12 juin 2000 Le cardinal de Milan, Carlo Maria Martini : « Il faut assurer la représentation de tous les membres de la famille, les bébés compris » et de manière plus formelle un professeur de l’université catholique de la même ville : « Aujourd’hui une famille avec trois bébés dispose de deux votes comme un couple sans enfants. N’est-ce pas une injustice ? Il faut donner le vote aux familles en fonction du nombre d’enfants. » Il est évident qu’on ne peut pas continuer avec une démocratie de comptage fondé sur la règle une tête un vote, à partir de dix-huit ans. Quand on vote, on élit des représentants qui gouvernent et font des lois aujourd’hui pour une vie meilleure, demain. Pas de doutes qu’un couple avec des bébés est plus concerné, en moyenne, par le futur qu’un vieux couple sans enfants — ou que des prêtres. Et qu’on ne dise pas que de l’« en moyenne » on s’en fout, car en démocratie tout relève des statistiques. Mais, sur la même lancée : il faudrait aussi enlever le droit de vote aux vieillards, aux suicidaires et aux malades graves ; en d’autres termes, à tous ceux qui sont très peu concernés par le futur. Il faudrait  assigner un poids au vote de chaque être ayant droit au vote (il ne faudrait pas, a priori, limiter le droit de vote aux humains). Par exemple : un enfant de deux ans devrait avoir un poids bien plus grand qu’un vieux de cinquante ans ; un athée devrait peser plus qu’un catholique car ce dernier croit à une autre vie et donc il est moins sensible aux futilités de ce monde ; un fumeur devrait peser moins qu’un non fumeur ; une femme plus qu’un homme (elles vivent plus longtemps) ; un maigre plus qu’un obèse, etc. L’assignation du poids risque de ne pas être très facile : culture, intérêts et idéologie risquent d’avoir leurs mots à dire. En attendant que l’ONU propose une formule pour le calcul des poids des votes, on pourrait recommencer à repenser la démocratie. Et une manière de la repenser c’est de ne jamais cesser de penser aux souffrances qu’elle n’a pas voulu éviter.

 

Du cardinal et ses enfants à Lacan le pas est court. Un conseil pour ceux qui veulent lire Lacan sans trop s’irriter : il suffit de le considérer comme un enfant surdoué qui dit des choses intrigantes en tournant toujours autour du pot. Comme un enfant, il est incapable d’écouter mais, surtout, il ne sait pas s’écouter. L’écheveau de son discours est sans fil de liage : comme dans la poésie ou dans la souffrance, tout est dans tout. Tout est arbitraire, mais tout devient nécessaire dès que l’on accepte son premier cri. Souvent, comme les enfants, il dit des banalités qu’il trouve intelligentes et rigolotes et, comme les enfants, il ne sait pas cacher sa satisfaction. Que la logique ne soit pas son fort, c’est peu dire. Voilà par exemple une affirmation importante du livre XX des Séminaires  : « (...) dans le discours de Freud, cela s’annonce de l’Éros défini comme fusion qui du deux fait un, de l’Éros qui, de proche en proche, est censé tendre à ne faire qu’un d’une multitude immense. ». Si « de deux fait un », alors « d’une multitude fait une demie multitude », ce qui donne encore une multitude ! On ne veut pas se moquer du n’importe quoi lacanien, souvent d’autres l’ont fait. On veut simplement souligner que son charme (qui est immense) naît aussi (surtout), de son impudique jongler avec des concepts plus grands que lui.

