31 juillet 2000 Mondialisation. Dans Book Review du N.Y. Times du 30
juillet parut un article sur American Rhapsody, livre qui avait déjà
fait la couverture de l’hebdomadaire italien l’Espresso deux semaines
auparavant.
31 Juillet, Saint Ignacio de Loyola. Quatre cent
cinquante ans après c’est encore un espagnol, et encore un Ignacio qui est le
champion de la foi. Comme son prédécesseur, Saint Ignacio de Mondialisation
publie ses exercices spirituels. Les derniers, parus dans Manière de voir
52, du Monde diplomatique, s’intitulent Pour changer le monde et
font partie du dossier :
PENSER
LE XXIe SIÈCLE
Titre vendeur ou attrape-nigauds, comme on préfère.
« Trop longtemps dépossédés de leur parole et de
leur choix, des citoyens disent de plus en plus à travers la planète :
« Assez ! » Ta ta ta taam ! Premier mouvement du
cinquante-deuxième concerto pour trompes, cornes, tambours et olifants où
quatre « Assez ! », suivis par les mots d’ordre de la pensée
pamplemoussienne[1], scandent la
mesure. « Assez de voir le marché décider à la place des élus. »
Traduction : citoyens faites des manifs, criez afin que vos représentants
(mes amis, ceux qui comme moi pensent qu’on peut encore gérer la res publica
comme au XVIIIe siècle) puissent reprendre un pouvoir qui leur
échappe. Citoyens aidez-nous à vous soumettre ! Le quatrième
« assez » aurait pu être crié par n’importe quel dictateur du balcon
de son palais, par des révolutionnaires dans des avenues grouillantes, par des
prêtres tiers-mondistes, par des féministes… par n’importe qui qui en a marre
de quelque chose (même par votre mère quand elle en a ras-le-bol du désordre
dans votre chambre): « Assez de subir, de se résigner, de se
soumettre ». Mais de tels mots d’ordre s’épuisent et épuisent s’ils ne
sont pas suivis incontinent par l’action — de celui qui les lance aussi !
Dans le deuxième mouvement, il nous trace (comme
d’habitude) un tableau apocalyptique où il perd même son français en présentant
les nouveaux maîtres qui contrôlent le monde : « les marchés
financiers, les groupes médiatiques planétaires, les autoroutes de
l’information, les industries informatiques, les technologies
génétiques ». Si on enlève les références aux nouvelles technologies on
obtient une phrase classique du répertoire hitlérien où le souffle du locuteur
prime sur le sens. Des autoroutes ou des marchés qui contrôlent ? Ça veut
dire quoi ? Veut-il les parlements ? Derrière les autoroutes et
derrière les parlements il y a des intérêts économiques (et non seulement
financiers, comme il est si à la mode de dire) et des hommes. Surtout des
hommes. Des hommes qui ne subissent pas, ne se résignent pas, et ne se
soumettent pas (sinon à ce qu’eux-mêmes ont établi, comme l’Ulysse adornien).
Le mouvement s’achève sur la liste des méchants : FMI (Fond Monétaire
International), Banque Mondiale… J’ai oublié de dire qu’il avait débuté avec
les bons : les ONG (Organisations Non Gouvernementales). Qu’un homme de la
pensée pratique comme lui ne s’aperçoive pas que FMI et ONG c’est du pareil au
même, en dit beaucoup sur le maître-penseur du Monde (diplomatique).
Troisième mouvement. Le diable, c’est-à-dire les
groupes privés (qu’il nous dit être comme l’ex URSS, le diable par excellence).
Le diable est responsable de : « (…) l’effet de serre (…) sida, virus
Ebola, maladie de Creutzfelt-Jacob, etc. » Et pour combattre le diable il
faut mettre sur pied un « contre-pouvoir civique mondial » que les
protestataires ont commencé à le construire à Seattle. En partant de ces
protestations « la société civile internationale devrait occuper une place
importante ». La société civile internationale, c’est-à-dire les soldats
de la compagnie d’ONG ? C’est-à-dire les prochains experts qui
travailleront pour les groupes privés ou qui blanchiront les consciences de
ceux qui suivront à la télé les événements de leur quartier.
