21 Août 2000
Les idées ne sont pas des pommes, quoiqu’en dise la Genèse. Celles que
vous croyiez pourries reviennent
verdaudes sur les voliges de la télé. Il y en a des mûres qui attendent des siècles
avant de lâcher leur branche et d’autres qui grossissent, comme les patates,
sous terre. Elles sont féminines. Cycliques. Souvent noires le jour et
resplendissantes la nuit. Fertiles par moments, excitées toujours.
Il ne me plaît pas. Par moments ses croûtelettes
philosophiques m’écœurent, à d’autres son
hémathidrose romantique me rebute, à d’autres encore la boëtte surréaliste me fait jeter ses livres. Dans les
moments de grande générosité, je mets tout sur le dos des traducteurs. Si je
suis noir, je me dis que cet « homme qui fut obscur, effacé, inconnu de
son concierge » aurait dû le rester, inconnu de tous. Il m’arrive d’être
très noir et de rêver du D.D.T. pour pessoacoles. Je porte en moi tous les rêves
immondes.
Après la lecture du paragraphe sur Pessoa. Entre elle
et moi.
—
Et sa lucidité ?
—
Sa lucidité ?
—
Oui, sa lucidité.
—
Tu fais référence à quand il écrit
« C’est là, si je ne m’aveugle, que j’aboutirai », en parlant de
l’académie ? Il y a abouti.
—
Après sa mort.
—
Oui. Mais, comme il dit si bien « l’on
n’aboutit qu’à ce à quoi l’on est prédestiné… »
La bitte fait le poète.
22 Août 2000
Sept heures de voiture. Tadoussac. Nous eûmes un break and bedfast
qu’elle n’aima point.
À l’époque des Romains, pendant la Révolution
française et hier encore, les routes étaient un bon symbole du progrès. Elle
facilitaient l’avancement en reliant deux points éloignés (Naples et
Rome ou Saint-Jovite et Sainte-Adèle, par exemple) sans séparer ce qui était
proche. On se parlait souvent d’un côté à l’autre ; souvent elles étaient
la prolongation du marché avec un petit « m », celui que tous ceux
qui sont contre le néolibéralisme aiment et qui contient déjà le grand Marché.
Les autoroutes, comme les routes, relient des points éloignés, mais,
contrairement à ces dernières, elles séparent ce qui est proche (les prés et la
place du village). Elles sont le symbole du progrès qui oublie le présent.
Que les marchands croient au marché et le mettent au
premier plan, cela va de soi. Que les producteurs aient besoin du marché pour
vendre leurs produits, ça ne fait pas un pli. Que même les idées, dans notre
société, soient prises dans les lois du marché, c’est une lapalissade. Pourquoi
les intellectuels qui disent lutter contre le marché font-ils semblant
d’ignorer le taux d’échange de leurs idées ?
Je n’ai pas de peine à imaginer le jour où un
philosophe qui n’est pas encore né, dans un lieu encore inconnu, annoncera que
le grand Marché est mort. Ce qui suivra ne sera pas nécessairement meilleur. Small
n’est pas nécessairement beautiful. C’est plus facilement manipulable
23 Août 2000
Dans une société où la connaissance devient production et moyen de production
en même temps il n’y a qu’une chose qui soit pire que la société du spectacle,
c’est la société du religieux.
La parole est parole de Dieu ou jeu. Ce qui peut avoir
des conséquences fâcheuses, car les dépositaires de la parole de Dieu se
prennent très au sérieux et aucune horreur ne les arrête ; les joueurs,
par contre, prennent les choses trop à la légère et ne voient pas l’horreur des
envoyés de Dieu (Talibans ou Jean Pauliens ou protestants irlandais ou
Musulmans du Nigéria ou vieux curé de banlieue). Ceux qui pensent que la parole
peut être autre chose que parole de Dieu ou jeu, sous-évaluent
l’importance de l’invention de Dieu. Du moment que quelqu’un (et ce quelqu’un
s’identifie souvent à la Grande Histoire) crée un Dieu pour avoir le droit de
parole, on est « pris avec », car la parole de Dieu se met au centre
et crée les Autres — le reste qui, seulement en devenant jeu, peut espérer de
ne pas se faire prendre au jeu de Dieu. Mais comment arrêter les massacres de
Dieu si notre parole n’est que jeu ? En jouant le jeu du Je. En prenant
très au sérieux l’eucharistie, par exemple, et en mangeant Dieu pour devenir
dieu — si on a des radicelles catholiques.
