14 Août 2000 Monsieur Pierre Bourdieu doit être assez connu s’il peut se permettre de remplir d’inepties quatre pages dans Manière de voir 52 du Monde Diplomatique. C’est un des avantages d’être célèbre et vieux que d’écrire sur un « grand journal » un article qui, en première année d’université, serait noté avec un fort généreux 20/100, accompagné d’un commentaire du genre : « Étant donné votre manque de maîtrise du sujet, il aurait fallu au moins un peu d’enthousiasme ! ».

 

PENSER

LE XXIe SIÈCLE

 

Sortir du néolibéralisme

Par Pierre Bourdieu.

 

Je ne crois pas me tromper en disant que monsieur Bourdieu est un sociologue — s’il ne l’est pas, il fait certainement partie du bras armé de la sociologie. Comme tous les penseurs embourbés dans l’éthique, il a besoin du méchant marché, ce démon qui crée un monde « darwinien de la lutte de tous contre tous (…) l’insécurité à tous les niveaux de la hiérarchie, et même aux niveaux les plus élevés, parmi les cadres notamment… ». Mais, lui il ne psychologise pas, il ne fait pas l’erreur du discours dominant qui met « entre parenthèses les conditions économiques et sociales des dispositions rationnelles et des structures économiques et sociales qui sont la condition de leur [de la rationalité individuelle] exercice ». Lui, il sociologise et il est surtout très intéressé par les problèmes des cadres. Pauvres cadres ! Est-il possible que parmi les lecteurs du Monde Diplomatique les cadres (ou les gens qui aspirent à l’être) soient très nombreux et que Ramonet & Co, conscients de l’importance du marché (cette fois bon) travaillent à leur service ? C’est possible. Tout est possible en ce bas monde dominé par les financiers, n’est-ce pas Pierre ? C’est bien possible surtout quand, pour montrer la méchanceté du néolibéralisme, on ne trouve rien de mieux que de le comparer au marxisme, cette autre idée utopique fondée sur l’économie. « Gare aux utopies ! », crient depuis des décennies les mendiants du politique et les bouffons des médias. « Gare aux utopies fondées sur la foi ou sur la science ou sur la raison », il faut que les savants prêchent la venue de l’éthique. L’éthique ? Ouch ! Ça fait mal. Ça sent le brûlé. Et quand ça sent le brûlé, si ça ne fait pas penser à Auschwitz ça nous renvoie au fascisme ou aux intégrismes. Hari éthique.

 

Une question pour dépolémiquer le texte. De qui monsieur Bourdieu est-il en train de parler dans cette phrase : « Sans partager nécessairement les intérêts économiques et sociaux (…) les xxx ont assez d’intérêts spécifiques dans le champ de la science xxxique pour apporter une contribution décisive (…) » ? Non. Non. Vous vous êtes trompés. Il ne parle pas des sociologues. Il parle des économistes, ceux qui rendent plus forte l’utopie néolibérale. J’ai l’impression que ce n’est pas tellement au néolibéralisme que monsieur Bourdieu en veut mais aux utopies. Il faut garder le cerveau par terre, semble-t-il nous dire, et garder le museau dans l’auge national-étato-communautaire. Surtout si vous vous êtes trompés en répondant « sociologue », je ne vois pas comment ne pas donner la même réponse à propos de cette phrase : « Séparés par toute leur existence et, surtout, par toute leur formation intellectuelle, le plus souvent purement abstraite, livresque et théoriciste, du monde économique et social tel qu’il est, ils sont particulièrement enclins à confondre les choses de la logique avec la logique des choses ». Encore une fois il définit les sociologues et il nous dit que c’est des économistes dont il parle (ce sont probablement des frères jumeaux). Il faut dire qu’un indice aurait dû vous aider : il a écrit « théoriciste » et non « théoraciste » ! Vous n’en avez pas marre des sociologues qui font toujours appel aux paradoxes pour nous dire que les vieilles institutions (dans notre cas l’État) sont celles qui nous sauvent ? Vous n’avez pas envie d’un peu plus de courage intellectuel, d’originalité, de sens de la justice, etc. ? Vous n’en avez pas marre qu’ils défendent leur petit jardin de plantes rachitiques : « la poursuite rationnelle de fins collectivement élaborées et approuvées » ? Collectivement = Par-des-groupes-dirigés-par-des-sociologues-comme-moi-qui-savent-penser-le-Monde.