Quatrième mouvement. Même nos gènes deviennent des
sources de profit. Mais ils l’ont toujours été ! Depuis que le corps est
corps humain (dans l’histoire), il est source de profit et le corps contient
des gènes… N’est-il pas préférable exploiter la description des gènes
(j’imagine que c’est ça qu’il aurait voulu dire) que les gènes-mêmes ?
Cinquième mouvement. Ici il touche le point le plus
haut de la mièvrerie : « il est temps de fonder une nouvelle économie
(…) plaçant l’humain au cœur des préoccupations » et bien sûr les droit
collectifs ne pouvaient pas manquer : « Droit à la paix, droit à une
nature préservée, droit à la ville, droit à l’information, droit à l’enfance, droit
au développement des peuples » C’est vraiment une citation
littérale ! Ce qui est sûr, c’est qu’au moins pour les journalistes, le
droit à l’enfance est un droit bien acquis ! Le mouvement prend fin avec
quelque notes fortes et fort à propos mais qui, dans le bruit de fond du
concerto, sont presque inaudibles : « Établir un revenu de base
inconditionnel pour tous, octroyé à tout individu, dès sa naissance, sans
aucune condition de statut familial ou professionnel. Le principe,
révolutionnaire, étant qu’on aurait droit à ce revenu parce qu’on existe, et
non pour exister. L’instauration de ce revenu repose sur l’idée que la capacité
productive d’une société est le résultat de tout le savoir scientifique et
technique accumulé par les générations passées ».
Sixième mouvement. Transformer les utopies en des
« objectifs politiques concrets pour le siècle qui commence ». Et
dans ce programme pour changer le monde le premier point est, retenez votre
souffle ! la création d’une « Cour pénale internationale ». Déléguer
et punir. Déléguer et punir pour guérir.
Cette introduction à penser le XXIe siècle
ne promet rien d’excitant. Pour relever un peu le rata voici une suggestion
moins ronde que les propos de Saint Ignacio : ne plus considérer les
compagnies comme des personnes morales et rendre les actionnaires et les
gestionnaires responsables de tout ce que les compagnies font. Et la punition
ne devra pas venir d’une « Cour pénale internationale » mais…
Premier août 2000 Des photos de soldats italiens arrêtés par les alliés pendant la
campagne de Sicile en 1943[2].
Tous très souriants. Ils sourient comme s’ils avaient compris que tout était un
jeu et que, par un heureux hasard, ils avaient acquis le droit à l’amitié des
libérateurs et à la liberté. On leur a probablement crié « Haut les
mains ! » mais ils les lèvent comme s’ils saluaient le bateau qui
s’éloigne chargé de tous leurs malheurs. Les Italiens ne sont pas faits pour la
guerre, qu’on dit. Un lieu commun dangereux, mais, sans doute, foncièrement
vrai. Je suis sûr, par contre, que Primo Levi, arrêté par les miliciens
fascistes le 13 décembre 1944 ne souriait pas, comme ne souriait pas mon père
lorsqu’il fut arrêté le 8 septembre 1943, par les Allemands, à l’âge de
dix-neufs ans. Levi ne souriait pas parce qu’il était Juif et mon père parce
qu’ils étaient Allemands. On ne rigole pas avec les Allemands, ni avec les
fascistes — surtout si on est Juif ! Surtout quand ils prennent très au
sérieux le rôle qu’Hitler et Mussolini leur font jouer. Les méchants Allemands :
un autre lieu commun, mais moins dangereux que celui des « Italiens braves
gars ». Braves gars, comme les miliciens qui ont capturé Levi et qui
descendent de la montagne en tirant sur des lièvres (quelle belle scène pour un
film néoréaliste !). Des photos de militaires souriant à mon père et à
Primo Levi. Pour mon père, c’est normal, mais pour Primo Levi ? Aussi. Il
naquit le premier août 1919. Mais, si je suis sincère, je dois dire qu’il y a
plus que ça. Il y a un détail qui n’intéresse sans doute personne excepté celui
qui écrit ces lignes mais que je vais quand-même écrire : après Auschwitz,
Primo Levi passa quelques semaines dans le camp de travail de Katowice d’où mon
père venait de partir, après un an de détention.
