25 décembre 2000 Ce n’est pas la reine des cloches. Elle, Élisabeth II, elle sait de quoi elle parle. Elle n’a pas appris les mathématiques pour vérifier la monnaie de l’épicier. Elle sait que le millénaire ne s’est pas terminé l’année passée — comme les commerçants ont voulu nous faire accroire. Dans son allocution de Noël elle a très clairement dit que This is the true millennium anniversary.
Accent. En Angleterre non seulement on réclame des réformes
de la monarchie, mais il y a même ceux qui quêtent la république. Des pauvres
ignorants. Ne savent-ils pas qu’il a fallu quelques centaines d’années pour
distiller le superbe accent d’Élisabeth II ? Se sont-ils demandé combien
d’années il faudra attendre avant qu’un président s’exprime avec un accent si
parfaitement doré ?
26
décembre 2000 Cerveau I. Le docteur Joseph Lurito de l’Université de
l’Indiana a découvert que « Contrairement aux femmes, les hommes
n’emploient que la moitié de leur cerveau pour écouter » Quelles
conclusions tirer ? Que les femmes écoutent mieux car elles emploient tout leur cerveau ou que
les hommes sont plus intelligents car ça leur suffit la moitié ? Ou, ce
qui a l’air bien plus intéressant, que la physiologie ne nous apprend rien
au-delà du physiologique ? Pour savoir que les femmes écoutent mieux il
suffit d’écouter.
Cerveau
II. Le professeur Keith Wesnes
a fait une découverte incroyable. Laissons-lui la parole : « À partir
de quarante cinq ans vous devenez sensiblement plus distrait, vous pouvez (…)
prendre plus de temps à vous souvenir du nom d’une personne ». Incroyable,
personne ce n’était jamais aperçu. C’est bouleversant ! Ça va à l’encontre
de toutes les idées reçues ! Il est important que l’État finance ce genre
de recherches qui permettent à l’homme de, finalement, se connaître !
Cerveau III. Une recherche réalisée par les chercheurs de l’institut Trempet et financée par l’ACSI (Association Canadienne pour le Sous-développement Intellectuel) a permis de démontrer que chaque année d’école après le primaire bloque une partie considérable du cerveau. Laissons la parole à Iketnuk, le responsable de la recherche : « Nous avons étudié 7 324 512 hommes et femmes entre sept et soixante-treize ans, de cinquante deux pays différents et nous avons trouvé que (…) chaque année d’étude ajoute en moyenne 423 lieux communs qui engendrent l’équivalent de 9,37 Gigacons (…) pour vous donner une idée de l’ordre de grandeur il suffit de penser que 100 Gigacons créent un parfait pamplemousse[1] (..) » Suite à cette recherche quarante sept universités du monde entier ont proposé à l’Académie suédoise Iketnuk pour le prix Nobel en Dérision appliquée.
27
décembre 2000 Manipulateur. « Une vraie manipulatrice », elle dit avec
orgueil comme je venais de caresser sa chatte qui n’avait cesse de se frotter à
mes mollets. Mon âme pria Dieu de la pardonner car elle ne savait pas ce
qu’elle disait, et ma voix :
« Sais-tu que L’homme sans qualités changea de carrière quand il
lut qu’un cheval pouvait être génial ? » Elle me regarda avec un
léger voile d’étonnement dans ses énormes yeux châtaigne : « C’est quoi que tu
veux dire ? Crache. » Je lui dis que je ne savais pas ce que je
voulais dire, mais qu’une chatte manipulatrice me faisait sourire ; je
n’eus même pas la classe de lui épargner le jeu sur les mots que n’import quel
couillon aurait fait : « Elles préfèrent être manipulées ». Pour
fermer cette parenthèse gênante, je lui demandai un café.
—
Tu
me prends pour une nouille. Tu crois que je ne peux pas te suivre dans tes
contorsions intellectuelles et tu changes de discours…. comme d’habitude.
—
Ce
n’est pas ça… c’est sans intérêt… c’est une association crétine, comme j’en
fais à tout bout de champ.
—
Quand
ça fait ton affaire les associations, même les plus crétines, sont importantes.