 

Sortir du néolibéralisme ? Bien sûr. Mais pas par la porte de derrière comme des serfs. Par la porte principale, celle qui est réservée aux maîtres.

 

15 Août 2000 Le 15 août 1769 naquit Napoléon, le grand mondialisateur mis à genoux par les résistances archaïques si chères à monsieur Bourdieu.

 

Journée d’état d’ânes. « On n’impose pas à un groupe d’adultes ce que ta mère t’a imposé à trois ans. » Dit comme ça, elle a raison. Mais, s’agit-il de raison ou de tort ? Il s’agit, peut-être, de manière d’être. De cette facile « manière d’être » qui nous protège derrière le bouclier de la fatalité. Peut-être qu’il ne s’agit pas de manière d’être non plus.

 

Elle disait ça à propos de ma manie de la ponctualité et du fait que je trouve incivil qu’on fasse attendre quelqu’un. Il ne s’agit certainement pas d’incivilité. Ni de rois. Il s’agit de ce que ma mère m’a imposé à trois ans. De la civilité qu’elle a voulu m’apprendre ?

 

Dans la même foulée et la même journée. « Pour ne pas demander aux autres on souffre, mais les reproches de la souffrance sont plus graves que les demandes les plus égoïstes. » Ça doit être vrai. Ici aussi, il ne s’agit pas de manières d’être, il s’agit de la compagnie des voués à la solitude. Probablement la solitude est ce que « ta mère t’a imposé à trois ans ». On ne peut rien contre les mères, ni contre la solitude ni contre nous-mêmes, la très sainte trinité.

 

Une autre foulée. « On a tous été conditionnés, mais on peut avoir un regard critique sur son comportement. » Surtout un regard cryptique.

 

16 Août 2000 Au moins une vingtaine de fois par année des éclairs, venant de je ne sais où, me montrent les liens profonds et normalement invisibles dans la grisaille quotidienne entre les humains et les animaux. Les écologistes, par exemple, je les ai toujours vus comme des vers de terre. À cause de leur amour de la terre et de leur consistance, je crois. Rien de bien original. Vraiment rien d'original ou de personnel :  je serais même porté à penser que ces éclairs sont envoyés par un Jupiter quelconque pour nous montrer une vérité transcendante (comme disent les philosophes) et vraie pour tous. Dernièrement, quand le maire de Montréal est intervenu contre les terrains vagues et les stationnements qui font ressembler la ville à une « ville bombardée » en disant qu'il faut bâtir de nouveaux édifices, je me suis demandé pourquoi il n'y avait pas d'interventions massives des vers de terre. Je me serais attendu à ce qu'ils prennent la parole (en tant que vers de terre symboliques) pour proposer que les terrains vagues et les stationnements soient transformés en jardins et qu'ils commencent à digérer la terre de ces lieux sinistrés pour la préparer pour les plantations de printemps. Rien. Ils n'ont rien fait. Il faut dire que les vers de terre font tellement de travail de terrain qu'ils (les chanceux !) n'ont pas le temps de suivre les débats montréalais.

 

Je suis conscient qu'on ne peut pas leur demander de voler très haut, mais il y a des limites à la bassesse. Dans le « cas » des coupes à blanc aussi les vers de terre m'ont déçu. Je les ai trouvés un peu trop liés à des intérêts terrestres. Ils ont fait tout un baratin contre les compagnies qui coupent nos beaux et verts bois pour en faire du blanc papier et ils n'ont rien dit contre les coupes à blanc des aisselles des femmes qui défigurent le paysage humain depuis au moins un demi siècle.

 

En attendant l'éclair qui montrera les humains-aigles qui sauront penser (comme disent les philosophes) les poils des aisselles, j'aurais un bon sujet de doctorat en psychologie alternative : Étude des impacts sur les personnes atteintes de la maladie d'Arbeit de la coupe à blanc des aisselles dans l'écosystème nord-américain du début du XXIe siècle. (12 % des hommes habitant les villes de plus de 100 000 habitants sont atteints par des formes plus ou moins graves d'Arbeit, et ils perçoivent le corps des femmes comme un simple support pour quatre zones pilifères).