2 août 2000 Je
n’ai pas épargné un seul ami ; pas un seul, peu importe la langue :
italienne, française ou espagnole. Il faut absolument que tu lises Minima
moralia. Mais, mon Adorno était italien et je ne l’avais jamais imaginé
différent du Adorno français, par exemple. Quand, ayant oublié mon édition au
bureau, je lus la traduction française, je ne trouvai pas mon
Adorno : des énormes différences de style (serré et coupant l’italien,
gluant et lent le français) et le sens parfois méconnaissable. Quelle
traduction crée le meilleur écho de la langue allemande ? Je ne sais pas.
Ce que je sais, c’est que si je traduis de l’italien au français j’obtiens un
Adorno plus concis, plus précis, plus compréhensible, plus profond et plus
plaisant à lire.
Quand
Quand j’ai peur d’effacer des lignes que je viens
d’écrire : On ne doit pas estimer qu’une chose mérite d’exister pour la
simple raison qu’elle se trouve là, qu’elle a été écrite.
Quand j’ai l’impression d’être une source
intarissable : On est tellement pris par ce qu’on veut dire, que l’on
se laisse transporter sans réfléchir : l’intention est trop proche, on est
trop pris dans ses pensées et on oublie de dire ce qu’on veut.
Quand, pour remplir la page, je suis tentée d’écrire
n’importe quoi : Vérifier dans chaque texte, chaque fragment, chaque
paragraphe, si le thème central ressort avec une netteté suffisante.
Quand je tourne autour du pot : Si plusieurs
phrases semblent n’être qu’une variation sur la même idée, c’est parce qu’elles
ne font que marquer les amorces diverses d’une pensée dont l’auteur n’est pas
encore maître. Il convient alors de choisir la meilleure version et de
continuer à y travailler.
Quand je doute de l’importance du style et de la
structure : Il est de bonne technique pour un écrivain de savoir
renoncer de soi-même à des pensées fécondes lorsque la construction l’exige.
Quand la peur d’écrire des clichés me pousse à
compulser dictionnaires et livres de poésies : Celui qui veut éviter
les clichés ne doit pas s’en tenir à des mots, car il risque de céder à la
vulgaire coquetterie.
Quand je suis contente des particularités et de la
richesse d’un mot : Il est rare qu’un mot isolé soit banal : en
musique aussi le son isolé résiste à l’usage.
Quand je m’aperçois que des mots se joignent
« parfaitement » comme des pièces de Lego : Les clichés les
plus abominables résultent bien plus d’association de mots, telles les
étonnantes réussites de Karl Kraus.
Quand tout est fluide, trop fluide : [dans les
clichés] murmure le courant indolent d’une langue usée, alors que, par la
précision de l’expression, l’écrivain devrait dresser les obstacles qui
s’imposent afin que l’objet soit mis en évidence.
Quand pour lutter contre les lieux communs je risque
de m’enfoncer dans l’obscurité : Celui qui refuse de faire la moindre
concession à la sottise du sens commun devra justement se garder de draper sous
des effets stylistiques des pensées banales en soi.
Quand je suis tiraillée entre une écriture trop
originale ou un laisser-aller prétentieux, je fais appel à : la
méfiance et la persévérance obstinées seront toujours salutaires (ou la
précision méfiante comme dans la traduction italienne ?)
Quand j’ai terminé un texte et j’ai des doutes sur son
niveau d’achèvement : Si l’on nourrit la moindre objection à l’égard
d’un travail achevé (…) il faut la prendre terriblement au sérieux (…) [car
il faut considérer que] l’investissement affectif requis par un texte et la
vanité incitent à minimiser tous les scrupules.
Quand je crains d’être excessive : La circonspection
qui interdit de trop s’avancer dans une phrase n’est le plus souvent qu’un
agent du contrôle social et, par la même, de l’abêtissement.