 

13 juin 2000 Un débat qui fait rage aux États-Unis : est-il correct de favoriser les enfants d’anciens élèves lors de l’admission dans un collège ou une université privée ? Les « démocrates » pensent que non ; qu’il s’agit d’une affirmative action perverse. Une affirmative action devrait être justifiée en termes sociaux (favoriser les femmes, les noirs, les handicapés, les animaux, etc.), mais ce droit d’accès à l’instruction hérité a exactement l’effet opposé : il favorise ceux qui sont favorisés. Pas tout à fait : il favorise ceux qui étaient favorisés (qui probablement continuent à l’être). L’affirmative action agit surtout contre les nouveaux riches, ceux qui, dans l’enthousiasme de la nouvelle richesse, n’ont pas la pudeur de couvrir les parties honteuses avec des discours idéologiques et culturels comme les riches de plus vieille date le font. Ce manque de pudeur suffit pour faire préférer les vieux et donc l’héritage du droit d’accès à l’école.

 

Et si on loue l’argent

Qui doit payer loyer de l’argent ?

Celui qui a l’argent le jour du terme

Ou type qui ne l’a pas

(The Cantos)

 

Si les bureaux d’admission n’appliquent pas cette discrimination positive, les anciens élèves ne financent plus les institutions et donc les coûts des études doivent augmenter, favorisant ainsi encore plus les riches, disent les défenseurs de ce privilège. Dans nos sociétés où le pouvoir de l’argent est le seul vrai pouvoir il n’y a pas de solution correcte, mais le fait de laisser survivre certaines habitudes « antiéconomiques » et « irrationnelles » est une ouverture sur l’espoir.

 

PS.

Avant que la gauche américaine fasse une croisade pour les nouveaux riches, on aimerait leur dire qu’un riche n’a pas besoin d’être défendu : il peut toujours verser quelques millions de dollars à une université sélective et son gosse sera certainement accepté (les pots divins donnent l’omnipotence).

 

14 juin 2000 Le 14 juin 1928 naissait Ernesto Guevara, un inconnu pour la majorité de mes étudiants. Que dire ? Rien. Les héros aussi meurent — dans le cœur de ceux qui ne les ont pas laissés naître.

 

En souvenir de ma grande-mère qui, comme le Che, no tenía tiempo para descansar.

 

Passato il castagneto

Le foglie degli ontani

S’aprono sul camapnile,

Riprendono   

Il rantolo del torrente

E l’odore del fieno.

 

Nera scendi col passo

Che il terreno non muta;

Il mio cambia e

Talvolta

Mi

Rallentano

i

fiori

della

gonna,

Talvolta il tuo sguardo m’accelera.

 

 

Il bastone stridente

Lascia leggere cicatrici

Nella polvere del sentiero

E il tuo muto andare

Traccia eterni solchi

Nel vuoto dell’anima

 

Muti.

 

Quei solchi li vidi

Molt’anni dopo.

Après la hêtraie

Les feuilles des aunes

S’ouvrent sur le clocher,

Le torrent recommence

Son bougonnement

Les foins, leur odeur.

 

Noire.

Le terrain point

Ne mue ton pas.

Le mien change

Parfois

Les

fleurs

de

ta

jupe

me

freinent

Parfois ton regard me presse.

 

Le bâton grinçant

Blesse la poussière

Insouciante

Et ta marche muette

Laboure le vide

De l’âme.

 

Muets.

 

Je vis ce labour

Des siècles après

 

 

15 juin 2000 À propos d’un livre que je n’ai pas lu et que je ne m’invite pas à lire. Depuis Darwin on sait que des extravagances de la nature (comme les toujours citées plumes du paon), sont une entrave à la survie de l’individu mais, en tant qu’éléments de séduction, elles favorisent l’accouplement et donc la survie des plus… extravagants. Pourquoi les femelles (du paon) préfèrent ce genre d’accoutrement ? Selon un psychologue cognitiviste américain (Geoffrey Miller) parce que ces accoutrements sont des indicateurs de bonne forme physique (fitness) et indiquent donc que l’accoutré est un bon reproducteur. Il se pose des questions sur les femmes aussi, et pas du genre banal : « pourquoi aiment-elles s’habiller, parfois, de manière encore plus extravagante que les paons ? ». Non, il va au cœur des choses et il se demande carrément pourquoi les femmes ont des seins saillants. Un pourquoi sans intérêt (et un comment qui est à la base de la vie) mais qui semble permettre à de gens pris dans leur profession jusqu’au cul de donner des réponses amusantes. Donc, il semble que les femmes aient des seins saillants parce que « la symétrie du corps est un indicateur de bonne forme physique (fitness), et que la symétrie est plus facilement observable si les seins sont gros. » Encore une démonstration que l’originalité des idées n’est pas une marchandise rare. Mais, un fois pris par la fièvre de l’originalité il faut se laisser aller : pourquoi les femmes n’ont pas deux seins « saillants ! » devant et deux derrière ? Ça ferait une double symétrie !

