Lulas chez Tasca.

On a rendez-vous à 20 heures trente chez Tasca. Elles arrivent directement de la librairie où Cees Nooteboom a présenté son dernier livre. Charmant… un monsieur qui a de la classe… très intéressant, par contre certaines questions étaient tellement prétentieuses… un mec qui a beaucoup voyagé… il ne se prend pas au sérieux… soixante cinq ans ? un échange dans Le monde des livres avec Sollers… Je suis sûre que tu vas l’aimer… Je lui dis que j’ai déjà essayé et je n’ai pas pu le terminer, je ne me rappelle plus le titre… ça doit être L’histoire suivante… Le dernier est bien meilleur…Après on a parlé de drogue, d’aide, de liberté, de justice et de paresse. J’ai trop parlé et, quand je parle trop, j’ai des difficultés à m’endormir. C’est comme si l’armée des banalités qui avait livré bataille avec quelques décibels de trop revenait dans ma tête, lugubre et aveugle, pour y massacrer les restes des certitudes.

Je commence donc à relire L’histoire suivante[1]. Après les deux premières pages non seulement je sais ce que je n’aime pas, mais je sais ce que j’aurais aimé, il y a une dizaine d’années. J’aurais aimé cette façon ironique et souple de décrire le monde, cette manière de libérer la vie de sa lourdeur congénitale avec des coups de pinceaux qui ne laissent pratiquement pas de signes sur le tableau de l’écriture. Maintenant j’y vois la satisfaction, pas assez celée, de ceux qui ont compris que le monde ne peut pas être compris ; j’y trouve le contentement de ceux qui montrent (sans montrer) qu’il y a toujours une complexité autre dont il ne vaut pas la peine de parler ; je cogne contre des formules rhétoriques trop imbues d’un détachement qui aimerait passer pour « classe ».

J’aurais aimé ce début de phrase : « Chez moi, toute pensée en appelle immédiatement une autre qui la recouvre […] » Maintenant, je trouve ce « chez moi » ostensible, presque maniéré.

Quand il parle des « bizarreries des actes d’amour entre les hominiens », et il compare ses attouchements aux « tâtonnements et aux tripotages d’un aveugle », moi, myope de longue date, j’aurais été fasciné. Aujourd’hui je trouve cela artificiel et stéréotypé : le myope ne tripote pas, quand « les deux esclaves de verre rond ne se trouvent pas dans les parages », comme il écrit. Dans le toucher du myope les mains sont libres de l’esclavage des yeux et parcourent le corps, alertes et sensibles, comme seule la peau peut l’être.

La première fois j’avais arrêté la lecture à la page 34. Ça devait être parce qu’il ironisait sur les classiques d’aujourd’hui et il mettait Madonna dans le même sac que Prince et Gullit. Il y a dix ans j’aurais aimé. Aujourd’hui je suis moins peureux et je ne crains pas le virus Madonna ni tout autre virus, sinon celui de l’ironie facile.

Cette fois j’ai arrêté à la page 59, quand il parle de Pessoa : « J’envoie les veaux ruminer leur ration de saudade prédigérée dans le beuglant à fado. […] Pessoa je le garde pour moi. […] Ce n’est pas moi qui leur parlerai de métempsycoses du poète alcoolique, de son moi liquide et multiforme     […]. » Il y a dix ans j’aurais continué, cet élitisme m’aurait emballé. J’aurais été sensible à ce « moi liquide », moi qui ne connaissais ni liquide ni moi. Aujourd’hui cela m’irrite. La mode Pessoa m’irrite car j’aime trop la mode pour la voir se mettre à plat ventre devant n’importe quel pitre.

 

Il y a dix ans… aujourd’hui. Je ne suis pas un meilleur lecteur aujourd’hui qu’hier. Il serait de trop mauvais goût, pour moi qui n’aime pas le mauvais goût des pessoaiens, de penser qu’en vieillissant on s’améliore.

 



[1] Cees Nooteboom, L’histoire suivante, Gallimard 1991.