19 juin 2000 Qu’est-ce qu’il y a de stable en dessous du
changement ? C’est avec cette question que naquit la philosophie. Ceci on
m’enseigna. L’arbre que je plantai, ne ressemble en rien à celui que je vois
dix ans après. Et pourtant elle dit que c’est le même. « Il fait trop
d’ombre », elle m’a dit, « j’aimerais le faire couper ». Est-ce
le même ? Le frais tilleul fait ombre au basilic (maigrichon), aux
impatiences (elles s’en foutent éperdument), aux roses (qui en souffrent) et à
elle (qui semble en souffrir). Ça doit être une loi de la nature : tout ce
qui se détache un peu du sol fait ombre. Mais, pourquoi le couper ? Moi,
qui viens d’une terre qui ne connaît pas d’arbres, je cesserais de planter du
basilic (maigrichon) et des roses (qui souffrent) et je laisserais l’arbre
prendre sa place au soleil. À toi, qui dis aimer le soleil, je conseillerais de
passer l’été à Pond (pendant trois mois il n’y a pas de nuit). Et puis non.
Là-bas, l’ombre des hommes est immense.
Je crois m’être éloigné du sujet.
J’y reviens. L’arbre est à la même place. Plus précisément : le centre de
son tronc est à la même distance de la cuisine que le frêle fil boiseux, que me
donna Mathieu. Ce doit être l’enracinement qui donne la stabilité aux arbres —
pour eux le sens vulgaire de stabilité s’identifie avec le sens
philosophique et c’est ça qui donne sa force à la métaphore des racines. J’ai
été souvent dans des lieux différents et pour de très longues périodes (vingt
ans en Terre de Baffin, dix ans en Gascogne, dix ans à Montréal et de nouveau
dans le grand Nord) et donc, ou bien je n’ai pas de racines ou mes racines sont
terriblement élastiques. Ce qui est certain, c’est que la question qu’on place
à l’origine de la philosophie, je me la pose souvent, mais toujours à l’envers
(racines en l’air) : qu’est-ce qu’il y a de changeant par-dessus la
stabilité ? Et je réponds toujours : « Rien ». Mes racines
sont plantées dans le terreau de mon enfance qui ne me lâche pas. Je suis
toujours à la même distance de la cuisine, comme le tilleul. Ce
« rien » est un « rien » catégorique, vrai pour tous ceux
qui aiment, parfois, se poser des questions. Et que la science et la
philosophie et la littérature, depuis des millénaires, poussent l’homme vers le
centre ce n’est que l’effort culturel de rendre compte de ce qu’on ressent. Et
s’ils nous disent qu’en cherchant le centre (le sujet) on se retrouve avec une
poignée de crabes, ils ne faut pas les croire. Ils se laissent guider par le
discours des autres et se renient. Ils disent qu’on a besoin de l’autre pour
devenir nous-mêmes (ce qui est vrai quand on est dans le ventre de notre
mère ou bébés) mais ils ne savent pas que seulement si on est devenus un nous-mêmes
solide on peut être autre pour autrui (au risque de lui faire ombre) — la
solidité existe et, quand elle est solide, elle est bien plus solide que la
plus solide des fragilités.
20 juin 2000 La Corée du Nord était le seul État au monde où on ne
vendait pas de Coca-Cola. C’est fini. Un bateau chargé de Coca-Cola devrait
accoster aujourd’hui un quai nord-coréen. Ça commence. Que dire ? Que dans
tous les États au monde on vend du Coca-Cola.
Déconcertant. En 1915, Edgar
Varèse, le maître à composer de Frank Zappa, rend visite à l’Abbé Mugnier. Deux
mondes sans affinité aucune, dans ma tête. Manque d’imagination et de lucidité.
Ces deux mondes sont deux seulement dans l’imaginaires sans imagination des cultivés-ignorants.
La mondialisation et le métissage de la culture et du pouvoir datent au moins
de l’homo sapiens sapiens.
Encore.
Encore les livres comme drogue de
l’oubli. L’abbé Mugnier : « Mes vœux m’ayant interdit la femme, tout
mon cœur a passé dans mes livres. L’enthousiasme n’est au fond qu’une
déviation, qu’un déguisement de la volupté ». Il n’a pas honte d’écrire la
femme. Pas encore de sublimation mais du déguisement ; pas de libido ou de
désir mais de la volupté ; pas de tentatives de science mais des mots.
