18 décembre 2000 Amitié délicate. C’est connu, l’amitié est une fleur délicate qu’il ne faut pas oublier d’arroser. Et, surtout, qu’il ne faut pas trop arroser. La naissance de l’amitié est un mystère, mais le mystère encore plus grand, c’est sa survie. Bull shit ! Dans ce que l’homme a su inventer, l’amitié est ce qu’il y a de plus résistant aux intempéries des sentiments. Ce n’est pas du solide. C’est du super-solide ! L’amitié est la seule fleur de l’âme qui n’a pas besoin d’être arrosée et qui n’est pas dérangée par trop d’eau. Il n’y a nul mystère dans sa naissance : elle naît quand deux esprits se découvrent des affinités. Nul mystère dans sa mort, car elle ne meurt pas. Le renversement a été facile, mais ce n’est pas de ma faute si la paresse des autres me facilite le travail.

 

Amitié encore. L’amitié est gratuité et générosité, elle est l’expression d’une vie qui dépasse le stade animal pour entrer dans la culture mais qui, de l’animal, garde le manque de morale, l’immédiateté de la compréhension et l’absence de raison. « Je n’aurais jamais cru que mon ami puisse me trahir », avec des variantes plus ou moins importantes on a tous souvent entendu ce refrain. Mais un ami ne peut pas trahir. L’ami dans l’ami ne voit pas de « défauts » : il sent la souffrance ou la joie, il voit le chaos, il écoute le cri, il ramasse les restes. Dans l’amitié, ce que les autres appellent trahison, n’est que le mystère de la liberté et de la solitude de l’autre. L’amitié pour exister a besoin non seulement que l’on accepte la complexité de l’autre sans la comprendre, mais qu’on soit fier et apaisé par cette non compréhension. Que l’on soit heureux de tout accepter de quelqu’un qui un jour, par on ne sait quel hasard, est entré dans le cercle.

 

L’ami ressuscité. « Pour moi, t’es mort », m’avait-il dit dans un lointain septembre de 1992. Ça faisait douze ans qu’on se fréquentait au moins deux fois par semaine. On était des amis. On mangeait — presque toujours chez lui — il racontait ses aventures et de temps à autre je faisais mes tirades. Sa femme assentait. Un jour il sous-évalua mes liens avec mon frère. Je m’expliquai. Il ne n’aima pas. Pour lui j’étais mort. Depuis quelques jours j’écris sur l’amitié et Maxime est souvent à l’arrière plan (lui qui haïssait être en arrière !) de mes espèces de réflexions. Je décide donc de l’appeler. Il a l’air très content. Diane aussi. Je suis ému. Comme eux. Après trente seconde, tout était comme il y a huit ans. Huit ans effacés. Il me raconte ses aventures. Je lui dis : « Tu sais, mais mère est morte et je ne pensais pas qu’à cinquante ans… je dis souvent à mes amis ta célèbre phrase ‘il faudrait naître orphelin’ ». « T’a oublié la deuxième partie, orphelin et fils unique », qu’il me précise.

 

19 décembre 2000. Cultivés I. Savez-vous qu’en français il y a seulement sept lettres initiales de mot qui sont suivies d’un « h » ? Vous ne le savez pas ! Et que Bhakti est le seul mot qui commence par « bh », et Ihram le seul en « ih » ? Ça non plus ? Quels ignorants ! J’ai toujours dit que les nouvelles générations ne sont pas cultivées ! Les réformes des années soixante ont foutu en l’air l’école, et avec l’école la famille, la religion, l’État. Tout ce qui permet à la communauté humaine de vivre en paix. Ou en paie ?

 

Cultivés II.

    Qui a écrit L’esprit du mâle ?

    Lacouille-Labarthe.

 

Cultivés III.

    Qui a écrit Le mâle d’esprit ?

    Labarthe-Lacouille

 

20 décembre 2000 Réveil mécanique. Toujours la même question « Jé té réveille ? ». Il me fait chier. Oui, il me réveille, oui je sais que j’ai l’examen sur l’epistémerdologie de la mécanique quantique. La MQ comme il dit. Mon cul ! Putain, je n’aurais pas du répondre à ce téléphone de merde. Mais c’est mécanique. Incapable de ne pas répondre, comme il sonne… comme quand le gros con mou de la librairie me dit de travailler le dimanche ou Ness… Je m’en fous de l’examen. Je dors encore une heure. Il est seulement huit heures et demie.

 

     

    Oui… eeeh… dix heures.

     

    Ouais… non… je lisais sur le lit…

     .

    Mais, je n’ai plus le temps et puis je n’y comprends rien.