 

 

16 juin 2000 Ça fait déjà deux ou trois jours qu’elle m’a dit : « Tu ne trouves pas que tu exagères avec cette histoire de pamplemousses ? J’ai l’impression que tu crois que tous sont des pamplemousses excepté toi ! ». Je réponds seulement aujourd’hui parce que c’est le jour de Bloom et que Joyce (comme Bloom et Stephen) n’est pas un pamplemousse. Comme tu vois on est au moins deux. Trois avec le Che, quatre avec Paolo, cinq avec toi, six avec Josée (Blanchette), sept avec Gilles (Gagné), huit… je ne dis pas son nom par pudeur. Je pourrais compter jusqu’à quelques milliards. Pour être pamplemousse il faut des conditions qu’il n’est pas facile de retrouver dans le même individu. Il faut se prendre au sérieux ; avoir le poids d’au moins deux dizaines d’années d’école dans la cervelle et être encore ignorant comme une taupe ; être lourd et profond (surtout profond !) ; manquer de style et être incapables de présenter de manière personnelle la moindre idée. C’est pour cela que les pamplemousses abondent dans les jardins de l’université et du journalisme. Voilà les noms de deux pamplemousses Québécois qui risquent de vieillir très bien (c’est-à-dire de rester pamplemousses leur vie durant) : Stéphane Baillargeon et Solange Lefebvre. Jamais une étincelle. Leurs écrits sont une pâte à gnocchi insipide qui fait perdre leur saveur même aux mots les plus savoureux. Dans Le Devoir du 5 juin, par exemple, après nous avoir ennuyés avec des banalités teintées de paternalisme Solange Lefebvre cite Aristote (ce n’est pas pour rien qu’on est payé par une université!) : c’est manquer de formation que de ne pas distinguer ce dont il faut et ce dont il ne faut pas chercher de démonstration. Impossible de trouver un citation plus plate ! Mais il fallait bien parler de formation. (J’ai oublié de dire que les pamplemousses donnent une grande importance à la formation — s’il n’y a pas de pamplemoussets pour les écouter, ils risquent de se suicider).

 

Pour Joyce, le jour de Bloom, une chansonnette à chanter sur l’air de la ballade yiddish Tum-Balalaïka.

 

Leo Bloom Leo Bloom Leo Bloom Bloom bloomed

Leo Bloom Leo Bloom Leo Bloom Bloom bloomed

Leo Bloom bloomed pold Bloom bloomed

Leo Bloom bloomed Stephen was there

 

James met Nora, the sky was shy

Trees on the ocean laughed at the stars

Stars in the sky, riding the moon

Moon in her eyes, lightening the trees

 

Leo Bloom Leo Bloom Leo Bloom Bloom bloomed

Leo Bloom Leo Bloom etc.

 

Tree in the sky wept in the ocean

Ocean was sad Nora was jolly

The jolly boat hanged in the tree

The Tree called James and looked at Nora

 

Leo Bloom Leo Bloom Leo Bloom Bloom bloomed

Leo Bloom Leo Bloom etc.

 

Nora was dressed as an old nun

The Nun had eaten to many mushrooms

Mushrooms were poisoned but in the room

The room was empty but whith a tree

 

Leo Bloom Leo Bloom Leo Bloom Bloom bloomed

Leo Bloom Leo Bloom etc.