Elles permettent à l’inconscient de…
comment dis-tu ? de… parler à l’inconscient de l’autre…
—
Tu caricatures.
—
Alors vas-y.
—
C’est sans intérêt…
mais… c’est simple. Pour moi « manipuler », c’est ce qui caractérise
les humains parce qu’ils sont les seuls à avoir des mains. À l’origine, pour
nos ancêtres les Romains, le « manipule » est une poignée d’herbe ou
de foin assez petite pour pouvoir en faire quelque chose avec ses mains — pour
pouvoir la manier. Les vaches mangeaient, tiraient ou ruminaient le foin
mais ne le manipulaient pas. Les animaux ne peuvent pas manipuler car ils n’ont
pas de mains… C’est par translation que, par la suite, on parlera des manipules
dans les légions.
—
Ça je le sais. Comme
toi, tu sais que manipuler a aussi une signification plus abstraite…
—
Oui. Mais, même le sens
plus abstrait d’influencer reste pour moi chargé de… de mains. Si tu
veux que je dise une de ces idioties qui semblent profondes seulement parce
qu’elles juxtaposent des concepts qui d’habitude ne se parlent pas ; du
genre qui, sans doute, ne mérite même pas le nom de contorsion, alors je te dis
que, sans les mains, il n’y a pas de parole, que l’homme est l’animal avec des
mains et seulement après un animal qui parle et donc politique.
—
Je vois. Ça devient
lourd.
—
C’est à cause de cela que j’ai pensé au
cheval génial. Comment un cheval peut-il être génial s’il n’a pas de
mains ? Tu vois, c’est bien bête.
—
Oui, c’est bien bête.
28
décembre 2000 Cuisiniers et élite. Comment ne
pas penser à ce que Martial écrivit d’un poète qui l’accusait d’avoir un style négligé:
« Je préfère que les plats que je sers à ma table plaisent aux invités
plutôt qu’aux cuisiniers ! », après avoir regardé Gladiateur, le
film hollywoodien qui a tant de succès de public mais que les
« cuisiniers » n’apprécient point ? Culture populaire et culture
d’élite se mesurent depuis des millénaires dans la lice des mots avec des
résultats qui semblent moins dépendre de la valeur des œuvres que des cris des
spectateurs au pouce tranchant. Comme s’il n’y avait d’autre choix que de
diriger son pouce vers le ciel ou vers la terre ! Est-ce possible d’aimer les
deux ? Peut-on aimer Roi Lear de Goddard et Gladiateur ? La lucide
transparence de Mallarmé et la houleuse confusion de Proust ? Les matchs
de hockey et ceux de polo ? Une brune maigrichonne et une blonde en
chair ? Altdorf la fermée et New York l’ouverte ? La fade polenta et
le caviar précieux ? L’ami fasciste et celui communiste ? Le pédé
invétéré et le macho ridicule ? Le Lénine de l’État et Nietzsche le
destructeur ? La neige du Québec et les bougainvillées de Sicile ? La
mélancolie du soir et la joie du matin ? Le lit chaud et la route
froide ? Oui, on peut. Mais on peut aussi ne pas être capable de les
aimer. On aime ce qu’on peut. On aime ce qu’on aime.
29
décembre 2000 Belle soirée d’un
côté. Une soirée très bien commencée et puis ce « Chez Gallimard, il
n’y a pas de boxing day ! » que la petite proféra sans
rougir. Pas possible. Et elle se dit anarchiste ! Si au moins elle avait
défendu sa position en disant qu’il ne faut pas faire d’escomptes sur les
livres parce que les livres éloignent de la lutte politique ! Mais non.
Touchez à tout, mais ne touchez pas ma librairie ! Si elle n’était pas une
femelle je la toucherais dans un boxing date
Belle
soirée de l’autre. Je n’aurais pas
jamais cru qu’Ik puisse penser que j’étais sérieuse. Je me laisse souvent avoir
par ses airs de monsieur-je-comprends-tout. Comment peut-il imaginer que je
pourrai dire sérieusement « Mais, chez Gallimard, il n’y a pas de boxing
day parce qu’on vend des livres ». Je suis très contente si chez
Archambault ils font 35 % d’escompte ! Je n'en ai rien à foutre des gains de la
famille Gallimard. Je veux dire que j’en ai beaucoup à foutre mais dans un
autre sens. Il faudrait que les livres soient gratuits. Tout doit être gratuit.