      

     Trop intello… Non j’ai assez lu…

      

    Ciao

 

Il me fait chier avec cet Heidegger. « Tu t’es rendormie ? ». Avec cet air d’étonnement qui me fais chier. Mais… merde ! Je fais ce que je veux. Putain, dix heures. Je n’ai pas lu l’article de Kuhn… Où ai-je mis les notes que j’ai pondues hier ? quel bordel… j’en ai marre de toutes ses conneries… les chocolats pour Jessica, elle aussi elle m’emmerde… je cours comme une conne, je lui achète ses chocolats préférés et elle n’est pas au rendez-vous… les voilà.

 

MQ un. La physique est obligée de dépasser l’intuition pour essayer d’expliquer les phénomènes. Même des concepts très simples comme celui de vitesse et d’accélération sont des concepts assez éloignés de ceux que notre intuition nous donne. Que la vitesse soit un vecteur, que l’accélération soit la dérivée de la vitesse par rapport au temps sont des concepts trop abstraits pour le sens commun. Même la loi de l’inertie qui pourtant semble si simple est moins « naturelle » que ce qu’on pense. Je ne me rappelle même plus ce qu’elle dit, un corps qui se meut, un corps qui se meut… bordel, il va pas me demander ça  Si les lois de la physique étaient si intuitives, la physique aurait été bâtie sur des fondations solides bien avant Newton. La physique est obligée de dépasser l’intuition mais… l’être humain a besoin de l’analogie pour comprendre, pour avoir une compréhension qui dépasse la simple explication discursive. Je n’aime pas « discursive » je préfère rhétorique. Mais s’il est vrai que l’analogie est fondamentale pour comprendre, il est aussi vrai que l’analogie nous lie au passé ce qui rend difficile la compréhension des « vraies » nouveautés. En effet, dans la mécanique quantique on voit très bien que les doubles effets de l’analogie jumelés aux paradigmes cachés paradigmes cachés je ne me rappelle plus où j’a pris cela des chercheurs (leur idéologie, leurs positions philosophiques implicites, etc.) engendrent des positions théoriques fort différentes parmi les physiciens. À peu près et puis ce réactionnaire de prof ne comprend rien.

 

MQ deux. Il est bien connu que le nom des particules élémentaires constituant les protons et les neutrons « quark » est tiré d’un roman de James Joyce. Ce qui l’est peut-être moins, c’est que Joyce et la physique sont liés d’une autre manière beaucoup moins agréable. Le secrétaire du comité central du parti communiste de l’URSS, Andrej Jdanov, célèbre pour avoir durement attaqué Joyce comme représentant d’une culture bourgeoise dépravée, n’épargna pas les physiciens qui suivaient l’interprétation de Bohr : « Les régurgitations kantiennes de certains physiciens atomiques modernes bourgeois les ont conduits à des conclusions du genre que les électrons sont doués de ‘libre arbitre’, à la tentative de décrire la matière comme une espèce de combinaison d’ondes et d’autres expédients diaboliques de ce genre-là. » Politique, philosophie, littérature, physique, tout est mélangé. Normal, car les séparations trop propres laissent toujours des restes intraitables. Cool, celui-ci.

 

MQ trois. La mécanique quantique qui semble être une théorie qui lutte contre les dogmatismes a en effet introduit un dogmatisme paradoxal pire que les précédents (ce dogmatisme, nous aimerions l’appeler dogmatisme post-moderne) ça m’amuse écrire nous, il me semble de ridiculiser tous les universitaires… Ce « dogmatisme » consiste à disqualifier tout ce qu’on peut dire (ou faire) d’« objectif » ou, pour employer leur terminologie, il considère comme impossible tout « Méta-récit ». Mais les grands récits seront toujours possibles et nécessaires tant que l’injustice et l’obscurantisme seront présents dans notre société. J’aurais dû mettre la religion aussi. Peut-être que l’impact le plus important de la mécanique quantique sera de montrer que les choses sont toujours plus compliquées qu’on ne le pense mais que, comme le berger de Nietzsche, il faut à un certain moment avoir la force d’étêter le serpent. Ça j’aime. Ça m’a pris trois heures pour l’écrire mais j’aime et puis je suis sûre que ça le fait chier… c’est surtout pour ça que je l’aime.

 

Et puis, je m’en fous. Aucun intérêt. Et ces cons qui s’en foutent du procès. Moi je ne m’en fous pas mais par contre qu’est-ce que j’en ai à foutre de tout cela. Y a plus de café, ça va mal ce matin… je suis vraiment de mauvais poil… putain, encore le téléphone.

 

    Ouais..

     

    Je sais…

     

     Ouais

     

     Non… je sais

     

     Ouais.

     

     À la bibliothèque.