Quand on me dit que c’est beau mais qu’on n’est pas
sûr si le sens est le bon : Ce n’est pas à l’écrivain de faire la
distinction entre une expression belle et une expression adéquate (…) [à
cette distinction] il ne doit accorder aucun crédit.
Quand je pense que ce que je dois dire est tellement
important que la manière devient secondaire : Celui qui, sous prétexte
qu’il se met avec abnégation au service d’une cause, renonce à la pureté de
l’expression, trahit du même coup la cause elle-même.
Quand j’ai l’impression que tout est trop relié, que les
métaphores se greffent partout et rendent le texte confus : Les textes
élaborés comme il convient sont comme des toiles d’araignées (…) Ils attirent à
eux tout ce qui rampe, tout ce qui vole. Les métaphores qui les traversent
furtivement deviennent leurs proies et leur nourriture.
Quand je suis bien dans le désordre de mes
pensées : Dans son texte l’écrivain s’installe comme chez lui. De même
qu’il sème le désordre avec les papiers, les livres, les crayons, qu’il
transporte d’une pièce dans l’autre, de même se comporte-t-il avec ses pensées.
Quand on me dit que je suis trop dans mes pensées et
que j’y joue comme un chaton : [Les pensées] deviennent les meubles
dans lesquels [l’écrivain] s’installe (…) il les caresse
affectueusement, les use, dérange leur ordonnance, les réorganise autrement,
fait des ravages parmi eux.
Quand j’ai l’impression que c’est dans l’écriture que
j’ai mes seules racines : Pour qui n’a plus de patrie, il arrive même
que l’écriture devienne le lieu qu’il habite.
Quand je produis des déchets et je ne n’ose pas les
jeter dans la poubelle (de mon ordinateur) : Il n’est jamais facile de
se séparer de son rebut. Il le pousse donc devant soi et risque fort de finir
par en remplir les pages.
Quand le risque de m’apitoyer sur moi-même point à
l’horizon : L’obligation où l’on est de se durcir envers l’apitoiement
sur soi-même inclut une autre obligation d’ordre technique (…) d’éliminer
toutes les scories déposées par le travail.
Quand j’ai envie l’action car je ne me sens pas chez
moi dans l’écriture : L’écrivain n’a en fin de compte pas même le droit
d’habiter dans l’écriture.
Pourquoi ?
Toutes les citations sont tirées du seul fragment Derrière
le miroir. Pourquoi ? Parce que j’ai pris très au sérieux ce qu’il
écrit au début du fragment : « dans chaque texte, chaque fragment,
chaque paragraphe le thème central [doit] ressortir avec netteté (…) ». Il
a raison encore une fois. Il suffit de lire ce fragment pour
« sentir » Minima moralia, après cette lecture les autres
fragments deviennent des incursions dans les montagnes de la culture où, sous
les ordres d’une intelligence jamais au repos, ont débusque les bêtes les plus
inattendues.
PS.
Ce texte est la meilleure palestre pour les exercices
spirituels d’âmes au souffle pas trop court et même une traduction horrible ne
réussit pas à lui enlever sa force éversive.
3 août 2000 Encore
à propos de traduction de l’allemand.
—
Oui, je l’aime, mais
parfois je ne le comprends pas. Comme quand il parle des poissons et des hommes
doués du sens des réalités.
—
Et pourtant, ça me
semblait simple. L’un est un poisson qui happe un hameçon et l’autre… l’autre…
il tire l’hameçon… non, je ne me rappelle plus…
—
C’est dans le quatrième
chapitre de l’Homme sans qualités. Un instant… voilà : « Mais
voici peut-être qui est mieux dit : l’homme doué de l’ordinaire sens des
réalités ressemble à un poisson qui cherche à happer l’hameçon et ne voit pas
la ligne, alors que l’homme doué de ce sens des réalités que l’on peut aussi
nommer sens des possibilités traîne une ligne dans l’eau sans du tout savoir
s’il y a une amorce au bout. »
—
Laisse-moi relire.
