10 juillet 2000 Il m’arrive de me
demander si le pire, du point de vue intellectuel, ce n’est pas d’accrocher des
qualités du corps à l’intelligence. Prenez, par exemple, soyeux. Qui ne
voudrait pas mignoter une peau soyeuse ? Que l’effleurement de cheveux
soyeux débarre les portes de l’enfer ou que le frôlement d’une peau de soie
ouvre celles du jardin d’Éden, c’est bien connu. Essayez maintenant d’imaginer
pour un instant — si vous n’avez pas l’estomac délicat — une intelligence
soyeuse. Ça y est ? La soie s’est transmuée en sirop. Elle est gluante. Ce
qui nous confirme que l’intelligence n’est pas l’âme car… qui ne voudrait pas
habiter une âme soyeuse ?
1 mètre et 80 cm. Blonde, yeux bleus, peau
norvégienne, tellement maigre qu’elle a le torse dépourvu de tout signe de
symétrie. Père et mère siciliens. Elle dit que tous ses parents sont petits et
gros et noirs, Elle insiste : petits et gros.
11 juillet 2000 Je viens de lire deux Masnavîs
de Mîr Taqî (1722-1810), dans la traduction française de Denis Matringe. Selon
une vision traditionnelle de la traduction, on se trouverait devant un cas
patent de traduction impossible : deux langues — l’ourdou du XVIIIe siècle
et le français du XXe — très éloignées dans le temps, l’espace, la tradition,
la culture et de la poésie par-dessus le marché. Dans sa note introductive D.
Matringe écrit : « Le mètre est l’épine dorsale de la masnavî
(…) Exclure l’élément rythmique de notre traduction eût été une infidélité
majeure à la poésie de l’original ourdou. C’est pourquoi nous avons choisi de
rendre le vers de Mîr sur le rythme de l’alexandrin ». Ce qui pourrait
nous faire penser à une vision de la traduction Benjaminienne où le rythme joue
le rôle d’écho. En lisant ces vers-ricotta insipides et dignes, au plus, d’une
chanson quelconque de Diane Warren pour Céline Dion, formellement dans le
rythme classique de la poésie française, on ne peut que penser que D. Matringe
est un mauvais traducteur qui, dans sa recherche de l’écho, s’est arrêté à ce
qu’il y a de plus immédiat. Je ne peux pas juger de l’original, mais ce qui est
certain c’est que dans une traduction « impossible » il ne faut pas
craindre l’excès. Dans ce cas, deux extrêmes étaient envisageables : la mise en musique des mots ourdous sans
aucun souci pour la signification et la transformation complète du contenu pour
essayer d’en rendre le sens. N’étant pas musicien j’essaye d’imaginer comment
parcourir la deuxième voie dans la traduction de La rivière d’amour dont
voici trois couplets choisis au hasard.
Pourquoi es-tu cruelle
et si indifférente ?
Si tu me regardais, je
n’aurais pas moins mal.
Malgré cela tu veux me
cacher ton visage :
Que ne m’accordes-tu un
regard amical !
Comment supporterais-je
un si profond malheur ?
Il n’est hormis la mort
hélas plus de remède.
Pour aider le lecteur à
comprendre ce poème, le traducteur après avoir écrit que La rivière d’amour
est l’histoire d’une relation amoureuse de Mîr Taqî, ajoute que les masnavî
« ne prennent tout leur sens que rapportés à leur contexte social et
culturel », ce qui, au moins d’un certain point de vue, n’est pas très
loin du message de Lapalisse. En prenant la partie (les deux hommes) pour le
tout (le langage) on peut dire que l’éloignement de Mîr de D. Matringe est
abyssal. En Inde « les mariages sont précoces et arrangés (…) L’amour (…)
ne peut donc avoir comme objet qu’une femme fiancée ou mariée à un autre que
lui, une courtisane (…) un jeune homme (…). L’amour est une calamité sociale et
psychologique (…) Celui qui aime est tenu pour fou ». En France, c’est
pratiquement le contraire. Si on croit que la traduction doit porter le sens
caché de l’original dans une nouvelle langue, comment transférer ce sens ?
