3 juillet 2000 3 juillet 1883, naissance de Franz Kafka. En 1919, il s’écrivit une très célèbre lettre sur les rapports avec son père, Hermann Kafka, qui la lut probablement en 1925, une année après la mort de son fils. En mars dernier, un membre du Trempet et T.W. Wernheimer de Die Lubeck Schule ont retrouvé dans les archives pragoises des Galanteriewaren, une lettre autographe de Hermann Kafka, Lettre à mon fils, datée du 23 mai 1927. Cette lettre, bien que retrouvée récemment, a déjà suscité de nombreux articles dont certains arrivent même à en nier l’existence. Conformément aux principes du Trempet de donner la parole aux muets-historiques, nous reproduisons ici des extraits de la lettre. Gallimard vient d’acheter les droits et publiera la lettre en 2001, dans le cinquième volume des œuvres complètes de Kafka (Franz). Nous ne lui avons pas demandé la permission de publier.

 

            Mon fils bien aimé,

Peu de temps avant ton départ, en octobre 1923, si je me souviens bien, tu écrivis à Max : « C’est surtout des lettres dont je me méfie. » Tu avais bien raison. Ottla m’a fait parvenir la lettre que tu m’adressas en 1919. Merci à Ottla et surtout merci à toi. Merci car elle t’as permis de dire clairement ce que tes récits montraient de manière si confuse — au moins pour quelqu’un comme moi qui n’ai jamais eu le loisir de passer beaucoup de temps dans les livres. Moi, je me méfie plus des récits que des lettres. Encore un signe de nos différends ? De nos différences ? Sans doute. Comme tu dirais je suis trop direct, trop intègre, trop présent pour apprécier l’atmosphère souvent floue de tes récits. [Suivent d’assez longues considérations sur La métamorphose et Le procès. Elles sont sans intérêt, si ce n’est pour les spécialistes de Kafka ou les psychanalystes.] Je n’ai pas ton génie littéraire ni ta capacité de renverser les concepts et les sentiments. Mais, l’un ne va pas sans l’autre et, malheureusement, je le sais. Je l’ai expérimenté sur ma peau. J’ai toujours eu l’impression que ton monde était un monde à l’envers où tu soulevais des pourquoi qui m’échappaient complètement. Mais, n’est-ce pas un peu comme ça pour toi aussi ? N’est-ce pas quand tu te fais les moins guider pas les pourquoi que tu es au meilleur de toi-même ? Tu aurais dû accepter qu’on était des gens humble, des commerçants, des gens pratiques, des gens des comment. La différence entre nous deux, et tu l’as toujours su, ce n’est pas tellement le caractère ou la constitution physique mais nos rapports au travail. J’ai passé ma vie à travailler et à penser comment vous donner une vie décente, tu as passé la tienne à penser et à travailler pour te donner une vie un peu moins malheureuse. (…) Comment aurais-je pu imaginer que le petit jeu que nous faisions quand tu avais quatre ans, se serait transformé dans cet Odradek qui fait gloser tant d’universitaires. Te rappelles-tu ? Tu te cachais et, pour te faire retrouver plus vite, tu criais « dek dek » et moi, en ouvrant la porte du vestibule : « Odraaadek ! ». Le titre du récit est bien choisi : Le souci du père de famille. Mais, pourquoi n’as-tu pas su