—
T’as vu !
—
Donc le premier est
comme un poisson et le deuxième est… le pêcheur.
—
À une première lecture
ce n’est pas clair. À une deuxième non plus, car on a tendance à continuer avec
la métaphore du poisson mais il abandonne le poisson pour retourner à l’homme
et les sépare avec une simple virgule. Ce n’est pas bien écrit.
—
Ou pas bien traduit. Peu
importe, comme dirait Adorno…
—
Pas encore lui !
—
Il ne faut pas avoir
peur de raturer. Ici le traducteur aurait dû travailler un peu plus
—
Ou l’auteur.
—
Probablement les deux.
Voyons la traduction italienne.
La traduction italienne du passage du poisson est
identique à la traduction française. Sans doute que Musil aurait dû raturer.
4 août 2000 Giovanni
Giudici dans l’introduction à la traduction en italien des Exercices
spirituels de Saint Ignacio de Loyola écrit qu’il a traité le texte
« comme un texte poétique » dans le sens qu’il a cherché à offrir
« un calque phonico-syntaxique de l’original ». Je l’ai lue, sa
traduction. Je l’ai lue avec des préjugés très favorables non seulement parce
que je suis un fana des jésuites mais parce que je voulais montrer que les Exercices
d’Ignacio de Loyola étaient bien plus intéressants et poétiques que ceux
d’Ignacio de Mondialisation. Mais, malgré toute ma bonne volonté… nada.
Je ne suis d’accord ni avec le traducteur ni avec Barthes qui l’a poussé à
traduire. J’ai donc cherché des lumières en Sade, Fourier, Loyola.
Nada. Au début de l’essai, après avoir écrit que les jésuites « ont
beaucoup contribué à former l’idée que nous avons de la littérature »,
Barthes écrit qu’il n’est pas d’accord avec l’idée d’un Père qui a défini les Exercices
spirituels comme « littérairement pauvres ». Je crois que Le Père
a raison. Ils sont terriblement pauvres, pauvres de tout et pas parce que je
suis d’accord avec « le vieux mythe moderne selon lequel le langage n’est
que l’instrument docile et insignifiant des choses sérieuses qui se passent dans
l’esprit, le cœur ou l’âme » mais parce que les exercices ne contient pas
des « choses sérieuses ». Ce n’est pas le fait Les choses sérieuses
ne sont jamais dites car elles se passent entre Dieu et l’exercitant. Les
opérations auxquelles Sade, Fourier et Ignacio ont recours et qui, selon
Barthes, les caractérisent sont isoler, articuler, ordonner,
ce qui caractérise aussi les opérations de préparation de la liste de
l’épicerie de madame tout le monde. Ce qui est intéressant seulement si on fait
partie de la catégorie d’intellectuels qui pensent qu’une liste d’épicerie à
droit au statut d’œuvre comme, que sais-je, Roi Lear au cause du fait
que les canons sont des constructions de mâles occidentaux blanc riches… Cher
Giudici et cher Barthes, je crois que les Exercices c’est de la bouillie
pour jésuites ou pour des professionnels de l’écriture qui ont besoin de
matériel insolite pour publier. Amen.
5 août 2000
Pour critiquer la destruction de l’édifice qui enjambait la rue de Maisonneuve
peu après Peel j’ai déjà écrit que la rue de Maisonneuve ne « se
new-yorkisait » plus. Une « belle expression » fruit de la
facilité littéraire et psychologique. Non expression « adéquate »
mais paroles liées à des paroles portées par le vent de la mode. En venant de
l’Ouest, l’autre jour, j’ai vu qu’au contraire elle « s’était
new-yorkisée » encore plus en mettant en pleine lumière la façade de
l’édifice côté sud. Une manière de « se new-yorkiser » douce,
harmonieuse, intime, paisible, plus difficile à voir.
Rue Roy. Trois filles sur leurs tremblotantes
plates-formes, prêtes à se jeter dans le Saint Laurent.
—
T’as quel âge ?
—
Vingt-trois.
—
Moi aussi. Cool.
—
Et toi ?
