11 décembre  2000 Le tour du moi en deux minutes. Je sors du livre. Première vague. « Le soleil est gratuit. Profitons-en », disait-elle. Avec elle mon corps soupire et implose dans un noyau de solitude. Ça fait mal. Deuxième vague. Il frotte le plancher à mes pieds. Des bûcherons creusés de fatigue et des replets journalistes à lunettes passent directement de la Suisse de 1958 à mon intestin. Ça fait mal. Troisième vague. Un disque avec des chansonnettes italiennes des années soixante. Le vague à l’âme des dimanches après-midi. Sans femme. Ça fait mal. Quatrième vague. Des Scandinaves murés et des Arabes courbés. Que fais-je ici, dans cette ville blanche ? Que fais-je ? tout court. Rien. Cinquième vague. Je souris à un enfant aux cheveux de neige et à la parole barbare. Il me regarde comme s’il était mon grand-père. C’est triste et pauvre. Sixième vague. Une fille se dore sur un toit tout blanc. Ça brûle. Je ne la connaîtrai jamais. Le soleil est gratuit. Profites-en. Les vagues deviennent seiches. Je replonge dans le livre

 

12 décembre  2000 Pecunia non olet. « L’argent n’a pas d’odeur » disaient les Romains qui n’ont pas brillé par leur originalité mais qui, de bon sens, en avaient à revendre. Impossible de les imaginer dire, par exemple : l’argent n’a pas de saveur. Ça aurait poussé les empiristes invétérés, les Saints-Thomas ante litteram à demander à goûter, avec le risque qu’ils y prennent goût, les malins. Qui ne sait pas que des goûts on ne discute pas ? Ils n’étaient pas assez méprisants du bon sens de leurs concitoyens pour dire que, l’argent, on ne peut pas le toucher. Des paysans du Latium, assis au forum, en train d’écouter un riche orateur qui n’a pas la langue dans la poche dire que l’argent ne peut pas être touché ? Ils se seraient rués sur lui, ils lui auraient arraché la toge pour chercher quelques sesterces et la… langue. Et dire que l’argent ne se voit pas ? Cela, vraiment, pour eux aurait été inconcevable. Trop abstrait. Et en même temps trop concret. Comment penser à l’argent électronique à une époque où les ordinateurs avaient encore des prix inaccessibles même pour l’élite de l’Empire ? Mais, maintenant, l’on n’est plus à l’époque des Romains ! Le nouvel Empire est plus sophistiqué. On est moins bons enfants. On connaît l’histoire, nous. On est prêt à accepter que l’argent ne se voie pas. Non seulement ça. On peut accepter qu’il ne se touche pas, qu’il n’ait ni odeur, ni saveur. Prêts à accepter qu’il ne serve plus à rien. Comme Dieu. Et si en observant le style de vie de certaines personnes, on a la vague impression que l’argent s’est simplement transformé, qu’il est peut-être mort en tant que « billet » mais qu’il est ressuscité sous une autre forme ? Que faire ? Comment demander quelque chose qui ne se touche pas, qui ne se voit pas… Que faire, si personne n’en a ? Faisons un exemple. On voit un mec bien habillé qui embrasse un pétard d’au moins trente ans de moins que lui, en buvant du champagne rosé au restaurant « Les gourdes ». On lui demande de s’expliquer. Comment fais-tu ? Avec quoi achètes-tu le bonheur ? Il risque de dire du n’importe quoi. Le bonheur ne s’achète pasmême si avant on pouvait l’acheter, maintenant c’est fini… il n’y a plus d’argent… on n’achète plus rien… plus rien je vous assure... c’est comme ça… j’ai bossé, moi… je me suis sacrifié, dans ma jeunesse… faites comme moi… Mais vous, vous ne voulez pas faire comme lui. Ça pue. Vous sentez qu’il y a quelque chose de pourri, certes pas l’argent… il y en a plus, et puis, même s’il y en avait encore, il ne puerait pas… et pourtant… quelque chose pue… quelque chose en lui pue… son style ! Une puanteur nidoreuse, comme disent ceux qui nous emmerdent avec leur langue châtrée… Mais, nidoreux ou pas, ce vieux con  n’échappera pas… Il aura la figure et le cul cassés…. Vive la société sans argent !

 

L’argent n’a pas de goût. Il suffit de regarder avec qui il se tient.

 

Pour sourire.

