4 décembre 2000 Numéro 2. Ça m’étonne toujours. Godard est un metteur en scène qui réalise des films très simples, parfois trop simples, et on n’a de cesse de le juger difficile. Ça m’étonne et ça ne devrait pas. La télé et le cinéma nous ont tellement habitués à des histoires abracadabrantes, à des fables qui jettent le spectateur dans un banc d’ouate, à des récits qui crispent le corps ne sachant toucher l’esprit qu’on entre difficilement en syntonie avec ce Godard qui, banalement, demande de le suivre et d’épandre du gravillon sur le chemin cahoteux de la futaie politique. Le simple et le complexe ont échangé leurs rôles. Numéro 2, par exemple, est un film qui nous installe dans la vie d’une petite famille aux prises avec les difficultés et les plaisirs de la vie quotidienne dans une société qui ne se soucie guère des individus. Dès le début, Godard met clairement les cartes sur la table : ce n’est pas un film politique ou un film de cul, c’est l’un et l’autre. En effet, il y a beaucoup de cul et beaucoup de politique. Visuellement le film est splendide et imaginatif, comme souvent Godard peut l’être. : deux écrans de télé, deux trous de lumière dans le noir de la toile se déforment, se vident, se remplissent de corps et de mots du début à la fin. Mais que veut-il dire ? C’est quoi cette enfilade de banalités ? Il est ennuyeux ! Si ce sont des banalités, elles sont les banalités qui font la vie. Est-ce banal quand l’homme, à propos de leur habitation, dit : « C’est l’usine pour elle, pour moi la maison. » ? Pas certain. Ce qui est certain c’est que ça fait du bien de l’entendre. Et quand il nous dit que les jeux de mots sont interdits ? Qu’on peut jouer avec les mots seulement dans les salons ou dans la publicité[1] ? Ennuyeux ? Mais si on ne sait jamais ce qu’il nous montrera dans la prochaine scène ! Et, pour la signification… elle peut difficilement être rendue avec des mots, car il fait du cinéma lui et il n’écrit pas des nouvelles. Tu fuis la question ! Non. Je peux dire qu’il nous crie qu’il faut s’émanciper, que la place de la femme est intenable, que le travail nous suce nos richesses, qu’on meurt pour vivre, qu’un trou du cul n’est pas fait seulement pour chier, que les enfants regardent — qu’ils nous regardent et que nous devrions regarder le film comme des enfants : curieux et intelligents comme des enfants avant que les règles les bandent de banalités… je pourrais dire cela et d’autres choses encore. Je pourrais dire que ce film est un hommage à l’intelligence de celui qui regarde et écoute… Mais, tout ça, c’est mon gravillon à moi. C’est mon épandage. C’est un film pour des intellectuels ? Oui, pour ceux qui « ont un goût prononcé pour les choses de l'intelligence et de l'esprit » mais pas nécessairement pour ceux qui « par fonction sociale, s'occupent de choses intellectuelles » car ces derniers seraient trop mis en question.

 

Le rabbin et Diderot. Un rabbin, drôle comme un rabbin. Il entretient les spectateurs sur les Torafimes[2], ces gardiennes de l’entrée de la maison qui sont en même temps l’organe génital de la femme et l’ordinateur, comme il nous explique, et qui, pourtant, ne sont pas des idoles. Il nous dit aussi que les torafimes parlent. Comme les bijoux de Diderot, j’ajoute.

 

Torafimes. Godard, Didérot et le rabbin, tous attentifs aux dires des torafimes. Comme toutes les femmes.

 

5 décembre 2000 L’Atlas. Il a gagné un concours pour Grenoble même s’il a eu seulement 0,5/20 en dessin. Il étudie et il s’emmerde, mais au moins il n’est pas obligé de faire le Ramadan pour montrer aux petits français riches qu’il est différent d’eux, comme il faisait à Casa. Il gagne quelques francs en donnant des leçons de maths à un petit couillon qui a une mère très belle. Belle et gentille avec lui. Elle lui donne continuellement de bons conseils. Mais, elle lui en donna aussi un très mauvais : « Tu dois marier une femme de l’Atlas, pas une française. » C’est ça qu’il a fait. Après trente ans, sa femme de l’Atlas l’emmerde encore, avec des histoires de Ramadan. Il n’aurait pas dû l’écouter ; mais, comment aurait-il pu faire autrement ? elle était si belle et gentille, avec lui.