Certainement pas avec une traduction « littérale » du sens, car la
modernité, dans sa joyeuse naïveté, a créé des court-circuits entre désir-amour
et satisfaction qui délavent les drames chantés pas Mîr. Quel désir est une
calamité « sociale et psychologique » ? Quel désir projette
celui qui en est pris dans le cercle des fous ? Aucun désir lié à l’amour
adulte — dans la première moitié du XXe siècle l’amour homosexuel aurait
peut-être joué le même rôle. Actuellement, dans le domaine érotique seule la
pédophilie serait un moyen de transférer le sens. N’empêche que même si l’amour
d’un homme de quarante ans pour une fille de sept ou huit relevait de la même
« folie » et était assujetti à la même réprobation sociale, même s’il
était l’équivalent sémantique, il y aurait quelque chose qui ne va pas. Ce qui
ne va pas, c’est que par d’autres chemins on peut connaître les mêmes histoires
ce qui automatiquement brise le sens de notre mise en contexte. Ce qui est
peut-être une confirmation de la vision de Benjamin selon laquelle ce n’est pas
la signification qui doit passer. Mais si on ne veut pas tomber dans le
mysticisme de Benjamin il faut sans doute dire qu’au lieu de traduire les
poèmes de Mîr il faudrait étudier l’histoire de l’ourdou et éventuellement
écrire des poèmes originaux suite aux ouvertures que ces connaissances ont
créées.
12 juillet 2000 George Steiner, après
avoir présenté l’anecdote des trois filles qui provoquèrent un infarctus à
Adorno en se déshabillent dans un de ses cours, écrit que « (…) Rien
n’avait préparé ce grand maître à une telle leçon. Tout théoricien de la
culture doit avoir en tête ce moment si triste. » En cette occasion j’ai
des difficultés à comprendre Steiner, pourtant toujours si clair et simple.
Pourquoi ce moment est-il triste ? Pour l’infarctus ? Pas besoin de
le dire. Le monde est rempli d’infarctus et Adorno aurait pu en attraper un en
beurrant son pain. Pour le regret des théoriciens qui doivent renoncer à la
chair pour monter sur la chaire ? Parce que des faits semblables se
répètent rarement ? Je fréquente Adorno depuis trois décennies et je suis
certain que c’était un des moments les plus riches de sa vie intellectuelle. Il
faudra un jour écrire sur cet épisode un minimum moralis très adornien.
Prélude pour les vents,
maîtres ès vie :
Un jour, sans rien me
dire,
Emporta ma main Zéphyr
Que j’avais abandonnée
sur sa tête désordonnée
La main, quelle
surprise !
Revenue avec la brise
Éclaira une fine drupe
Relevant sa leste jupe
13 juillet 2000 Les philosophes qui
croient pouvoir isoler des concepts et préparer ainsi des briques pour la
construction de la vérité sont naïfs comme le baron de Münchausen qui voulait
sortir du marais en se tirant pas les cheveux. Ceux qui croient qu’il y a des
comportements moins naïfs que celui du baron sont encore plus naïfs que ce
dernier. On suggère parfois que les philosophes bâtissent avec ces briques des
édifices théoriques. L’image de l’édifice comme celle de la brique est une
image mauvaise et fausse même si elle est, sans doute, utile pour ce pan de la
pensée conceptuelle qui est en en charge la science et la technique.
Le fait d’affirmer,
comme je viens de le faire, que la brique n’est pas une bonne image, mine
fatalement l’affirmation et renforce son contraire. Tout concept, même le plus
frêle, se fait sa place à coups de coudes et, par ce fait même, crée une
injustice — théorique — qui sera, un jour ou l’autre, réparée par les concepts
bousculés. Tout ce passe comme si la conceptualisation dût toujours laisser des
restes qui sont ensuite récupérés pour devenir le nouveau centre qui a comme
restes, entre autres, le vieux centre. Ce va et vient de la périphérie au
centre est sans solution de continuité, même si la perception historique nous
montre des coupures assez nettes. L’action de puiser un seau d’eau dans un
fleuve est certainement une meilleure analogie que celle de la brique. L’eau du
seau est séparée de l’eau du fleuve par le métal du seau mais, en elle-même,
elle ne se différencie pas du reste de l’eau qui coule entre les berges.
Malheureusement, il y a une différence fondamentale entre le seau qui contient
de l’eau et le « seau des concepts » : les parois de ce dernier
sont moins clairement identifiables. Le seau est fait lui aussi d’eau et la
seule différence entre l’eau qui fait le seau et l’eau dans le seau est le
degré de viscosité. Ce qui ne devrait pas étonner car dans la pensée il n’y a
que pensée et langage. En bons descendants des poissons, après avoir abandonné
le liquide amniotique, on vit dans la mer du langage : une mer où les concrétions
matérielles qu’on appelle individus surnagent en s’agrippant aux bouées
conceptuelles fabriquées dans l’usine-société.
14 juillet 2000 Pour les gens communs
on fabrique des sacs à main en plastique qui ressemblent à des sacs en cuir.
Pour les élites, Desmo fabrique des sacs en cuir qui semblent être en
plastique.
Je connais ce regard
étonné et impitoyable. Il naît de l’enthousiasme et de l’intelligence déçue. Il
est la marque de commerce des sauvages qui pensent qu’un seau est un seau et,
dans un souper entre amis, entendent annoncer que Nietzsche proféra qu’un seau,
parfois, n’est pas un seau. Que la seauitude n’existe pas. C’est le regard que
le rite de la cigarette sauve.