Si le langage creuse des clivages,

D’affection. comblent les actions

 

13 décembre 2000 Québec : les amis du français. « Aujourd’hui alors que le futur appréhendé est devenu réalité, nous n’avons plus le choix (…) une politique de population s’impose ». Je ne ferai pas semblant de croire que le futur que ces sociologues de l’INRS appréhendent est celui de la pauvreté grandissante, du fascisme galopant sur le Net, d’une guerre déclenchée par les intégristes qui s’affrontent au Moyen Orient, de la psychologisation généralisée…. Non, leur appréhension est plus du style de « chez nous » : ils ont peur pour la langue française. Ils ont peur, mais, la peur ne les paralyse pas, ils ont même une idée géniale : pour augmenter le nombre de francophones, il suffit d’attirer vingt cinq mille étudiants étrangers en plus par année en leur faisant payer les frais de scolarité comme les Québécois pourvu qu’ils engagent « à passer au moins douze ans de leur vie professionnelle ici ». Vous avez bien lu : douze ans ! Disons en moyenne de l’âge de vingt deux à trente quatre ans. Tout un contrat ! Si cela n’est pas du fascisme dites-moi ce que c’est ! De la stupidité ? Oui, mais la stupidité organisée et violente c’est le fascisme. On veut les prendre en otage pendant le temps de la vie où l’on rêve de liberté, où l’on peut s’enrichir (dans la têtes et dans les tripes) avec des coups de têtes, où les prisons (même grandes comme le Québec) font mal aux entournures. Ce qui est grave c’est que je n’ai pas lu ça dans un site farfelu, ou dans Allô police, je l’ai lu dans le journal de l’intelligentzia québécoise. Qu’est-ce qu’on attend pour emprisonner pendant douze ans les sociologues de l’INRS dans l’île d’Ellesmer ? Elle est très grande, presque comme le Québec et elle n’est pas francophone, pas du tout. Qu’est-ce qu’on attend pour demander la fermeture du Devoir, pour participation à une bande de cons ?

 

Côte d’Ivoire : religion et violence. La religion est là pour justifier des tueries ou pour les causer. Qu’elle soit devant ou derrière, qu’elle soit cause ou excuse, je m’en fous. Je rêve d’un monde sans religion. « Et les idéaux des religions ? » me dit-elle, « On peut laisser tomber les religions mais on doit reprendre leurs flambeaux. » Non. J’ai déjà pensé cela. J’ai changé d’avis. Il n’y a pas un seul monothéisme qui ait une parcelle qui ne soit pas pourrie, qui contienne une bribe de vérité. Il n’y a rien d’unique. Surtout pas Dieu. Surtout pas Allah, surtout pas Jésus, surtout pas le Dieu des Juifs celui qui est à l’origine de toute la merde monothéiste. À l’origine des trois sectes de la haine. On propose de diviser la Côte d’Ivoire en deux selon l’appartenance religieuse. Quelle merde ! « Ce n’est pas un problème de religion. C’est une histoire de pouvoir, les Français d’un coté et les Américains de l’autre. » Les Américains avec les Musulmans ? Ou les Musulmans avec les Américains ? Les Français avec les Chrétiens ? Quelle merde ! Une unique merde divine. Deux Dieux de merde.

 

États Unis : comptage et démissions. C’est fait. Ils ont leur président. Nous avons l’empereur. J’espère seulement qu’il aura la classe de faire recompter les bulletins lorsqu’il sera bien installé à la Maison Blanche et de donner sa démission si…

 

États Unis : scandale. Il y a des gens qui se disent scandalisés par les choix politiques de la Cour Suprême. Est-ce qu’ils sont sérieux ? Leur naïveté est scandaleuse.

 

14 décembre  2000 Binaire. C’est le propre de la nature humaine — quand elle doit débuter une réflexion ou quand, lasse de conduire dans le brouillard des nuances, elle a besoin d’un lieu d’appui solide — de chercher la contribution solide et bien en chair de la dualité. Je et le reste du monde pour partir de la dichotomie qui, sans doute, fonde le besoin même de dualité ou matière et esprit qui, main dans la main avec vrai et faux, continue, qu’on le veuille ou non, à nous faire trébucher dans le champ philosophique sont (si on considère les sponsors des idées à la place des idées mêmes), avec Platon et Aristote, en remontant jusqu’à Wittgeinstein et Heidegger ou encore Derrida et Searle des exemples d’un binaire qui montre son importance bien avant l’arrivée des 0 et des 1 de l’informatique. L’informatique trouve le terrain déjà remué par une culture millénaire qui n’attendait que le « flip-flop » de la nouvelle électronique pour réaliser le vieux rêve d’émuler le créateur et donner un souffle vital à la matière, pour la rendre esclave de ses propres lois et la rendre ainsi paradoxalement autonome. Autonome par rapport à l’homme. Mais si le Créateur s’est trompé sur deux ou trois petites choses, quelles erreurs devons-nous attendre des hommes ? De cette œuvre qui, selon certains, n’est pas sa plus grande réussite.

