28
Août 2000 Rien
dans les mains, rien dans les poches, mais un journal dans la tête. Je ne sais pas sur quoi
je fonde ma certitude mais je suis sûr qu’aucun clochard ne lit l’Itinéraire.
Ceux qui le lisent sont les belles âmes qui souffrent à la vue de la souffrance
des autres et dont l’obole au camelot n’est qu’une des nombreuses œuvres de
charité qui jalonnent leur vie exemplaire. Seules de belles âmes peuvent
résister plus de deux ou trois lignes au milieu de ce grouillis d’obséquiosités
qui se croient critiques.
Quand on parlait de cinéma, un mien ami — qui fut
— posait toujours la même question
« Qui est le producteur ? ». Parfois il m’agaçait : « Écoute,
Dino, l’argent c’est pas tout, les réalisateurs ont quand même… » Je sais,
je n’avais pas sa cohérence : je pouvais affirmer sans sourciller que même
les idées sont des marchandises mais, quand il s’agissait d’une « œuvre
d’art », les idée reçues sur la créativité et la génialité prenaient le
dessus : « Oshima ne peut pas… tu penses que Scorzese… et
Godard… ».
Maintenant j’ai appris et je me pose la question du
producteur non seulement quand je vois un film minimaliste, ou un enfant puant,
mais aussi quand j’achète un journal ou que je me soulage. Prenez par exemple
trois journaux « ben corrects », Le Monde, Le Devoir et
L’Itinéraire, et demandez-vous si vous n’avez pas toutes les clefs de
lecture en connaissant les producteurs. Le producteur de L’Itinéraire,
par exemple, ne peut être que le gouvernement du Québec. Pas besoin de
connaître les subventions directes ou indirectes, il suffit de regarder la pub,
le style (plat comme une lauze[1])
et les idées (que dalle). Par exemple : « Les quartiers regorgent de
personnes qui ont perdu confiance non seulement en elles-mêmes, mais envers le
système ». Qui peut affirmer cela sans sauter de joie ? Seul un cadre
dont la tache (sans accent circonflexe) est de mettre en valeur le système. En
voyant que les « quartiers regorgent de personnes qui ont perdu confiance
dans le système », n’importe quel lecteur ayant un résidu de sens critique
devrait s’enivrer. N’est-ce pas le premier pas pour reprendre confiance en soi
et saper le système, que de perdre confiance en ce dernier ? Et ben !
pas pour un journal correct comme L’Itinéraire. L’Itinéraire,
avec des articles truffés de citations de Bourdieu, veut que le système
étatique montre qu’on peut lui faire confiance. Des naïfs ? Des
tarés ? Non, des cadres anémiques. Des cadres avec « Beaucoup dans
les mains, beaucoup dans les poches et seulement un journal dans la
tête ».
Mais, comme dit un proverbe Inca « Mieux vaut
une tête vide qu’une tête remplie d’un quipou[2] ».
29 Août 2000 Que
celui qui — enfant — n’a pas rêvé d’une pedofille sorte du placard.
30
Août 2000 La Société du Spectacle. Ce n’est pas un livre pour
tous. Ni pour personne. Il est pour une élite, pour ceux qui croient que les
livres doivent aider à changer le monde : À vrai dire, je crois qu’il
n’existe personne au monde qui soit capable de s’intéresser à mon livre, en
dehors de ceux qui sont ennemis de l’ordre social existant, et qui agissent
effectivement à partir de cette situation. Deux cent-vingt et une thèses
écrites dans l’intention de nuire à la société spectaculaire. On ne peut
être plus clair. Et pourtant il ne s’agit pas d’un ouvrage d’agitation, mais
d’une œuvre philosophiquement solide, écrite dans un style qui ne flatte jamais
la vanité du lecteur — même pas un clin d’œil, pas un sourire, pas un mot
« doux », rien qui puisse encourager la passivité et la paresse que
la société choie. Surtout pas de mépris pour le lecteur.