 

Encore l’Atlas. À Midelt il était habitué à voir des ânes qui tiraient des charrettes. La première fois qu’il alla à Boudnib avec son père, quand il avait sept ou huit ans, il vit des ânes à deux pattes tirer des charrettes : «  Papa est-ce qu’ici les ânes parlent ? »

 

6 décembre 2000 Introduction des clochards. Il est notoire que l’étymologie est une discipline indisciplinée et tout autre que logique. Mais comment pourrait-il en être autrement, vu qu’elle essaie de décrire les caprices des langues qui sont au moins aussi extravagants que ceux des hommes. Donc, même si cela peut sembler très logique à des apprentis étymologistes, « clochard » ne dérive pas de « clocher » (le bâtiment de l’église dans lequel on place les cloches). Et pourtant, dans le cas qui nous concerne, notre apprenti étymologiste aurait bien des flèches dans son carquois. L’aumône n’est-elle pas le don charitable prescrit pas la religion ? À la messe les fidèles ne reçoivent-ils pas une touche de générosité et un grain de bonté ? Il est donc pratiquement impossible, à la sortie de l’église, de ne pas voir dans les pauvres l’image du Christ, n’est-ce pas ? — à moins d’être si empêtré dans la spiritualité pour ne pas voir les choses de ce bas monde[3]. La probabilité que les fidèles laissent tomber une pièce dans le chapeau devant l’église étant donc assez élevée et les mendiants ayant appris les statistiques sur leur sale peau, il est donc normal qu’ils se ramassent à côté du clocher et deviennent des… clochards. Dans la même veine, on pourrait penser que les fidèles deviennent des « cloches », mais que le bon Dieu nous garde d’une telle interprétation ! Retournons à nous moutons (ceux qui sortent de l’église), donc selon les étymologistes patentés, « clochard » dérive de « clocher », mais de l’autre « clocher », celui d’à côté (dans le dictionnaire) celui qui signifie marcher en boitant. Mais, oui, c’est logique ! Comment ne pas y avoir pensé tout de suite ! Les clochards marchent beaucoup — les gens ne sont pas toujours à la messe et puis, parfois, ils sont généreux même à la maison, quand un certain nombre de conditions minimales sont réunies : quatre heures de l’après midi d’une très belle journée de septembre, la fenaison à été abondante, les vignes sont courbées sous le poids du raisin, l’aîné vient de trouver un travail chez le riche fermier de Brive, on vient de recevoir dix francs et une paire de souliers de Marguerite (on ne peut pas porter ces souliers ici ! elle a oublié que ça bouse partout... elle fréquente des hommes riches et des… sachants, vous savez, Ginette, des avocats, des médecins…  même le notaire de Brive l’a vue… Il l’a sortie souper à l’hôtel du « Cheval blanc », l’hôtel qui est derrière la place de la foire, vous savez, là où ils servent, j’ai l’ai entendu dire… c’est Mario, vous savez le fils de la Michelle qui a épousé le… ouais… ouais je connais Mario il venait à la maison quand Marguerite… ouais c’est lui…  il l’a entendu dire par le curé… ils servent des bananes qui brûlent sans la peau, pas comme les châtaignes, elle est une fille bien qu’il a dit… ouais je vous jure qu’il a dit ça…eh Césaril y a toujours de mauvaises langues…il faut pas s’en faire… une fille bien, il a dit, eh !… et belle…  Les pommes ne tombent pas loin du pommier ! Il dit qu’elle est si belle et douce, notre petite Marguerite… elle est grande, elle a le même âge que ma Marie, mais… Marie… elle ne s’éloigne pasBrive, c’est grand... on ne sait jamais… c’est vrai plus tellement petite, elle a presque dix-neuf ans… Brive n’est pas loin… pas si proche… à notre âge il faut une heure de marche et une heure et demie avec les vaches… moi j’y vais encore en trente minutes !… vous êtes encore vert César… Marguerite doit avoir pris de vous… ça fait déjà cinq ans qu’elle fait la vie seule mais pour nous, vous savez, elle reste notre petite, comme votre Marie… Ouais comme… Marie  même quand elle aura cinquante ans, nous sommes toujours ses parents… Ouais), la brune fait toujours au moins quinze litres de lait, le mois passé ils ont fricoté et elle n’est pas enceinte, Marc ne se soûle plus[4]… ils marchent beaucoup et reçoivent des coups de bâtons des adultes (quand les conditions du bonheur ne sont pas empressées de se réunir, et ça arrive plus souvent qu’on ne l’imagine) et des cailloux des gamins (qui apprennent très jeunes sur qui déverser leur méchanceté) et tous ces coups, un jour ou l’autre les feront boiter. Mais ils n’auraient même pas besoin d’être roués de coups, la nature fait déjà assez bien les choses et à un certain âge ils ont les hanches qui font mal et vu qu’ils sont pauvres… pas question d’une opération. Ils pourraient même faire semblant de boiter pour passer quelques jours à l’hôpital ces dégueulasses ! Morale de l’histoire : l’étymologie est traître et les clochards aussi. Deux mots encore sur les origines des deux « clochers » qui nous ont fait faire ce détour : le premier, celui des cloches, dérive de « cloche »  qui est un mot d’origine celtique. Le deuxième, celui qui donne « clochard » dérive du latin populaire « cloppicare » qui veut dire boiter. Comme quoi, non seulement le métissage des gens peut dérouter ceux qui croient que blanc est blanc, mais aussi celui des langues (c’est la deuxième morale de notre introduction, qui nous permet de passer à la vraie histoire, celle qu’on aurait déjà terminée si l’étymologie ne nous avez pas fait faire tous ces détours).