retrouver la gaîté de ton « dek » ? Pourquoi seulement le sursaut provoqué par mon « ordraaa » que, pourtant, tu demandais ? Encore une fois ta souffrance crie que c’est de ma faute. (…) Dans la fin de la lettre tu te mets à ma place (mais, qu’est-ce que ta vie, sinon une tentative de te mettre à ma place ?) et tu me fais faire des objections à ta lettre. Certaines éléments des objections pourraient être miens (mais, dis-moi Franz, penses-tu vraiment que c’est possible de différencier ce qui est à toi de ce qui est à moi ?). Ils seraient miens si ta manière de les présenter ne les simplifiait pas trop. Tu me caricatures, même si tu ne t’arrêtes pas là. Si tu t’arrêtais, ce ne sera pas du « Kafka », je dis bien du « Kafka » (de l’acharnement des « Kafka » : de celui de mon père, du mien et du tien). Après avoir donné « mes » objections tu continues avec « tes » objections aux « miennes » : « À cela je réponds d’abord que cette objection (…) ne viens pas de toi mais de moi. C’est que rien, pas même ta méfiance envers les autres, n’égale la méfiance de moi-même, dans laquelle j’ai été élevé par toi. » Laisses-moi donc objecter à tes objections aux « miennes » (tu vois, je me laisse entraîner sur ton terrain terriblement complexe). La méfiance en toi-même, tu l’as cultivée sans savoir quand la couper et la faire sécher. C’est vrai, c’est moi qui ai mis la semence (y a-t-il une fonction plus importante pour le père ?), mais cela n’explique pas tout. Ta mère aussi était là. Ta mère surtout. Mais tu préférais t’attacher à l’absent. Que pouvais-je faire ? Extirper cette méfiance que j’avais semée ? Cela m’était impossible car moi aussi je l’avais reçue, et mon père aussi et probablement le sien. (…) La vague de la nouvelle psychologie, qu’on appelle psychanalyse, me mettras sans doute dans le rôle de père castrateur. Rien de plus faux. Tu connais l’importance du fils aîné dans notre religion. Tu sais combien de fois j’ai rêvé de l’enseigne Kafka & fils. Je te voulais fort et heureux. Tu me reprochais ma force et mon bonheur. Imagine un instant un monde à l’envers. Moi qui suis ton fils. Impossible ? Non, quelque part je commence à l’être. Je porte ton nom. C’est toi Kafka. (…) M’as-tu déçu ? Oui mais pas pour les motifs que tu as toujours présentés. Pas pour ce que tu dis dans la lettre. Tu m’a déçu à cause de ton incapacité à être heureux. Je sais, tu dis que c’est moi la cause de ça aussi ; que je n’ai jamais compris l’effet que j’avais sur toi. Tu m’as défini comme un tyran domestique. Tu oublies qu’à partir de tes seize ans toute la vie familiale était centré sur toi. Tu avais introduit la tyrannie de ton malheur. (…) Que peut un père devant son fils, qu’il aime par dessus tout, un père qui ne peut pas lui dire qu’il l’aime par dessus tout car cela le « castrerais » encore plus ? Que faire quand son propre fils se complait dans le malheur et se sauve ainsi ? Que faire quand on voit que son fils dévoile une réalité bien au delà de son rapport au père. et permet ainsi aux hommes de jeter un nouveau regard sur le monde ? (…) Il ne me reste pas longtemps à vivre. Après… qui sait.