Debord a synthétisé dans un
seul syntagme, société du spectacle, trois éléments fort différents et
enchevêtrés : Le spectacle se présente à la fois comme la société même,
comme une partie de la société, et comme instrument d’unification. En
tant que partie de la société, il est expressément le secteur qui concentre
tout regard et toute conscience. Comme certains de ses critiques ou de ceux
qui ont pigé des idées dans son livre ont été trop facilement portés à le
penser, il ne s’agit pas d’une critique des médias (Debord n’est pas Debray)
qui se justifie avec un substrat théorique, mais d’un socle théorique fondé sur
une analyse des mécanismes de production qui permet de comprendre les médias.
Ni Marx ni Hegel n’ont traversé la vie de Debord sans laisser de traces.
Il est facilement
compréhensible que la partie « média » du spectacle ait reçu le plus
d’attention, surtout de la part des intellectuels qui, contrairement à Debord,
ne croient pas que le seul moyen de sortir de la barbarie soit un changement
violent de la société. La critique des médias peut même devenir un domaine de
recherche universitaire pour ne pas voir que le spectacle c’est la société dans
son entier et qu’elle — la critique — n’est qu’un support et un mécanisme
d’amélioration qui préserve l’aliénation. Les universités sont spectacle.
Comment pourrait-il en être autrement si le spectacle est le secteur qui
concentre tout regard et toute conscience ?
Montréal avec sa
concentration de festivals, de journées de…, de semaines de…, de fêtes de… est
un lieu béni de Dieu pour « vérifier » les théories de Debord et
comprendre les limites des interprétations qu’on donne de son livre. Que tant
de scribouillards universitaires pondent des tartines contre la festivalerie
touristique montréalaise en faisant appel à l’éthique n’a rien d’étonnant. Ça
ne m’étonnerait même pas que certains aient le culot de citer à ce propos le temps
pseudo-cyclique consommable ! Ce que messieurs les
professeurs-journalistes n’ont pas compris c’est qu’ils sont encore plus dans
le spectacle que l’organisateur du Festival juste pour rire. Les
universités en tant que lieu de production de connaissances (et quoique les
vieux grognons en disent, elles produisent des connaissances) sont un des
centres principaux du mécanisme spectaculaire. Et en remplissant leur fonction
sociale de critique, de « travail du langage », d’invention de
concepts qui entreront dans le marché afin que rien ne change, elles génèrent
une richesse qui aide à garder intacts les mécanismes existants du pouvoir. La
fusion des professeurs et des journalistes (si bien réalisée au Québec par Le
Devoir) est ce qui peut arriver de mieux (et donc de pire) : l’industrie lourde et l’industrie légère de
la pensée s’épaulant pour conserver le statu quo.
Tout ce qui était
directement vécu s’est éloigné dans une représentation. C’est fort. Ça fait
penser, aussi parce que ce n’est pas tout à fait vrai. Rien que des images et
des mots pour parler d’images et de mots. Tout est interprétation, comme tous
les penseurs post-nieztschéens n’ont cesse d’annoncer. Et même dans les moments
plus corporels (plus objectifs), les images médiatisent les rapports. En soi
cela n’a rien d’étrange. On ne fait plus l’amour de la même manière quand on a
vu toutes sortes de positions, de vitesse, de frissons au cinéma. Mais cela
pourrait être une richesse. Pourrait impliquer une augmentation des besoins et
donc des requêtes plus fortes et donc des activités… Sur cela Debord ne serait
pas d’accord. Il croit que l’augmentation des besoins n’est qu’un faux
enrichissement (les pseudo-besoins), une ruse du marché. Oui, c’est
certainement une ruse du marché, mais même le policier du coin sait que
l’arroseur peut être arrosé.
Debord, comme les penseurs
de la post-modernité, croit qu’il faut de nouveaux concepts pour saisir la
spécificité de notre époque. Mais, contrairement à ces derniers, il en a trouvé
un de bien solide, « spectacle », qu’il veut employer pour donner des
armes théoriques aux ennemis du... spectacle. Des armes théoriques
inutilisables si elles ne volent pas sur les ailes de l’action.
Trente ans après on peut
s’étonner de la génialité de sa découverte qui a été desservie par le
signifiant qu’il a choisi (« spectacle »), car
« spectacle » avait et continue d’avoir, malgré les efforts de
Debord, une connotation trop étroite. L’expression américaine Knowledge
Society est bien plus forte et plus utile pour « les ennemis de la
société ». Plus forte car elle permet de ramener la connaissance dans la
société et de souligner la centralité du langage. Plus utile car plus vraie.