—
Vingt-deux.
—
Très cool.
Dans le débat biologique versus culturel sur l’homosexualité
féminine il y a une troisième position, celle du femmephile qui pense qu’elles
le sont (lesbiennes) parce qu’elles ne l’ont jamais rencontré (lui).
6 août 2000 Encore
Adorno : « Premier et unique principe de l’éthique sexuelle :
celui qui accuse a toujours tort. » Reformulation : « Premier et
unique principe d’éthique : celui qui accuse a toujours tort. »
Une allusion un peu trop directe de M. lui offrit
l’occasion de montrer une fois de plus la force de sa volonté. Mais, même une
volonté bien entraînée et autonome a souvent besoin d’une autorité supérieure
qui l’aide à ne pas fléchir devant des difficultés imprévues. Il se mit alors à
chercher dans les entrailles des nombres les vouloirs du destin. Mais, il n’y
eut rien à faire. Ni le nombre de sorties régulières (210) ou spéciales (70),
ni le nombre de mois (123) ou d’heures d’enregistrement (53), ni les pages de
description (1079) ou de commentaires (6073) ne lui donnaient le moindre
indice. Il envisagea la possibilité de détruire une heure d’enregistrement pour
avoir l’année de naissance de M., mais il y renonça en se disant que le destin
ne se force pas : et puis, quelle heure choisir ? Il arrêta de
chercher des explications pytagoriciennes quand il vit que même le nombre de mots
(1.325.763) n’avait rien de spécial. Au fond, l’allusion de M. était plus que
suffisante. Le 6 juin 2000, il rentra avec son dernier butin. Fini pour
toujours.
Origines
Il avait commencé au mois d’avril 1991, quelques jours
après une table ronde organisée par la revue Conjonctures. « Notre
époque est l’époque de l’écoute », avait proclamé le lacanien de passage
qui, après un quart d’heure de métaphores, d’anacoluthes et d’oxymorons mal
digérés, daigna émettre une nouvelle phrase à peu près compréhensible :
« La génialité de Freud a été de déplacer[3]
l’organe de la vérité de l’œil à… (il fit
une pause et regarda, vide, nos visages mortellement ennuyés) à l’oreille.
C’est l’écoute qui, à notre époque, charge les instances du moi… ». Il
avait été convainquant, malgré lui. Notre héros se dit que s’il avait pu
écouter sans broncher de telles fadaises, il fallait bien qu’il soit fin et
ouvert. Il décida donc de créer son époque d’écoute à l’intérieur de ce siècle
où on écoute surtout ses propres borborygmes. De la vraie écoute ! celle
qui enregistre les grincements de la chair. Comme il savait faire feu de tout
bois (et il s’en vantait), il se lança, pour avoir du plaisir, dans une
recherche qu’il habilla de scientifique pour convaincre M. de le laisser faire.
Il décida donc de préparer un catalogue raisonné et informatisé des fondements
de l’écoute. Il ne croyait pas qu’il fallait chercher ces fondements dans
l’usine de la logique ou des sentiments où règnent les discours prêts-à-porter.
Il partit donc à la recherche des sons des « corps flottant sur la rosée
de la concupiscence sans les chaînes de la retenue ». Il croyait au dire
des cris et des geignements plus qu’aux séquences bien agencées et il assurait
ses amis que la seule chose qui comptait était la musique des corps.
De l’art de prévoir
Jean avait décidé que le Plateau aurait été la piste
d’entraînement de ses oreilles. Il se fixa des horaires très rigides qu’il
respecta pendant dix ans. Son travail d’écoute « régulière » se
déroulait tous les samedis à partir du deuxième samedi d’avril, pour
vingt-trois semaines, de 22 heures à 2 heures. Une fois toutes les trois
semaines, pendant ces cinq mois, il faisait une séance d’écoute
« spéciale » de dix heures à minuit en choisissant un jour au hasard
(le samedi était exclu pour des raisons évidentes).