 

15 décembre 2000 Infini. Seule notre ignorance est infinie sur cette terre. Mais pour se maquiller, elle a inventé la parole qui est infiniment riche.

 

Des grands hommes. Comme exercice, essayez d’imaginer des hommes infiniment grands, Disons, pour rester avec les pieds sur terre, des hommes dont la tête est grande comme… comme notre galaxie par exemple — et le reste en proportion. Dans cette expérience de pensée pensez que ces hommes, si grands, continueraient à se poser des pourquoi, c’est-à-dire qu’ils resteraient psychologiquement des enfants. Quelle serait leur vision de la réalité ? Est-ce qu’ils auraient découvert les lois de la physique que nous avons découvertes ? Ou est-ce qu’ils auraient trouvé que les mouvements des planètes suivaient des lois valides seulement statistiquement ? Maintenant, faites faire un léger détour à vos pensées et imaginez que la tête des hommes a les dimensions, disons d’un milliardième d’un électron (soyez « réalistes » est acceptez l’idée que les électrons existent vraiment). Est-ce qu’ils auraient découvert les lois de la physique que nous avons découvertes ? J’en doute. Ils auraient certainement trouvé que les particules élémentaires se comportent d’une manière tout à fait déterministe. Il n’y aurait probablement pas eu une mécanique quantique « opposée » à une mécanique classique. Et alors ? Un détour pour montrer qu’on est pris avec les dimensions du corps. Que ce sont les dimensions de notre corps qui dictent le rapport qu’on a à la nature. Ce sont elles, aussi, qui nous ont permis d’inventer le langage. Et les animaux ? Oui, et les animaux ? Et les cailloux ? Oui, et les cailloux ? Un simple détour. Mais un détour en vaut un autre, n’est-ce-pas ? L’important c’est de détourner.

 

Artificielle. La différence entre naturel est artificiel est artificielle. Mais, il y a artificiel et artificiel.

 

16 décembre  2000 O mon ami, il y a trop d’amies.

 

17 décembre 2000 Les amis de Spinoza. Si l’amitié ne peut plus être comme celle qui exista entre Euryale et Nisus (Il ne fit qu’aimer trop un malheureux ami[1]) ou Achille et Patrocle (Que je meure à l’instant puisque je n’ai pas pu arracher mon ami à la mort) ou Enkidu et Gilgameš (Enkidu (…) mon vêtement de fête, et l’écharpe de mes ébats !), ce n’est pas seulement parce que les temps sont moins orageux et la mort une relation privée. Si l’amitié entre Montaigne et La Boétie et celle entre Saint-Loup et le Narrateur nous font penser à l’au-delà de l’amitié, ce n’est pas seulement parce que nous sommes plus libérés. Si les amitiés imbues d’amours qui crispent les enfants de Ducharme sont appréciées par des âmes simples ce n’est pas seulement parce que les fleurs de la littérature poussent dans un jardin pas tout à fait réel. C’est surtout parce que la psychanalyse a nettoyé les interstices de la conscience d’une poussière millénaire, parce qu’elle a rendu l’amitié adulte. L’a portée à la place que Spinoza avait préparée : chez les hommes que la raison a rendus libres. N’est-ce pas Spinoza qui, dans la démonstration de la proposition LXX de l’Éthique écrit : « L’homme libre s’applique à se lier aux autres hommes par amitié », n’est-ce pas toujours lui qui, dans la démonstration de la proposition suivante, dit : « Seuls les hommes libres sont très utiles les uns aux autres, et sont unis entre eux par le plus grand lien d’amitié (…) ils s’efforcent dans un pareil élan d’amour de se faire du bien les uns aux autres. » ? Il fallait bien qu’on creuse le fond de l’irrationnel pour saisir l’importance de la corde qui relie les épaves de notre moi et qu’on appelle raison. Il fallait bien passer par Nietzsche et Freud pour arriver à Spinoza.



[1] Tantum infelicem nimitum dilexit amicum. (L.IX. vers 430)