 

Dans L’ode au divin vacher de Jayaveda, Krishna « vacille », excité par la transpiration dont les membres de la vachère sont trempés. Note explicative dans la traduction de Dominique Wohlschlag : « La transpiration ou la sueur amoureuse dont il est question ici (…) n’a pas pour les Hindous la même connotation désagréable que pour le lecteur occidental. » Non seulement pour les Hindous. Pour les lecteurs que les aisselles polies horripilent, aussi.

 

17 Août 2000 Les prévisions d’Adorno de 1945 ce sont avérées, le Tough guy  (« Finalement, se sont les tough guys qui sont les véritables efféminés ») est devenu le Boy toy homo de l’an 2000 (« des milliers d’hommes avec la fougue d’un corps body-building, gonflant leurs muscles[1] »). Que sont les « femmelettes » comme Adorno devenues ? Des mélanges plus ou moins mâle réussis. Une chose est certaine : sous l’impulsion de la technique, la féminisation du monde est irréversible.

 

La traduction italienne du fragment Derrière le miroir de Minima moralia contient 5 200 caractères et la traduction française 7 100. Une si grande différence n’est pas imputable à la plus grande concision de l’italien. Les deux langues sont trop proches. À la base il doit y avoir des choix très différents des traducteurs. Choix qui parfois donnent un sens assez éloigné :

 

français : …la méfiance et la persévérance obstinée…

italien : …una precisione diffidente (une précision méfiante…)

 

ou

 

français : …chaque fois que la langue doit être mise en évidence…

italien : …che l’oggetto emerga (chaque fois que l’objet émerge…)

 

Encore à propos de traduction. L’ode au divin vacher de Jayadeva donne parfois l’impression d’une chanson de Francis Cabrel. « Nous avons (…) abouti à un certain ton romantique (…) mais Jayadeva n’a rien du sentimentalisme de nos romantiques », écrit le traducteur. Bon à savoir. Une proposition au traducteur qui vit pas loin de Lausanne, la ville d’élection de Godard : avant qu’il ne devienne complètement gaga, il faudrait lui proposer d’en faire un film parlé en sanscrit et sous-titré. Le meilleur de l’Occident qu’interprète l’Orient pour un monde qui va perdre ses derniers froufrous orientaux.

 

18 Août 2000 « La force, c’est ce qui fait de quiconque lui est soumis une chose » (S. Weil, L’Iliade ou le poème de la force). Dieu doit être infiniment bon s’il permet à ses brebis de proférer de telles âneries. À moins qu’il soit infiniment rusé et qu’il emploie les énormités pour faire tomber les niais dans un piège à cons. Comme la majorité des journalistes, par exemple. Je sais qu’il est trop facile de prendre une phrase d’une brave dame et de la citer hors contexte. Je sais aussi qu’il est un peu lâche d’écrire des textes indignés sur des articles du Devoir ou que dire de la page Idées qu’elle n’est qu’une vitrine où l’on montre son beau vide cérébral ça ne sert à rien. Qu’ironiser autour les pauvres articles de Baillargeon, Truffaut ou Galipeau ça ne mène nulle part, c’est clair. Je sais tout cela, et pourtant il y a des moments où je ne résiste pas, comme en lisant l’article « Les produits sans OGM frappés de censure » de Silvia Galipeau paru dans Le Devoir du 18 août. Qu’est-ce qu’il a de spécial, cet article ? Certainement pas le bon ton critique qui masque des idées reçues entrelardées avec des non-idées — ça c’est la règle pour Le Devoir. Probablement parce que notre Galipette provinciale défend les faibles contre les gros méchants (ce qui est louable) de manière piteuse (ce qui donne envie d’être du côté des méchants surtout quand on sait que les petits rusés — les David, pour nous entendre — finissent toujours par gagner contre le gros et épais Goliath) et que je venais de lire la phrase de S. Weil. Elle nous dit que le « représentant des produits naturels et organiques est outré ». C’est bien, c’est le type d’information dont nous avons besoin, nous, les « assoiffés d’information », comme elle dit. Monsieur Michael Theodor est outré ! Pourquoi ? Simple, parce que les supermarchés masquent les étiquettes des petits producteurs naturels qui informent les consommateurs que leurs produits sont sans OMG. Notre David d’OMG lutte pour notre santé (qui équivaut à notre bonheur) parce qu’il a reçu un mandat de Dieu, je suppose.