Tout. Et pour moi tout signifie tout. Pas comme ce catho-Inuit qui ne sait que
valoriser la souffrance et le devoir et pour qui tout a un prix. Je m’en fous
si ses grands-parents ont choisi le suicide pour ne pas peser sur la famille.
Je me refuse de porter la croix de ce passé
30
décembre 2000 Lacan traduit. J’ai parfois l’impression que c’est le propre de la langue anglaise de
rendre précis des concepts flous — ce qui, pour un Italien qui « vit en
français » et qui est loin de maîtriser l’anglais, est assez paradoxal. À
moins que ce ne soit pas là le hic. Qu’étant moins sûr de ce qu’on
entend, on ouvre beaucoup plus les oreilles et on bâtit des chaînes avec de
nouveaux mots qui sont moins poissés par les épreuves de l’enfance que ceux de
la langue maternelle. Certains disent que c’est un problème culturel et que la
langue anglaise, en tant que langue de la modernité et de la technique, est
plus pragmatique, etc. Probablement un peu de tout cela. Mon rêve c’est de lire
un livre de commentaires de Lacan en latin. Écrit par Martial, par exemple.
Je ne sais plus qui (mais c’était un grand
penseur, de cela j’en suis sûr) disait qu’on ne peut pas traduire en
anglais Heidegger. J’ai lu les mêmes considérations sur Nietzsche. Je dis les
mêmes choses sur Dante. Quand je lis Dante en français, je me retrouve avec une
poignée de cendres : la poésie a disparu et des concepts maigrichons
cliquettent dans des histoires trop sèches. Ce qui ne fait que confirmer le
lieu commun disant que la poésie est intraduisible ou, ce qui est exactement la
même chose, que la traduction d’un poème est une nouvelle création ou que plus
un poète est grand et plus il est intraduisible — si Goethe trouvait la
traduction du Faust un chef d’œuvre n’est-ce pas parce qu’un autre grand
poète, Nerval, l’avait récréé ? Cela signifie que, si Heidegger et
Nietzsche, pour reprendre notre fil, sont intraduisibles c’est parce que la
dimension poétique de leur écriture est fondamentale. Imaginons que cela soit
vrai. Donc moi, ne connaissant pas l’allemand, je perds beaucoup du
« vrai » Nietzsche et le Nietzsche que je crois connaître est un
mélange de Nietzské, Nitché. Naitche.[2].
Mais, alors, comment expliquer que quand je lis des commentaires sur Nietzsche
écrits dans une des mes langues (et des siennes) par quelqu’un qui le lit dans
l’original, comme Steiner, j’ai l’impression que nous connaissons le même
Nietzsche ou que souvent, je suis en désaccord total avec des exégèses de
philosophes français qui l’ont lu, comme moi, en français ? Si je repense
à Dante, cela signifie que la composante poétique, et donc intraduisible, de
Nietzsche, n’est pas si importante — ce qui n’est pas tellement étonnant pour
un philosophe. Ce qui serait encore moins étonnant pour un psychanalyste. Et
Lacan donc ? Pour Lacan il y a la difficulté de la traduction du lacanien
au français et du français à une autre langue. Ce qui nous présente un nouveau
problème : est-ce plus facile traduire Lacan en français ou en
anglais ? Dit d’une autre manière : est-ce plus « vraie »
la traduction de Lacan en français ou en anglais ? Cette question pourrait
déclencher la colère de plusieurs lacanien[3]
qui pensent que Lacan écrit en français mais qui ne savent écrire qu’en
lacanien et affirment qu’il n’y a pas d’autre manière de parler de la
psychanalyse. J’en doute. Et, en petit rationaliste que je suis, je vous invite
à faire une expérience calquée sur celle que Searle présenta pour combattre une
vision trop simpliste de le « compréhension ». Imaginez donc que vous
avez lu tout Lacan et qu’un autre lacanien vous pose une question quelconque
sur le sujet ou l’identité ou la forclusion, ou l’objet
petit a, une question vraiment quelconque. Imaginez aussi que vous êtes
capable de répondre en Lacanien (je vous assure que c’est très facile si vous
n’avez pas perdu la capacité de singer propre aux singes et aux enfants), votre
interlocuteur aura l’impression que vous avez compris. Pour mieux s’en assurer,
il pourra vous questionner sur le S barré et vous, avec une aisance qui
frôle la perfection, vous pourriez lui mettre le nœud à la figure. Avez vous
compris Lacan ? Peut-être qu’oui, peut-être que non. Votre interlocuteur
ne pourra jamais le savoir. Tout ça est bien banal. Mais est ce que vous avez
compris ? Sans doute que vous non plus vous ne le savez pas. Mais essayez
maintenant de le dire dans une autre langue (dans un français compréhensible à
un non lacanien) par exemple. Vous aurez des difficultés plus ou moins grandes.