 

Merde ! Il m’a appelée trois fois. Je devrais rater l’examen pour le faire chier. Putain il est midi et demi. Mon agenda… l’examen est à deux heures…Les chocolaaats…. Meeeerde… le livre de Feynman tout taché….

 

21 décembre 2000 Pourquoi y a-t-il quelque chose et pas plutôt rien ? Il doit avoir raison, quand il dit qu’il s’agit de La question. Moi qui ne suis pas Heidegger, ni n’aimerais l’être, je me pose souvent une question moins profonde. Pourquoi les choses sont-elles ainsi et pas autrement ? En effet ce n’est même pas ça, c’est bien moins philosophique. Je me pose plein de questions concrètes et utiles. Ça doit être cela qu’Heidegger n’aime pas. Par exemple : pourquoi y a-t-il des insectivores et pas des talibanivores ? Pourquoi la terre n’est-elle pas une glace à la pistache ? Pourquoi le cœur n’a-t-il pas des dents, ou les orteils des oreilles ? Pourquoi va-t-il chez le psychanalyste avec des sornettes et pas avec des tenettes ? Pourquoi pour exprimer l’idée d’effort on dit conatif et pas conactif ? Il y en a pour tous les goûts, tous les âges, tous les fous et tous les pages : elles sont socratiques et démocratiques, maxillaires et brumaires, halitueuses et rouscailleuses. Elles sont infinies, dans le courant de la vie. Elles sont beaux, elles sont des mots (par amour de la rime, le féminin je lime). De la profusion naît parfois la contestation et de la confusion l’indignation qui est la mère belle de la révolution. Pourquoi les sous-fifres s’empiffrent, la religion fait des couillons ? Pourquoi l’école est une taule, la culture souillure et le divers pervers ?

 

22 décembre 2000 Par Zeus. Plutarque écrit qu’Euripide changea le vers :

« Zeus ? — qui est Zeus ? Je n’en sais rien que par ouï-dire. »

par

« Zeus, — dont la vérité nous enseigne son nom. »

Euripide, un Galilée ante litteram qui n’a pas eu son Brecht.

 

23 décembre 2000 Café et muffin. Moins vingt et il vente, mais elle ne semble pas avoir froid. Elle fixe les voitures sur Saint-Urbain avec un sourire contenu et ne daigne pas un regard vers le clochard qui a établi sa demeure dans l’abribus. On la dirait sans vie, si ce n’est la lumière chaude que répandent ses jambes. On dirait une statue, si ce n’est l’ombre légère que dessinent ses cuisses. Je n’ose pas lui parler. À midi, l’excuse du ventre me fait faire un détour sur Sherbrooke. Le ciel est calme de neige. Une peur discrète rend ses yeux encore plus mystérieux. J’ose un sourire.

    Deux muffins et deux cafés, s’il vous plaît.

    Doux ou corsés ?

    Corsés.

    Pour emporter ?

    Oui, merci.

On prendra le café dans l’abribus, je lui demanderai de me parler de sa vie, de me dire où elle a appris ce calme et d’où vient cette peur légère. Je lui passerai ma cape, si elle a froid. On deviendra des amis. Qu’est-ce qui ce passe ?… Elle gît complètement lacérée, les jambes sur la banquette, la tête froissée sous un rouleau et le reste, le vent l’a caché sous un camion orange. Un sale employé vient de la décoller pour mettre une publicité de Dior.

     Puis-je la prendre ?

     La Senza ? Non, je dois la ramener…

     Je vous en prie. On était des amis… et puis elle est dans un tel état !

     Allez-y !

     Merci. Vous voulez un café ?

 

24 décembre 2000 Résistance. Je n’aime pas le mot résistance. Parfois je le respecte, j’ai éventuellement des égards pour lui, mais je ne l’aime pas. On résiste toujours à quelque chose qui a la force d’attaquer et, personnellement, je préfère l’attaque. Même la résistance qui attaque, je ne l’aime pas, car elle met encore au centre ce à quoi on résiste — en attaquant. La résistance est hargneuse et respectueuse. À la résistance je préfère la révolte. Je n’aime surtout pas la résistance lâche de ceux qui résistent avec les mots mais suivent le courant dans l’action. Comme la psychanalyse qui dit résister à la raison mais qui la suit comme un vieux chien suit son vieux maître.

 

Religion. En Indonésie on fait sauter des églises. On, qui ? Des athées ? des agnostiques ? des cyniques ? des amoraux ? des impies ? Non, bien sûr que non. Des hommes de foi ? des envoyés de Dieu ? des justes ? Oui, bien sûr des religieux, des contempteurs de la vie.

 

Athée. Savez vous pourquoi « athée » n’existe pas sans le « e » du féminin ? parce que les hommes sont trop pourris pour croire dans la vie.

 

Impie. Et impie ? comme supra.