    Quel Dieu ?

     Du Dieu Intérêt.

     Mais n’est-ce pas le même Dieu qui guide les grands producteurs ?

     Oui, c’est bien le même.

     Et ce Dieu-là fait lutter entre eux ses fidèles ?

     Oui, il les fait s’entredéchirer.

     S’entredéchirer ?

    C’est une manière de dire, ils ne s’entredéchirent pas « réellement », ils luttent pour leur portion de marché et ils sont outrés quand les concurrents s’opposent.

     Sur le marché, il n’y a donc pas des bons et des méchants mais seulement des gros et des petits ?

     Oui. Et les petits pour grossir feraient n’importe quoi, même s’outrer.

Même  soustraire, surtout soustraire.

 

19 Août 2000 À propos du bon vieux temps des aliments naturels quand les gros producteurs n’existaient pas encore, une anecdote qu’un vieux paysan me racontait trop souvent. Dans les années vingt quand les citadins arrivaient sur les alpages, on préparait des seaux de lait coupé avec un tiers d’eau. Ils en buvaient, et ils étaient contents ! Ils disaient qu’il était tellement bon, si naturel et riche, le lait des Alpes. Tout autre chose qu’en ville ! Ils n’avaient pas compris que ce n’était pas le lait qui était important, mais comment ils se sentaient. Ils dominaient du haut d’une montagne des vallées et ça les euphorisait comme une bonne bouteille de rouge. Et, comme après une bouteille de rouge, tout était bon. Il n’avait pas eu besoin des livres pour savoir que le physique et la psyché se chérissent, se taquinent et se disputent à longueur de journée. Il n’avait pas besoin des mots pour connaître ; il palpait la satisfaction déversée par ces gens qui se relevaient — loin de l’usine, du bureau, des lieux de leur ennui quotidien. Il était un esprit pratique et un poète.

 

Il y a un élitisme que j’aime et un autre que je n’aime pas. Je n’aime pas celui des poètes qui après avoir dit que la poésie (écrite) est une activité mystérieuse une « voie pérenne pour dire l’indicible » humilient les mots, croyant humilier les simples qui écoutent la télé et jouent en Bourse. Messieurs les poètes, un peu de respect pour la vie qui vous livre les mots à papouiller ! Pour la vie, berme pérenne de vies passagères faisant un signe vers l’indicible.

 

20 Août 2000 Hari Krishna. Haricot. Courir sur le haricot. Kouchner. Medchine. Maruse. Ma buse. Ma bouse. Vache. Govinda. Hari Krishna. Associations freudiennes libres d’une femme dans la quarantaine aux prises avec un Œdipe coriace ? Liens linguistiques libres d’une jeune étudiante qui se fit emmerder dans un cour de « Phonèmologie d’Oc » ? Jeu d’une sociologue qui vient de découvrir l’Atharva-Veda, a bouffé des sandwichs dégueulasse au Willow Inn d’Hudson, a eu de terribles maux au ventre, est allée à la clinique de la Cité, a été examinée par un médecin indien au regard de braise, s’est fait des lavements, a résisté seulement huit minutes (l’homme aux yeux braisillants lui avait dit trente, sur la boîte il y avait écrit entre deux et quinze minutes), a chié une première fois une espèce de substance sans substance de la même couleur que sa jupe pendant douze secondes, a eu un répit de dix-neuf secondes, a émis une quantité inconcevable d’une substance moins liquide et moins jaune que la fois précédente (qui était aussi la première) dans des temps très courts (moins de six secondes), a émis un énorme soupir qui a entraîné une vesse chancelante, s’est nettoyé les fesses sur un bidet qui aurait pu être plus propre, s’est mise une touche de rouge à lèvres brun, est descendue au salon où elle a expliqué à sa copine (avec qui elle vit more uxorio), qu’elle ne s’était jamais sentie si bien et qu’elle aussi aurait dû faire un lavement et qu’elle aurait certainement trouvé un moyen de parler des lavements et  de la problématique féministe dans son prochain cours de sociologie de la famille[2] ?



[1] Réal Menard dans Le Devoir du 15 juillet 2000.

[2] Le lecteur cultivé sera bien aise de reconnaître l’hommage scatologique rendu au vert barde d’Ulysse.