 

The tree was red, on its roots sat James

James wrote Ulysses Leo Bloom bloomed

Leo Bloom bloomed pold Bloom bloomed

Leo Bloom bloomed Stephen was there

 

J. Lacan : « Lire ne nous oblige pas du tout à comprendre. Il faut lire d’abord ». Facilement applicable à Ulysses, célébré comme un livre difficile par les lecteurs qui ne lisent pas d’abord.

 

17 juin 2000 Pourquoi Wu-Tang Clan (un des plus célèbres groupes hip-hop américains) a choisi comme manager Michael Caruso ? Parce qu’il est un dealer, un manipulateur et un bandit prêt à tout, comme dit le Village Voice ? Et, s’ils avaient besoin de Caruso seulement pour montrer que le hip-hop est la nouvelle forme d’opéra ?

 

Écouté de l’opéra : Nigga Please de Ol’ Dirty Bastard (un chanteur du Wu-Tang clan), Prose Combat de MC Solaar et Entre deux monde de Rocca. Deux mondes, mais pas ceux « du bien et du mal » dont parle Rocca : le monde des nègres new-yorkais et celui des chanteurs français. (oui, français !). Ol’ Dirty Bastard vit de rage, sarcasme, sexe, révolte, intelligence et musique. Les autres sont un amalgame de bons sentiments saupoudrés de rage (fausse) et musicalement anémique. Race et culture noires, langue américaine, capitalisme sauvage donnent a fucking cocktails ; race, culture française (ou franco-arabe), langue française, capitalisme au visage humain donnent une bonne camomille. La globalisation du hip-hop, n’est pas pour demain, ni après demain, ni après après demain. Dans un journal de 2070 : « Des analystes sensibles auraient pu voir dans l’opposition entre le gangster hip-hop américain et le hip-hop européen un signe avant coureur de la troisième guerre mondiale qui a opposé l’Europe et l’Amérique dans la première moitié du XXIe siècle. »

 

George Steiner : « Il y a peu de journées que je passe sans lire une page de Nietzsche dont l’intelligence est pratiquement surnaturelle. »

 

18 juin 2000 Toute pensée est unique et écrase celles qui l’ont précédée et qui l’entourent. Elle s’étend souveraine. Quand elle semble laisser de la place, son contrôle est encore plus puissant.. Je me crée dans l’acte de penser et en me créant j’annule les autres. La pensée ne connaît pas de limites. Comme le sexe. Mais la pensée (comme le sexe) n’habite pas tous les hommes (mâles). Comme la connaissance que j’ai aperçue au marché Jean Talon. Panier en oseille acheté à Aix. Tête chenue, petit ventre. Il court derrière sa femme aux fesses musclées. Je fais semblant de ne pas le voir. Le ? Il n’est pas un « le ». Il est une abstraction qui subsume les hommes qui, depuis une trentaine d’années, émondent leur cerveau pour engrosser leur sensibilité stérile. Il est doux, sensible et attentif à ses bobos. Il ne lève pas trop ni voix ni verge. Il est si plat qu’il a l’air d’être profond. Il a écrit des pièces de théâtre. Il est responsable.

 

Encore. Encore.

Le désir hésitait entre le détail qui attire les moucherons de l’esprit et le silence du vide. Le détail gagna. Il demanda. La réponse ne fut point un petit détail (sur ce que c’était qu’un petit détail, ce n’était pas le moment de discuter.) : « Il me prenait à quatre pattes sur la première marche. » Les mains faibles lâchèrent les brides et les images galopèrent sur des sentiers jadis paisibles. Une blanche brume monte et cache la blanche croupe, mas les cris et les pleurs et les rires et les cris ne peut faire taire.

 

Il dit que son plus grand plaisir c’est de voir une femme jouir. Ce n’est pas complètement vrai : c’est de se sentir souffrir. Dieu est indifférence.