15 juillet 2000 15 juillet 1892,
naissance de Walter Benjamin, cheval de Toi, mon Dieu ! dans la foire
matérialiste.
Sous le concept de traduction
on peut subsumer le travail de rendre un texte d’une langue à une autre (son
sens étroit) ; de transformer « dans une même langue » mais dans
des périodes différentes ; de transformer ses idées pour les rendre
accessibles aux autres ; de rendre à nous-mêmes plus clair l’informe de
nos sentiments… Pour reprendre l’image de l’autre jour, mettons la traduction
dans un seau pour en limiter le champ sémantique : considérons la
traduction d’une langue à une autre très proche et à la même époque. Par
exemple la traduction d’un roman français du début du XXIe siècle à italien.
Avec une bonne approximation on peut dire que le français et l’italien sont
dans le « même temps ». Un concept dur comme le diamant (un lieu
commun) serait de dire qu’on traduit pour un lecteur et on doit donc essayer de
rendre à l’intérieur de la syntaxe et du vocabulaire italien le sens du roman
français. Selon cette manière classique de voir, le traducteur doit courir le
risque de trahir en prenant des libertés plutôt que de trahir sûrement et
profondément en faisant une traduction littérale. Il est clair que personne ne
peut penser, à moins d’être dans un domaine avec une syntaxe et une sémantique
très limitées, que la traduction peut être littérale. Comme depuis Benjamin on
n’a pas cessé de répéter, le traducteur doit créer un écho du langage d’origine
dans le langage cible. La fidélité est donc tout autre chose que l’être fidèle
au sens originaire : c’est retrouver dans le nouveau langage certains
chatoiements du premier. Mais une fois que cela a été écrit, le concept se
jargonise et en passant dans la pensée des travailleurs de la langue se
falsifie et fait rejaillir ce qui de vrai était caché sous la croûte du vieux
lieu commun. Les concepts valorisent, malgré eux, les concepts qu’ils
combattent. Ils ont aussi une tendance naturelle à se durcir et s’aplatir pour
permettre à un nombre toujours plus grand d’individus de s’y asseoir. Ce qui
les rend moins intéressants pour les penseurs solitaires mais qui, par contre,
les rend très utiles en politique car, sous la croûte conceptuelle, ils
abritent le grouillement de la tradition. Le progrès existe et consiste aussi
dans la création de lieux communs toujours plus répandus et toujours plus
efficaces et qui permettent de diriger la pensée, temporairement, vers d’autres
lieux. Benjamin, comme tout penseur a contribué surtout à la création des
nouveaux stéréotypes qui seront un jour chassés pour revenir ensuite un peu
moins faux.
Écho d’un proverbe
Tangoute du XIe siècle : « Quand les hormones montent au nez, le cœur
n’a plus de paix ».
16 juillet 2000 Il y a pire que le
terrorisme intellectuel. Il y a le taylorisme intellectuel. Le Devoir,
qui a perdu les deux ou trois qualités de quotidien qu’il avait il y a quelques
années pour acquérir tous les défauts des manuels universitaires est un exemple
vivant (sic !) de taylorisme intellectuel : c’est-à-dire d’une chaîne
de montage de la pensée où chaque manœuvre donne un coup de
clef aux boulons conceptuels. Même si la chaîne permet une interchangeabilité
complète des ouvriers-automates, il faut admettre qu’il y en a deux ou trois
qui ont si bien intégré les automatismes de la pensée-lourde qu’ils peuvent se
permettre de serrer un boulon de temps à autre avec une nonchalance
aristocratique. Prenons, à titre d’exemple, Coqs plumés paru dans Le
Devoir du 13 juillet. Toute la
mécanique est là : une ironie facile placée sur des mots apprêtés, un
mépris pour les représentants de toute culture non livresque, une mise en
contexte pédante, un regard altier sur l’histoire, des jeux de mots éculés. Les
coqs sont deux humoristes québécois, Anthony Kavanagh et Michel Courtemanche
qui « ont ergoté sur leur place respective au panthéon franco-français des
géants de la blague ». Deux coqs que le professeur remet sur leur perchoir
avec force vulgarité « Et, puis Mack Sennet, ça vous dit quelque
chose ? » Et puis, dans son pondoir, il caquète en citant le dictionnaire
du cinéma qui narre les exploits du grand Mack. Je dois confesser que les
amphigouris de ces ouvriers de l’intellect sont pour moi une porte magique vers
les mondes qu’ils méprisent à cause de leur courtepensée et que, moi aussi,
parfois j’ai tendance à oublier à cause de mon courtemps.