 

4 juillet 2000 Sibylle Lacan, Un père, Gallimard 1994. J’ai honte. Pour l’auteur, l’éditeur, le libraire et moi-même qui ai lu ce flock-book en entier. En quatrième de couverture : « (…) ce livre (…) la volonté forcenée d’expression et d’authenticité par laquelle une femme conquiert sa propre langue ». J’ai honte pour le débile qui a écrit ces mots. Si j’étais une femme, comme je suis et fus, j’aurais honte que « femme » soit employé de manière si stéréotypée pour souligner la conquête de « sa » langue quand tellement de femmes on déjà conquis « la » langue.

 

Dans l’épaisse broussaille de la rue Saint-Laurent

Les cheveux inquiets

Ouvrait des sentes

Où son corps filait intact.

Le mien

Écorché par les basse ronces

Ne put l’épouser.

S’éteignirent

Les cheveux inquiets

Dans l’épaisse grisaille de la rue Saint-Laurent

 

5 juillet 2000 À partir d’un certain âge, pour des raisons souvent déniées, la famille loue ses enfants à l’école. Avec plus ou moins de constance et de finesse, les maîtres transvasent une ripopée d’idées et des valeurs dans des têtes qui savent encore se nourrir du grain et de la bonne ivraie. Pour comprendre les valeurs avec lesquelles une société piégera ses gnards, il n’y a rien de plus intéressant que les premières pages des livres qu’on destine aux écoles élémentaires. Le début de « La belle histoire de Leuk-le-Lièvre », un manuel de L. Senghor et A. Sadji pour des écoles d’Afrique Noire, met en valeur l’intelligence. Ce qui est assez étonnant, car l’intelligence, quand elle est employée intelligemment, est la meilleure arme contre les pièges des maîtres. Mais, ce qui est encore plus étonnant, c’est qu’ils ne prônent pas un genre d’intelligence qu’on améliore avec l’âge ou une intelligence mâtinée de sagesse ou abâtardie par la prudence. C’est l’intelligence qui gicle de la jeunesse, qu’ils proposent : « Si nous connaissons le plus jeune d’entre nous, nous connaîtrons en même temps le plus intelligent. ». La vraie, celle qui crée les valeurs, la friponne : « Et, moi, dit le Singe en se grattant, tenez je viens de naître. » Mais, le singe n’a pas été assez outrancier : « Attention ! Je vais naître. » C’est Leuk-le-Lièvre, « le plus rusé des animaux et le défenseur des faibles », qui a parlé. Que pouvons-nous en tirer — nous, Occidentaux qui avons fini l’élémentaire depuis quelques dizaines d’années ? Que les intelligents défendent les faibles ou que les défenseurs des faibles sont intelligents ? Ou encore que, quel soit le commencement, la morale sera toujours gagnante ?

 

6 juillet 2000 Est-ce pour empêcher la beauté de s’écouler, que les belles femmes à l’intelligence tenue marchent les cuisses serrées ?

 

7 juillet 2000 Cercle infernal. Le 28 novembre 1914 à Verneuil, meurt Jean de la Ville de Mirmont, une jeune promesse de la littérature française. Un morceau de papier froissée dans ses poches : « Si je meurs, faire dire à ma mère que ma dernière pensée aura été pour elle ». Sa mère dans l’avant-propos de La voie Royale dédié à son fils : « Mais les honnêtes femmes, les mères conscientes de leurs devoirs sont encore en France une majorité silencieuse et forte : celle qui a préparé la victoire et qui la parachèvera. » Ils font partie du CFBB (Cercle Familial Bourgeois Bordelais), celui de Mauriac et de Sollers.

 

Qui triche ? Dans la préface au Voyage autour du monde sans A de J. Arago, J. Roubaud cite un sonnet lipogrammatique sans E écrit au XVIIe siècle par Salomon Certon. Le sonnet termine avec le vers suivant :

Soit un los immortel à tout jamais acquis

dans lequel un E est immortalisé. Personne ne triche. Probablement un correcteur d’épreuves trop diligent troqua un latinisant immortal pour immortel. C’est dommage que je n’ai pas une copie électronique de La disparition, j’aurais, très volontiers, fait : Rechercher E.

 

Exagération exagérée. N’importe quoi pour me convaincre de faire un enfant. L’autre jour, quand je lui opposai que l’enfant aurait limité mon activité politique, il eut le mauvais goût de me dire « Tu pourras lancer ton bébé contre les policiers. »

 

Adbusters no 31. Journal of the mental environmement. Qui le fait ? Qui le finance ? Ses buts ? D’où vient-il ? Je ne sais pas (encore). Sa guerre au pouvoir des compagnies est à suivre. Version libertaire de LM ?