Écervelés sont ceux qui invoquent Dieu pour sortir du
capitalisme. Ils oublient que Dieu a très bien servi et sert encore
passablement bien la cause capitaliste. Oui, mais les temps ont changé, la
parole est bien plus importante maintenant et si on prend la Parole et qu’on
l’emploie contre les paroles ? Nouveaux messianismes, nouvelles
catastrophes.
Ceux qui pensèrent que Dieu était mort oublièrent que Dieu
était immortel. Que faire ? Attendre que Dieu s’oublie.
24 Août 2000
Je commençais à désespérer. On employait mon corps contre ses idées :
« Tu ne crois pas que le stress existe ? Mais si, avec ton mal à
l’estomac, tu en es la démonstration vivante ! » Et, quand elle en
avait marre de mes refus d’aller chez le médecin, elle rajoutait
« Vivante ? Pas pour longtemps, si tu ne te soignes pas. » Je
savais que mon ventre était employé à mauvais escient. Il suffisait d’attendre
et je savais que la science médicale m’aurait soutenu. Et, enfin, British
Medical Journal a fait un premier pas dans la bonne direction en publiant
un article où on fait état de recherches démontrant que les tumeurs, les
ulcères et les infarctus ne dépendent pas du stress. Un premier pas, utile pour
ceux que la science soutient. Le deuxième pas, plus difficile comme tous les
deuxièmes pas, ce ne sera certainement pas la science qui le fera. Le deuxième
pas demande des bottes magiques pour voler dans le monde des mots et détruire « stress ».
Certains, trop stressés, ne le feront jamais et s’enfonceront encore plus dans
le maladisme.
Les journaux, pour donner de la solidité aux idées,
s’appuient souvent sur les recherches des universités ou des instituts des
grandes compagnies. Mais les résultats de ce qu’on appelle recherche, surtout
dans les sciences humaines, est, par définition et, heureusement, très
instable. La solidité, si vraiment on la veut, est, comme toujours, du côté du
sens commun qui n’est pas tellement la chose la mieux partagée de l’humanité
mais la plus « matérielle », celle qui a le plus d’inertie. Et
l’inertie, dans les idées, est nécessaire —dans les périodes de cécité.
On emploie les recherches comme on veut.
25 Août 2000
Paroles. Il y a ce dont on doit parler (le temps qu’il fait ou comment
préparer un civet de lièvre) ; ce dont on peut parler (notre premier jour
d’école ou la baie de notre village natal) ; ce dont il est préférable de
ne pas parler (le système de santé ou le dernier film) ; ce dont on ne
doit pas parler (nos interprétations de notre comportement ou du comportement
des autres) : ce dont on ne devrait même pas dire qu’on ne doit pas parler
(celui que vous honorez depuis votre adolescence et que les médias jettent dans
l’auge à cochons pour faire grimper les ventes au centième anniversaire de sa
mort). Je m’excuse auprès de moi-même pour en avoir parlé, mais j’ai appris
dans ses textes que l’harmonie est une simple calade qui prépare l’esprit au
galop orageux dans la contradiction.
26
Août 2000. Si, dans les années
cinquante, Diogène s’était baladé dans les rues de Paris il aurait sans doute
eu plus de chance qu’à Athènes. Surtout
s’il avait arpenté l’espace restreint défini « par l’intersection de la
rue Saint-Jacques et de la rue Royer-Collard ; celle de la rue
Saint-Martin et de la rue Greneta ; celle de la rue du Bac et de la rue
des Commailles », il aurait trouvé au moins un homme : Guy Debord —
surtout s’il était entré dans les bars et les cafés, comme il l’aurait sans
doute fait. Guy Debord n’était ni un théoricien ni un essayiste ni un cinéaste
ni… C’était un homme. Ce qui est trop, surtout pour professeurs et journalistes
qui, ombrageux comme des bardots, s’effraient à la moindre prise de position
sincère sur soi-même : « Rien n’est plus naturel que de considérer
toutes choses à partir de soi. Choisi comme centre du monde : on se trouve
par là capable de condamner le monde sans même vouloir entendre ses discours
trompeurs. Il faut seulement marquer les limites précises qui bornent nécessairement
cette autorité : sa propre place dans le cours du temps, et dans la
société : ce qu’on a fait et ce qu’on a connu, ses passions
dominantes. » Je dois confesser que moi aussi j’ai eu des difficultés lors
de mon premier contact avec ses écrits. Mais des difficultés d’un autre
genre : celle d’une jeunesse, passablement ignorante, qu’à la réflexion
philosophique l’école ne formait pas et que la rue traînait parfois dans une
agitation que nous appelions politique.