Devant tout cela, la femme. La femme qui n’avait pas encore été
niée par les exercices lacaniens et qui continuait à déglacer le fond des
hommes.
Elle dit que
Nesrine a des couilles,
Et Anaïs… bien
sûr.
Un peu, elle
aussi
En a.
Jessica non. Jessica
est à Lesbos.
My Godness,
Aide-moi !
Je ne veux pas
devenir homo.
21 juin 2000 21 juin 1967. Il a dix-huit ans. Il vient d’arriver à
Linkoping (à 200 kilomètres de Stockholm) avec un copain d’école. Ils sont
reçus par Marco, un ami de son père, qui travaille en Suède depuis vingt ans.
Ciao. Ciao. Et trois autres ciao, après cinq minutes, pour dire à la femme de
Marco qu’ils vont faire un tour en ville. Il les emmène dans un sauna. Il leur
dit de ne pas monter plus haut que la deuxième marche. Ça brûle. Une dizaine
d’hommes nus, toussant et suant, assis comme sur un bol de toilette. C’était
beaucoup pour un jeune Italien qui n’avait jamais vu d’hommes nus (et des
femmes non plus). Il eut l’impression de comprendre la Suède « Si les
hommes n’ont pas honte de se regarder tout nus, imagine les hommes et les
femmes… » Ce qui ne fait pas de doute, c’est qu’en prenant une très
désagréable douche gelée, il comprit la différence entre les Romains et les
Vikings.
« Cet après-midi je vous
conduis à quelques kilomètres de la ville, là où il y aura la grande fête qui
marque le début de l’été. C’est la fête la plus importante, en Scandinavie. Une
fête païenne. Les femmes sont en rut et les hommes tellement soûls et drogués
qu’ils sont incapables de baiser. Vous planterez votre tente à quelque mètre de
l’enclos et vous baiserez toutes les filles que vous voudrez. Les Suédois
préfèrent l’alcool et la drogue au sexe. »
Nous plantâmes la tente comme il
nous l’avait dit. Nous circulâmes pendant quelques heures parmi de grossières
ombres bruyantes. Nous nous retirâmes, tristes comme des sapins, dans nos
appartements. À quatre heures du matin, ils (les Suédois) déchirèrent la tente,
se mirent à califourchon sur nos ventres, hurlèrent, nous crachèrent à la
figure dans une langue obtuse et nous chatouillèrent la carotide avec
d’incertains couteaux. Ils passèrent à l’anglais : Fucking italian
bastards ! Decamp ! ». Nous déguerpîmes. Nous attendîmes pendant
quatre heures Marco.
—
En
avez vous baisé beaucoup ?
—
Aucune.
—
Vous
êtes trop jeunes.
Maintenant nous sommes trop vieux.
Habitat 67. Braque dans la vie de
tous les jours. Art et technique au service du quotidien. Architecture
charnelle et pensée. « Dieu de la loto et du hasard, suprême distributeur
de justice, fais-moi affurer de quoi acheter un cube. »
22 juin 2000. 1880, en Russie. C’est l’« x d’une équation
inconnue » qui parle à Ivan Karamazov : « On ne trouve plus de
médecins à l’ancienne mode qui traitent toutes les maladies ; maintenant
il n’y a plus que les spécialistes. » Toujours le même « x » —
le diable — en parlant des tourments de
l’enfer : « (…) à présent on a de plus en plus recours au système des
tortures morales, aux ‘remords de conscience’ et autres fariboles, C’est à
votre ‘adoucissement des mœurs’ que nous le devons. Et qui en profite ?
Seulement ceux qui n’ont pas de conscience. » Le manque de conscience et
la spécialisation vont main dans la main, et pas seulement dans les romans de
Dostoïevski. Deux grands spécialistes des yeux (on dit qu’ils sont les meilleurs
à Montréal). Du kératocône le premier, des verres de contact le deuxième.
Le premier :
—
La
greffe de la cornée a un taux de réussite très élevé, plus que le 90 %. À
votre âge c’est encore plus facile. Aucun danger. C’est à vous de choisir mais
je vous conseille de vous inscrire sur la liste d’attente.
Le deuxième :
—
C’est
mieux d’attendre pour la greffe. C’est une opération assez difficile. La
guérison est assez longue. C’est vrai que le taux de réussite est élevé mais il
y a des dangers.
