force, de la lutte guerrière, de l’instinct (…) ; valorisation de la pratique, des passions, de l’action et de la création ; 6) principales valeurs y afférant. »

[3] Mario Bunge, Treatise on Basic Philosophy, Volume 4, Ontology I, 1976.

[4] C’est ce que dit Vacher à propos du protofascisme de Nietzsche.