Vous serez peut-être dans l’impossibilité de le traduire, Si vous êtes
incapable de traduire est-ce que cela veut dire que c’est intraduisible ou que
vous n’avez pas compris ? Vous ne le saurez jamais jusqu’à ce que
quelqu’un ne fasse pas une traduction que vous croyiez impossible. Lui, l’a
faite donc… donc je n’avais pas compris. Et si personne ne la fait ? Ça ne
veut pas encore dire que ce n’est pas traduisible. Ça veut peut-être dire que
personne n’a compris[4].
Ces considérations sur la traduction pour dire que
le livre, Lacan & the political[5],
m’a fait réfléchir sur Lacan beaucoup plus que tout ce que j’ai lu en
français. Mérite de l’anglais ? Pas seulement
Je dis bien réfléchir. Et comprendre ? Pour le
savoir, il faudrait que je traduise, que sais-je ? en latin, pour prendre
une langue au hasard.
31
décembre 2000 Un dimanche à la
campagne. Tous les trois autour de la
cinquantaine. Tous les trois n’aiment pas les
réveillons-chapeaux-trompettes-mirlitons. Ils bavardent du manque qui fonde le
désir, de l’Autre qui n’a pas d’Autre, de la révolution manquée, d’Œdipe à Colone,
C’est dommage mais il n’est pas assez joué, ils critiquent le prosaïsme
de Proust et sur Valéry ils ont des contentieux. Ils lisent des passages d’Anna
Karenina en faisant des considérations fort peu intéressantes sur la cigarette
et le politically correct. N’importe quoi les fait discuter, même
les robinets de l’évier. Après des incursions dans la métaphysique, l’ingénieur
du terne pose une question physique : « Sur l’évier, préférez-vous un
ou deux robinets, l’un pour l’eau chaude et l’autre pour l’eau
froide ? » Elles ne voient pas très bien l’intérêt de la chose mais
elles embarquent. Après quelques minutes la discussion vire au politique et à
l’histoire des classes. L’une croit que si parfois on préfère deux robinets
c’est parce qu’on a été habitué ainsi.
« Non,
ce n’est pas une question d’habitude. Dans la maison à la campagne, quand
j’étais petite, il y a quarante ans, mon père avait déjà fait installer un seul
robinet », dit la plus jeune des trois. L’ingénieur, qui ne renonce pas
facilement au dernier mot et qui, avec ses amis gauchistes, aime souligner ses
origines prolétaires, y met le paquet :
—
Dans
ma maison il n’y avait pas de robinet. Il n’y avait pas d’eau.
Ta ta ta tam !
[1] Le pamplemousse est le type sociologique le plus dangereux pour la survie de l’homo sapiens sapiens, après Dieu, bien sûr.
[2] Le mélange des trois langues (Italien, français et anglais) dans lesquelles je l’ai lu.
[3] Et non seulement des lacaniens. Derrida est un autre qui croit dans la syntaxe de Lacan.
[4] Je fais des énormes simplifications car je sais très bien que l’on ne peut pas ne pas comprendre. On comprend toujours quelque chose. Plus ou moins de travers. Peut-être qu’on comprend même toujours de travers et que ce sont toutes les compréhensions « transversales » qui font la vérité.
[5] Yannis Stavrakakis, Lacan &
the political, Routledge 1999.