 

8 juillet 2000 L’autre jour, avant d’écrire que comme était un canot, j’ai pensé qu’il était un pont. Ce qui n’est pas très original. Il suffit un dictionnaire pour savoir que comme est adverbe ou conjonction et qu’une conjonction est une « partie du discours qui sert à joindre deux mots ou groupes de mots ». Alors, dire que comme est un pont est-ce une métaphore acceptable pour la conjonction ? Dans un sens oui, car il joint les deux rives d’un fleuve, dans un autre non, car le pont renvoie au fleuve plutôt qu’à ses rives. Mais, quel fleuve ? Le flot psychologique que le langage cherche à contrôler ? Et le langage, n’est-ce pas un flot contrôlé par le « psychologique » ? On se retrouve dans un monde pleins de contrôles qui ne contrôlent rien. J’ai donc abandonné le pont pour le canot. J’aimerais ajouter que j’ai toujours trouvé les comme inutiles et énervants, en poésie — et dieu sait combien les poètes, même grands, en abusent ! Le comme est la partie du discours propre à la technique ou à la pédagogie : il guide le lecteur d’un point stable à un autre. À sa base (du comme comme pont !) il faut des points d’ancrage. Mais la poésie, art qui suggère et qui crée, ne peut s’arrimer à des points stables. Sa capacité d’offrir des vérités éternelles sans aucun besoin de solidité est un cadeau des dieux. Un miracle, comme celui de la musique. Et puis, si les dieux sont de la partie, on n’a pas besoin de canots. On plonge et on nage dans le langage.

 

Patrons français et patrons polonais.

Lors d’un examen en informatique :

    Parle-moi des patrons.

    Ce sont des problèmes simples ayant une solution connue. Un programme patron contrôle les autres… (Je comprends que son patron n’est pas le mien).

    Comment traduis-tu « patron » en polonais ?

    Szef, qui se prononce comme chef en français.

    Et ce que les couturières emploient pour s’aider à couper les pantalons ou les chemisiers ?

    Forma.

    Les patrons en informatique sont des forma et non des szef. Les patrons, je veux dire les… patrons.

 

9 juillet 2000. Pluie fine comme la mélancolie de l’enfance. Les têtes de deux fauvettes ballottent derrière le comptoir de Gallimard.

La tête aux yeux bleus : « Ils finiront par accrocher la photo de l’employé du mois. »

La tête aux yeux noirs : « Et, on nous fera vendre des hamburgers. »

Les deux têtes espiègles, ensemble : «  Ce ne sera pas nous. Ce sera, là là là… »

 

De la futilité de tirer sur les canons.

Si on n’est pas abêti par la douleur, on comprend un texte, dès la première rencontre. Sous l’éboulement des mots, l’impact crée un tunnel où des sérotines aveugles trimballent des miettes de sens. Lentement, le temps fait le seul travail qu’il sait faire : défausser, élargir, plastifier. Rendre public. Le sens, maintenant, va et vient en ligne droite, sans plus d’engorgements. Les canons sont forgés. Lors de ma première lecture du dernier récit de Kafka, Joséphine la cantatrice ou le Peuple des souris, je n’ai pas douté un seul instant que le peuple des souris fût le peuple juif : l’allégorie me semblais même trop évidente. Je m’aperçus ensuite, en lisant des notes savantes, que cette interprétation, jadis canonique, n’était pratiquement plus acceptée par les « experts ». Ce qui est plus que normal. Les experts pour vivre et publier (ce qui, souvent, est la même chose) doivent couper les textes en quatre. Pour justifier leur salaire, ils ensevelissent le texte sous les éboulements d’une originalité prévisible, à coup de ce qu’on appelle intelligence.

 

Certains sociologues parlent de notre société comme d’une société désexualisée, une société de frères et sœurs. Mais, quels frères et sœurs ? Ceux de Walser ou de Musil ou de Ducharme ? Ceux d’Ovide ? Byblis qui écrit à son frère : «  (…) une femme qui, déjà très proche de toi, brûle de t’approcher de plus près encore et d’être unie par un lien plus étroit. Laissons aux vieillards la science du droit ; à eux de rechercher ce qui est permis, ce qui est crime et ce qui ne l’est pas (…) la téméraire Venus convient seule à notre âge. (…) Nous voilerons nos deux larcins sous le nom de l’amitié fraternelle. » Avec la majorité des sociologues, c’est toujours le même problème : ils lisent trop de nouveautés et pas assez de vieux livres.

 

Qui a gagné à Wimbledon ? Venus a gagné à Wimbledon. Venus est noire.