Belleville. Vingtième arrondissement de Paris. Momo est un jeune adolescent qui a entre 10 et 14 ans. Il ne le sait pas exactement. Il ne connaît pas non plus son père. Seule certitude : sa mère est une prostituée puisqu’il habite chez Madame Rosa, vieille prostituée juive qui prend soin, en échange d’une rémunération, de fils de prostituées. Madame Rosa est une réscapée d’Auschwitz. Elle est gravement malade. Sa grande hantise est de finir dans un hôpital où elle n’aura pas « le droit de disposer d’elle-même ». Momo veille sur elle, et nous raconte dans un langage décalé et spécial, son quotidien de jeune arabe « non daté » qui ne veut pas être « proxynète », et son combat pour qu’elle « ne vive pas de force ».

Hymne à la paix entre les peuples arabe et juif ? Débat précoce sur l’euthanasie ? Dénonciation de la vie d’immigrants et de démunis en France ? Tout cela à la fois ? Peut-être. Peut-être pas.

Maintenant qu’on sait qu’Emile Ajar n’est autre que Romain Gary, il nous est moins complexe d’analyser ce beau roman — qui fut acceuilli à sa sortie comme porteur d’un « renouveau de langage » — ou du moins y flairer son empreinte : Madame Rosa n’est-elle pas aussi juive et vieille que cette chère mère dont Gary a si bien brossé le portrait dans La promesse de l’aube ? Momo, lui, est, aussi« étranger » que Gary lui-même quand il débarqua en France, et, comme Gary, il ne connaît pas son père.

Un artiste est facilement reconnaissable à ses sujets de prédilections. Gary n’échappe pas à la règle : la vieillesse est chez lui un thème récurrent, que ce soit dans Les cerfs-volants, ou Au delà de ce ticket votre ticket n’est plus valable, ou encore L’angoisse du roi Salomon, pour ne citer que ceux-là. La vie devant soi confirme la tendance : plus l’histoire avance, plus Madame Rosa vieillit, et plus Momo est confronté à la douloureuse vérité... la mort approche à grands pas. Monsieur Hamil, ce « marchand de tapis ambulant en France qui a tout vu » aux belles paroles, a, lui, de plus en plus de trous de mémoire, et ne sait plus s’il parle à Momo ou à Victor (surtout qu’il a perdu l’usage de ses yeux !). Gary s’indigne (à travers le regard de Momo et en ses mots) de cette fatalité de la vie, qui ne montre aucun scrupule envers l’être humain, et se moque bien de sa « dignité ». Madame Rosa veut avoir le droit de mourir en paix, mourir « à temps ». Surprenant de la part de Gary qui s’est donné la mort à 66 ans ? Pas vraiment.

La promesse de l’aube devait être le roman le plus autobiographique de Romain Gary. Il l’est. Mais, à mon avis, La vie devant soi comporte des passages et des idées très inspirés de sa propre vie, et ce n’est qu’à l’aide de ses prouesses du langage, de son génie inventif — et  de son pseudonyme ! —, qu’il a pu leurrer le monde de la littérature, et se voir décerner ainsi un second prix Goncourt ( ce qui est normalement impossible), sous la plume  d’ Emile Ajar, le supposé neveu qu’on prefèra, alors, à l’oncle donné à l’époque pour « fini ». Émile Ajar meilleur que Romain Gary ? Amusant. Très amusant. On comprend mieux cette phrase que Gary nous laissa dans son livre-testament Vie et mort d’Emile Ajar : « Je me suis bien amusé, au revoir et merci. »