Dénicher les bonnes crieuses avait été long et
difficile. Au début, quand sa technique n’était pas encore affinée, il se
faisait charrier par des signes trop évidents : une démarche ondoyante
avec bécotages tous les trois pas ; une chemise arrachée d’une jupe
excessivement courte ; une tête tendrement appuyée sur l’épaule du
mec ; une main sur l’enflure ; un soutien-gorge enlevé à travers la
manche… La vue continuait à dominer de manière grossière. Guidé par ces signes,
il pouvait passer des heures sous une fenêtre sans capter le moindre cri, sans
que le plus léger gémissement l’alerte. Parfois, quand les attentes étaient
trop longues, un grii-grii lui faisait relâcher le bouton « Pause »
pendant quelques secondes, le temps de s’apercevoir que les craquement du lit
étaient dus à un sommeil agité plutôt qu’aux saccades du plaisir. Lentement, il
apprit à être attentif à certains détails. Il fallait qu’il oublie la scène
principale pour chercher dans l’arrière-plan des éléments visuels qui, au moins
statistiquement, causaient de « bons cris ». L’ondoiement devait être
léger et imposé par la femelle ; la chemise devait retomber sur un jupe
légèrement froissée (mais pas trop) et la femme devait caresser la nuque ;
à une tête appuyée tendrement devait faire pendant une main sur le
ventre ; la main sur la braguette ne devait pas être accompagnée de rire
éclatants ; le soutien-gorge ne devait pas être retiré d’un air trop
satisfait. En dix ans de pratique la probabilité d’une bonne écoute était
passée du 7 % au 48,5 %. Pour interpréter correctement ces chiffres
il faut ajouter qu’il avait ses lieux fixes où il allait quand il n’avait pas
de cris frais : ses bonnes fournisseuses ne lr décevaient jamais. La
« mas puta » de la rue Laval, était sa fournisseuse la plus fidèle.
C’est pour cela qu’il avait décidé de faire sa dernière sortie chez elle.
La mas puta
Elle
était de celles qui aiment à garder les fenêtres grand ouvertes même quand il
fait frisquet et les fenêtres ouvertes étaient pour Jean au moins aussi
importantes que les cuisses ouvertes pour un voyeur. Quand un nouveau mec lui
demandait de fermer parce qu’on entendait tout, Jean n’avait pas peur qu’elle
obéisse : elle avait toujours prêt un « tais-toi » si convainquant
que Sainte Angèle de Foligne en personne n’aurait pu résister. Pendant ces dix
ans, elle en avait eu au moins une vingtaine de mec (comme nos lecteurs on
certainement compris elle n’était fidèle qu’à elle-même. Ses cris étaient
complètement indépendants des capacités du partenaire). Mais, si vraiment on
veut faire une classification, les mois espagnols (mai-septembre 1996) furent
les plus intéressants : les ah ! Ooooooooooh ! Haaaan !
Aiiie ! venaient des deux amants avec des intensités et des fréquences si
variées… si belles qu’elles le faisaient débander et parfois, il oubliait même
d’enregistrer — il en tira la conclusion que la beauté trop pleine, trop
parfaite ne permet pas au vautour-plaisir de nicher. Les événements
acoustiques, étaient chez elle un exemple de régularité et de prévisibilité
achevées : les oooh loupiens du mâle se transformaient, après une dizaine
de secondes, en de meuglements toujours plus enroués qu’un « soit doux…
Ignacio… mon ami… mon dieu comme je t’aime » éteignait d’un coup. Mais,
quand les craquements du lit atteignaient le rythme de croisière et que la
« pequeña » poussait des « Ah…
ouuuii… vas-y… plus fort… plus fort… Ah oui… viens viens… pousse, pousse…
ramone-moi… ramone plus fort… plus doux », les huuuu reprenaient pour se
transformer aussitôt en un « je viens… je suis venus » tinté de
dépit, suivi, immanquablement, par un triple oui de la francesa,
roucoulés à une fréquence plus basse que celle de son « petit
taureau ». Les variations de fréquence l’avait toujours intrigué et il
avait écrit une centaine de pages d’analyse du phénomène : la femme
souvent descendait plus bas que l’homme — non seulement quand la bouche pleine
l’obligeait à grogner — et l’homme parfois hennissait si haut qu’on aurait dit
un castrat. Sa conclusion « théorique » était que c’est dans le son
que chaque amant prend la place de l’autre ; c’est dans le son qu’il y a
des rapports sexuels. Ce fut encore chez la francesa que Jean découvrit
comment le chant est contagieux, surtout quand la puissance est accompagnée par
une bonne maîtrise des organes. Ce fut lors de sa dernière sortie.