Entre l’optimisme bébête de
La société communicationnelle ou de L’intelligence collective et
le pessimisme de La société du Spectacle, il y a de quoi inventer.
31 Aoû 2000
À certaines époques, et la nôtre en est une, il faut choisir entre la pensée
anémique et celle colérique. Seuls les anémiques ne choisissent pas.
Heidegger
cheminait dans les sentiers de la forêt noire qui menaient tous à la maison,
ses disciples — les Derrida ou les Vattimo — volent d’un continent à l’autre et
coqueriquent dans la cour de toutes les universités du monde. La pensée légère
d’Heidegger était liée au sol par des cordes millénaires, celle faible ou
confuse de ses épigones forme des jolies nuages que le vent déplace à sa tête.
Même scène vue d’un autre angle : le paysan qui connaît la légèreté du
monde et sait la lourdeur de la terre et les citadins fils de l’asphalte et du
cinéma qui prennent la légèreté du monde pour la lourdeur de la terre.
Premier Septembre 2000 L’intersection sémantique de vouloir et pouvoir
varie énormément en fonction de l’époque, de la culture, de la classe, etc. et sa
forme et sa dimension sont un indice extrêmement fiable de la couleur de la
culture et de la politique. « Vouloir c’est pouvoir », dit Mussolini,
pour enlever toute excuse aux perdants et pour tranquilliser la conscience des
riches. « Je veux ne pas vouloir », disait John Cage, pour enlever
toute autorité à sa présence. Pour écouter sans juger. Et, il ajoutait :
« Il y a manque de noblesse toutes les fois qu’on exprime un jugement.
Toutes les fois qu’il y a de l’esthétique », et surtout, toute les fois qu’il
y a de la morale.
On ne veut pas. On « est voulu » par les
restes de volonté laissés dans le corps enfant par son entourage.
Page 109, dernière phrase de l’avant-dernier
paragraphe de l’Homme sans qualité : « Ulrich se sentait aiguillonné
par un seniment d’hostilité, un désir d’irriter cette femme souriante ».
Ce « seniment » si rondement parfait dans son opposition à l’anguleux
« hostilité », me fit rêver le temps que mon regard ne frappa un rude
« tmais » dans la ligne en dessous. J’espérais avoir découvert un
nouveau mot. Un mot senimenal. Et, non…
2
septembre 2000 J’en ai marre de la
« pensée unique ». Il faut vraiment avoir la citrouille complètement
vide pour me réveiller à six heures du matin et me déverser dans les
portugaises des banalités plus fadasses les unes que les autres. Et puis
quelqu’un, même mon meilleur ami qui, à cinquante ans, se comporte comme une
gamine de seize, ça me fait bouillir. Les états d’âme, à cet âge-là on se les
met… Il vient de découvrir que la « pensée » de la clique du Monde
Diplo est encore plus « unique » que la pensé dominante. Gros
effort intellectuel ! Il a oublié combien de fois on est tombé d’accord
sur le fait que Ramonet & Co tournent sinistrement en rond. « Cette
fois, c’est différent,» qu’il dit « L’article du sous-commandant Marcos,
passe toutes les bornes. » Là, j’ai raccroché. S’en prendre encore une
fois au concombre masqué, c’est du temps perdu. Même si, cette fois, le
concombre aggrave son cas en ajoutant son grain d’insipidité à la soupe diplo.
Qu’il remette son « oxymoron » dans sa braguette et qu’il retourne
dans son maquis, nom de Dieu, on est d’accord. Mais y’en a marre de parler de
ça entre nous. Pourquoi faut-il encore qu’on s’indigne de la connerie des
intellos de maquis relayée par celle des intellos de salon ? Surtout pas
se regarder penser et devenir la pensée unique de la pensée unique de la pensée
unique !