Dans
les années soixante-dix, je me baladais dans les rues d’Aix-en-Provence et, un
jour oui et l’autre aussi, je me plantais devant la vitrine de la librairie Vent
du sud où j’ai découvert pratiquement tous les auteurs auxquels je suis
restée fidèle. J’y découvris aussi La société du Spectacle, un livre que
je lus sans guère y comprendre et que je viens de redécouvrir vingt-cinq ans
plus tard. Un livre dont les chapitres courts, denses, rigoureux, dépourvus de
sensiblerie, incroyablement lucides et sans concession, rappellent obstinément
que la société occidentale est fondée sur une véritable barbarie et que le
spectacle en est en même temps le fond et le miroir. Un livre qui m’a redonné
le goût de l’engagement et l’envie de lutter plus qu’avec des mots. De lutter
contre les mots.
Panégyrique est un court texte autobiographique sans patelinage,
à la démarche sûre et dont la lucidité le rapproche d’Ecce homo. Une
autobiographie sans détours psychologiques ni complaisance qui décrit l’homme
et l’époque dans un même élan : « Je vais dire ce que j’ai fait (…)
les grandes lignes de l’histoire de mon temps en ressortiront plus
clairement. » On s’en doute, si les citations foisonnent ce n’est pas
« pour donner de l’autorité à une quelconque démonstration » mais
« pour faire sentir de quoi auront été tissés en profondeur cette
aventure, et moi-même ». Parlant des journalistes et des intellectuels
critiques de ses écrits pas toujours faciles et lointains, en apparence, de la
langue parlée, il écrit qu’ils « ne savent pas parler » et
« leur lecteurs non plus », pris comme ils sont avec un langage
« moderne, direct, facile » qui « favorise une certaine
solidarité rapide ». Eux et leurs lecteurs. Les ennemis. La
majorité. Les souteneurs plus ou moins enthousiastes et plus ou moins dupes
d’une société méprisable où les gens qui n’accordent « que très peu
d’attention aux questions d’argent, et absolument aucune place à l’ambition
d’occuper quelque brillante fonction » sont « si rare(s) parmi [ses]
contemporains ». Son radicalisme comme son refus du compromis ou des nuances
sont à la fois vivifiants et désespérants : « j’avais toujours dit
franchement que ce serait tout ou rien
(…) Quant à la société, mes goûts et mes idées n’ont pas changé, restant le
plus opposés à ce qu’elle était comme à tout ce qu’elle annonçait vouloir
devenir. » Il vécut dans la rue et loin des lieux du savoir abstrait, pour
la révolution. Il vécut dans les bars où il buvait, il buvait, il buvait… vin,
bière, rhum, punchs, akuavit, cognac… « on conçoit que tout cela m’a
laissé bien peu de temps pour écrire, et c’est justement ce qui convient :
l’écriture doit rester rare, puisque avant de trouver l’excellent il faut avoir
bu longtemps ». Il voyagea, connut quelques amours et retourna aux ruines
de Paris « puisque alors il n’était resté rien de meilleur ailleurs. Dans
un monde unifié, on ne peut s’exiler ». Il s’est beaucoup intéressé au
monde de la guerre qui « présente au moins cet avantage de ne pas laisser
de place pour les sots bavardages de l’optimisme. » Un homme noir, donc ?
Certes. Mais y a-t-il d’autres possibilité pour un homme qui voit que « la
servitude veut désormais être aimée véritablement pour elle-même ».
Il
naquit en 1931 et se suicida en 1994.
27 Août 2000
L’injustice américaine. Gary Graham à été exécuté le vingt-deux juin
2000 pour le meurtre d’un homme lors d’un vol dans une épicerie en 1981, quand
il avait dix-sept ans.
—
Cette exécution est absurde.
—
Comme toutes les exécutions.
—
Le fait qu’il avait seulement dix-sept ans et
qu’on le laisse dix-neuf ans en prison devrait rendre la peine de mort
inacceptable même pour les réactionnaires américains.
—
L’âge ne change rien…
—
L’âge change beaucoup. Je regrette, mais tuer
à quinze ou cinquante ans, ce n’est pas du tout la même histoire. Et puis,
après dix-neuf ans on ne tue plus le même homme.
—
On ne tue jamais le même homme. Graham a
peut-être tué dans un moment de peur ou… Il n’est pas forcement un assassin.
—
On est tous potentiellement des assassins.
Tuer à dix-sept ans, malheureusement, peut être un signe de vie.
—
Provoc...
—
Non, effort de compréhension. Même du point
de vue de la « justice » américaine exécuter après dix-neuf ans un
homme qu’on accuse d’avoir tué quelqu’un à dix-sept ans devrait être
profondément barbare et injuste.