La
dernière sortie
Il
devait y avoir au moins douze personnes dans le salon (qui, soit dit en
passant, était sous la chambre à coucher), qui entonnèrent « C’est à ton
tour… ». Puis, probablement la plus conne de la compagnie,
pleurnicha : « Ce n’est pas juste, la fêtée ne chante jamais ».
La francesa — parce que c’était bien que l’on fêtait — dit des mots que
la cassette ne voulut pas enregistrer et, après une longue rigolade, le vacarme
reprit de plus belle. Il était minuit et demi et Jean était fatigué. Il était
en train de s’en aller en bougonnant contre les fêtards quand la lumière de la
chambre s’alluma. Il remit l’enregistreuse en marche : « Appuie les
mains à la fenêtre… vas-y… ne fais pas la stupide » et les halètements ne
se firent pas attendre. Les « viole-moi… oui, ouuuii… plus fort… pousse,
pousse » étaient parfois couverts par les claquements rythmés du ventre
contre les fesses. « Chante pute chante. Chante ma chienne. Chante. »
et les cris devenait de plus en plus aigus et de plus en plus forts. Dans ces
choses-là, elle était très obéissante et après ces ordres. on n’aurait
certainement pas pu dire qu’elle chantait à mi-voix si, même le vieux sourd et
soûl qui habitait à côté, se réveilla et cria à sa femme : « Vient-en
icitte que j’te fourre comme la p’tite française ». Presque en même temps
la conne de la compagnie, appuyée au rebord du balcon disait à son
copain : « Fais-moi crier comme elle » et du balcon s’élevèrent
aussitôt des gloussements suivis de grognements. « Nel giardino »
chuchota une autre fêtarde. Jean, en sueur, se cacha derrière le buisson mais
oublia le veston sur lequel il était assis et qui se mit donc — le veston —
à protéger les coudes et les genoux de l’italienne rondelette qui
secouait la tête comme une clarine et l’implorait son mec qu’il l’encule. Cher
lecteur, ne pense pas que je sois en train de décrire un film porno de quatre
sous, ou d’inventer une histoire pour émoustiller ma partenaire, j’essaye de
redire, maladroitement, ce que Jean me relata. Je termine cette historiette en
transcrivant la dernière partie de la cassette et, n’étant pas poète,
j’emploierai des stratagèmes graphiques pour rendre l’enchevêtrement de la
musique de nos couples (je parle de couples parce que la débauche n’alla pas au
delà des couples sinon pour la brunette accoudée sur le veston de Jean qui,
l’apercevant derrière le buisson, le tira vers elle…).
Aaaaah Ah Viens ouii goudronnnnne moi
plus fooort
Fuck meeee………it’s wonderful
Inculami porcone scopa la
tua trrrrroia
Je suis à toi…………….mais
ooooooooooooh plus fort
You
are a monster
Viens viens viens viens Viens
AncVas-yyyyyyyyyyora ancoooJe vieeensra
[1] Il n’est peut-être pas inutile de souligner que la pensée pamplemoussienne — quand elle existe — n’est pas à rejeter « en soi » mais à cause de la présentation, le contexte, le style, etc. et surtout à cause du mélange d’éléments contradictoires mis émoussés qui donnent comme résultat un rata ranci.
[2] Militaria, collection hors-série No 36.
[3] S’il était plus cultivé il aurait souligné qu’il s’agissait du retour au moyen-âge, l’époque de la primauté de l’ouïe. Freud, génial, avait compris que les images de l’inconscient pouvaient être déchargées vers l’ouïe par la parole.