 

Le corps des clochards. Ils sont cinq, devant un restaurant populaire en banlieue d’Agadir. Une vielle femme mafflue traînant un corps incertain, l’expression dure héritée d’un cavalier de Jugurtha, une autre sèche comme le coteau scarifié pour Allah qui grandit derrière le port, deux ou trois hommes sans âge tout peau et nez bien installés dans la poussière du stationnement et un adolescent qui caresse les voitures avec main fervente. Dès qu’un groupe d’hommes sort du restaurant, le bas-relief des clochards s’accommode : la sèche, le dos cassé à quatre-vingt-dix degrés, marche comme une sorcière de vielles fables pour enfants en projetant un cou de tortue qui oscille au rythme lent du pas incertain ; la grosse, appuyée à un bâton trop court, se tord comme un ver coupé net par une binette ; les deux hommes tournent la tête comme un seul et lèvent les mains silencieuses ; l’adolescent arrête ses cajoleries mécaniques. Ils sont laids. Laids et vivants. Ils ont, comme les gens trop pauvres à la campagne : un corps d’animal assidu au gourdin. et une âme qui accepte. Des animaux, vivants. Mes hôtes ne semblent même pas les voir. Ils ne voient pas le jeune homme qui ouvre la porte au conducteur ni la sorcière tassée par un sale rogue qui dirige les sorties du stationnement comme Napoléon la bataille de Wagram et qui reçoit — lui, ils le voient — deux Dirhams sans le moindre sourire. On part. Je ferme les yeux et je vois des clochards de Montréal. Les vieux clochards de Montréal, au corps d’homme vidé d’âme. Des hommes sans yeux. Des hommes morts.

 

La morale des clochards. Dans les pays riches et froids la mendicité écrase l’âme et garde les apparences du corps. Dans les pays pauvres et chauds la mendicité écrase le corps et garde les apparences de l’âme.

 

Plus que clochards. Dans la baraque qui se veut l’hôtel de Pond Inlet, un village esquimaux situé sur la pointe Nord de la terre de Baffin, il y a des photos de vieux esquimaux du début du siècle. La pauvreté et le climat ont écrasé leur corps et ce qui restait de leur âme. Des animaux sans vie.

 

7 décembre 2000 Découverte. On commence l’école à six ans. On termine son doctorat en philo à trente. On enseigne pendant trente-cinq ans Heidegger, Wittgenstein et Derrida et on découvre qu’il y a un au-delà de la parole. Que la parole ouvre sur une béance ou suit à la trace ou… Que dans l’action il y a un reste qu’on ne peut pas dire. Après un demi-siècle de vie dans la parole, on serait prêt à confesser qu’elle nous a eus, un peu. Mais, on ne peut plus. Trop tard. Elle est si maligne, elle nous protège si intelligemment qu’on ne fait plus de différence entre elle et nous. Elle nous épargne l’écoute des autres. Les mots s’entrechoquent, se heurtent, se blessent au-delà du corps. Elle nous fait dire qu’au-delà d’elle il y a un au-delà qui pourrait être sans elle, mais seulement si on était des animaux ou des ouvriers de l’Est. Mais nous ne le sommes pas. Nous souffrons, en elle. Elle est notre vie. Elle est. Nous sommes en elle. Amen. Qu’est ce qu’on disait quand on était Catholique ? Dieu le père qui êtes aux cieux, pardonnez-les car ils ne savent pas ce qu’ils disent. C’était à peu près ça.