C’est vrai qu’ils se citent toujours entre eux,
qu’ils réimpriment leurs turlutaines de mois en mois, qu’ils sont incapables de
regarder par-dessus leurs maudites lunettes noires, qu’ils n’ont jamais le
moindre doute sur leurs positions, qu’ils découvrent un « concept »
et l’appliquent à tort et à travers. C’est vrai que Virilio, pour en prendre un
qui se targue de penser de manière un peu moins conformiste, ne sait pas de
quoi il parle, mais que de vindicte gaspillée contre lui, comme l’autre jour,
dans ce courriel mémorable : « S’il y avait un semblant de justice il
aurait dû naître à Bugeat dans le plateau de Millevaches au début du XIXe
siècle, fils débile de père débile et de mère inconnue. Analphabète et
sourd-muet, il aurait passé sa jeunesse avec La Rousse, (la vache du curé) que,
malgré ses efforts monstrueux, il n’aurait pas réussi à enceinter. Mais, comme
tous les lecteurs du Monde Diplo le savent, il n’y a pas de justice en ce bas
monde où les intellectuels qui connaissent la vérité n’ont aucun pouvoir. Paul
Virilio est donc né au XXe siècle, il a appris à écrire (mal), etc.
Et nous, lecteurs masochistes de tout ce que les BCBG produisent dans la
capitale de l’Hexagone, nous retrouvons sa prose à tous les carrefours. »
Garde ta rage pour d’autres causes, ma cocotte. Arrête de lire le Monde
Diplo si ça t’emmerde, mais n’en fais pas un plat aux amis.
Surtout, arrête d’écrire sur le Monde Diplo.
3
Septembre 2000 Depuis que j’ay trouvé que
les meurtrissures de l’amitié estoient bien plus cornes à guérir que celles de
l’amour j’ay cherché en les maximes des anciens des oustils qui m’aydassent à
gobuer, pour escrire comme les saintongeais parlernt, la calade des sentiments.
Je trouvay, parmi bien de belles phrases comparant le sentiment qui doit tout
au plaisir à celluy-ci autre qui ne se laisse pas escribousser ni par l’aspreté
du vit ni par l’humeur de la coquille, une maxime qui me sembloit si estrange
que je passay plusieurs jours à y resver.
amici vim
sentimenti mors cognoscere impedit
Or, bien qu’il estoit toujours clair pour moy que
c’estoit folie de rapporter le vray et le faux à nostre suffisance, la mort
d’un mien ami me fit fort douter de mes propos d’antan parce que j’ay gousté
une douleur si vive que je croyait en finir. Grand fut mon estonnement quand,
mesme après un an de la cettuy-ci mort, tout désir de chercher l’attouchement
des femmes et toutes ces autres choses bellettes et universelles qui rendent la
vie friande estoient disparus
omnis homini
scrotum perfricat
Mesme s’ils nient en contrefaisant un jargon de
galimatias comme des saventaux de la Sorbonne qui, bon proux leur fasse, comme
le pastre que je vis en Médoc, n’ont aucune montre des parties genitales.
J’avais donc besoing de connoitre ce que Plutarque disoit : qu’à toute
aage un homme doit sçavoir connoitre les vrais amis mais qu’il peut le sçavoir
seule quand l’amitié finit et jamais quand
l’amitié meurt avec la mort de l’ami. Mais je connaissois que mon amitié
estoit grande et sincère car tout estoit noir dans la vie et mesme les errances
dans les landes ne m’apportoient plus la tranquillité sans un grand effort.
Comme la cherté donne goust à la viande ainsy la fin de l’amitié donne goust à
l’amitié et malheureux celluy-ci qui ne perd pas les faveurs des amis parce
qu’il ne pourra jamais sçavoir la douceureuse sensation de continuer l’amitié
dans la teste sans besoing du fourreau de chair qui esculatte les sentiments.
Si comme dixit Pastrafius le sasge :
Amicitiae exitus amicitiam gnoscit sexusque virilis
calat
L’amitié se connoit dans la
mort de l’amitié
[1] Ce qui nous
renvoie à Lauzon, qui mérite un traitement spécial pour son grand cirque. Mais lui,
surtout lui, devrait se demander si la cour gouvernementale n’a pas besoin de
ses bouffonneries.
[2] Pour les lecteurs ignorants de la culture des autres : Quipou - Faisceau de cordelettes dont la réunion, les couleurs, les combinaisons et les noeuds constituaient un mode de transmission de l'information, chez les Incas du Pérou, qui ignoraient l'écriture. Quelle chance !