 

8 décembre 2000  Nancy. Je ne sais pas pourquoi, mais je l’ai pris en grippe. Il y en a d’autres aussi vides et sans épaisseur culturelle. Il n’est pas le seul philosophe qui jongle avec des concepts qui sortent flambant neufs de l’usine-université. Il y en a d’autres qui se croient intelligents parce qu’ils ont les mots qu’il ne faut pas. Je les ignore. Lui, non. Je l’ai pris en grippe comme Virilio. Comme ça. Sans doute parce que je ne suis pas toujours assez paternaliste pour excuser la bêtise des hommes qui ont eu la chance de ne pas travailler. Qu’on a payés pour penser. On discutait de psychanalyse et il a dit : « Nancy a écrit un des livres les plus importants du siècle ». Et « il », ce n’est pas n’importe qui. Il est un philosophe que je respecte énormément et que j’ai toujours vu à des années de lumière des courtisans de Nancy. Et ce n’est pas le seul à dire du bien de Nancy : « Quelqu’un qui pense et qui écrit aujourd’hui comme pas un » (Derrida). Ça fait penser. Peut-être me trompai-je. Sans doute ils se trompent.

 

Encore lui. Ça fait penser. Ça fait vraiment panser. Ça panse. Ducharme, qui n’est pas un philosophe, aurait écrit :  sa panse.

 

9 décembre 2000 Aimance. Je n’aime pas ce mot chéri par le célèbre philosophe français qui rend un hommage à Nancy. Je n’aime pas sa sonorité : ça me fait trop penser à aisance, pitance et ambiance.

 

10 décembre 2000 Le trou de la vie. Une petite famille de souris (petite pour des souris). Ils sont sept : le papa — un papa bien normal —, la maman — une maman bien normale, et donc plus préoccupée que le papa pour ses enfants —, le fils aîné — un fils bien normal —, la fille cadette —  une fille bien normale, et donc un peu plus sensible que le frère, papi et mamie et un bébé. Une famille qui a une vie bien normale, qui s’aime normalement : la famille telle que perçue par de petits enfants. En effet, je dois dire qu’elle n’est pas tout à fait normale, car elle est une famille qui vit dans un livre… « Quoi de plus normal que cela ? diriez-vous. La famille normale existe pratiquement seulement dans les livres pour enfants ! » Laissez-moi finir. C’est le livre qui n’est pas normal et donc une famille qui vit dans un livre non normal ne peut pas être normale. Le livre n’est pas normal car il a un trou. « autrement dit deux trous quand il était ouvert, ce qui faisait entre eux un fameux courant d’air ». Ben… ouais… un livre avec un trou n’est peut-être pas normal, mais il n’est pas particulièrement spécial non plus. Et si je vous disais que ce trou permet à la famille de sortir du livre et d’entrer dans la réalité ? Si vous êtes difficiles (ou emmerdeurs) vous me direz maintenant qu’il n’y a rien là, que même sans parler de ce dépravé de Woody Allen qui a fait sortir un personnage d’un de ses films, toute la littérature est pleine de va et vient entre la réalité et les livres. Oui, mais ce n’est jamais aussi explicite que dans ce livre où on voit les souris entrer et sortir du livre. On les voit vraiment. On les voit vraiment car le livre est un livre avec des images. Et si vraiment vous voulez que je vous gâche la surprise, je peux vous dire qu’il y a plus que cela. À un certain moment, par exemple, un chat gros et méchant entre dans le livre en passant par le trou de la page 56. Que faire ? Fuir ? Mais où ? on est dans un livre et il n’y a pas de cachettes ! Papi a une idée géniale ! Il décide qu’il faut l’effacer et pas au sens figuré mais dans le vrai sens : avec des gommes à effacer — on est dans un livre oui ou non ?

 

Il y a d’autres surprises encore. Mais pas dans la fin. La fin est une fin normale comme dans toutes les fables : tous s’aiment et vivent heureux. Même le chat vit heureux avec le chien que papi a dessiné pour le chasser. Ce livre, vous devriez l’acheter pour vos enfants ou les enfants de vos amis ou les enfants des enfants de vos amis mais n’oubliez pas d’inclure parmi les enfants les intellectuels de tout âge qui ont des difficultés à sortir des livres. Pratiquement tous vos amis intellectuels, n’est-ce pas ? (Héron Domitille et Jean-Olivier, Le livre qui avait un trou, Acte Sud, 2000.) P.F. 8.

 



[1]  C’est moi qui ajoute « publicité ».

[2]  J’écris « au son ».

[3] Note pour les deux ou trois personnes qui suivent nos élucubrations. Ça ne vous fait pas penser au puits de Thalès ? Comme quoi il ne fait pas de doute qu’une certaine philosophie et la religion ont au moins une chose en commun : d’oublier la souffrance et la beauté devant nous pour fixer le regard dans l’infini du nombril (ou des étoiles, ce qui revient au même, car l’infini c’est… l’infini).

[4] On se situe bien sûr à l’époque où le « clochard » naquit (le mot), à la fin du XIX siècle.