La majorités des généralistes étant
irresponsables et la voie, la plus naturelle, qui consiste à se défaire des
spécialistes n’étant plus praticable, on n’a pas d’autre choix que de souhaiter
des spécialistes de spécialistes responsables des liens entre le malade
et les spécialistes. Comme ça, avant d’arriver à notre corps on aura trois
opérateurs — quatre avec l’omniprésent psy. Mais la spécialisation en médecine
n’est qu’un aspect, et peut-être même pas très significatif, d’un monde aux
racines en l’air où au lieu de priser l’intelligence on prise la poudre
produite par des tordeuses de sornettes
À propos des tordeuses de sornettes
voici un extrait du dernier bulletin envoyé à tous les enseignants de l’UQAM.
Le gestion du stress en milieu
d’enseignement
L’ère de l’information entraîne des
modifications considérables dans le monde de l’enseignement ; capter
l’attention des étudiants, stimuler leur intérêt, favoriser leur apprentissage
deviennent des tâches de plus en plus complexes. Ces changements peuvent générer
un stress supplémentaire chez les enseignants. Comment y faire face de façon
créatrice et non destructrice ? Cet atelier propose une réflexion sur ce
thème ainsi que l’application de moyens concrets visant à mieux gérer le stress
et retrouver l’élan créateur ».
23 juin 2000 Arthur Buies écrit dans ses Chroniques que trois
quarts des journalistes canadiens ne font pas de différence entre une pioche et
une plume. Ce qui n’a pas vraiment d’intérêt, surtout à une époque où les
plumes et les pioches sont en voie de disparition. Ce qui, par contre, est
intéressant c’est que ceux qui vivent dans les plumes sont complètement dans
les patates quand ils jugent plus difficile renchausser les mots que les pommes
de terre. Comme ceux du Trempet qui trompètent l’intelligence. Ce qu’écrit F.
Mauriac sur A. France devrait les dégriser : « Que
c’est facile d’être cultivé ! Comme on est philosophe à bon compte !
Qu’il est facile de prendre devant la vie une attitude
intelligente ! »
Symmaque à Hespérius :
« Nisi forte amor mei stilum tuum coegit in gratiam ». Traduction
dans Les belles lettres : « À moins, peut-être, que
votre amitié pour moi n’ait rendu complaisante votre plume ». Délavée.
Douteuse : gratia devient complaisance. La langue française
a un superflu que le latin ne connaît pas mais elle en est aussi la fille qui
peut, sans trop d’efforts, entrer dans la mouvance de la mère. Essayons de les
rapprocher : « Si l’amitié avait rendu votre style
bienveillant ? ». La phrase latine contient 42 caractères, la
traduction « officielle » 70 et la mienne 42, comme l’original. Dans
un texte le nombre de caractère ça compte, ça compte, ça compte énormément — si
c’est vrai, comme je le crois, que la majorité des mots pointent dans la phrase
seulement pour appauvrir les rares mots qui ont quelque chose à dire. Tout cela
pour la forme. Pour ce qui est du contenu, retournons à Symmaque :
« Il arrive souvent, en effet, que l’affection fléchisse la sévérité du
juge et que sur les propos ou les actes de nos amis notre avis relève de cette
indulgence qui nous fait même, à chacun d’entre nous, chérir nos propres
défauts. » Et ceux qui ne chérissent pas leurs défauts ? Il sont très
peu nombreux ? Sans doute. Mais ce sont ceux qui comptent.
Le syndicat des journalistes met
Scully « en interdit ». Première page des Nouvelles littéraires
du décembre 1922 : Sur la liberté d’écrire. Après avoir présenté
des bévues célèbres dans des procès à des œuvres littéraires et avoir écrit que
l’écrivain est responsable de ce qu’il dit devant la société (et donc les
tribunaux !), Pierre Mille laisser poindre l’espoir qu’un jour « Nous
aurons (…) peut-être notre tribunal, notre jury à nous, chez nous, pour juger
ces questions de propreté. Le syndicat des journalistes a bien le sien
(…) ». Qu’un jour dans l’immense espoir des lumières on ait pu penser que
les jugements pouvaient être autonomes (entre pairs) est très facilement
concevable. Qu’en 1922 on croie encore c’est à peine concevable. Le juge doit
être super-partes ou il ne peut pas rendre justice. À cela on peut rétorquer
qu’il n’y a pas de super-partes, Oui : donc pas de juges ! Surtout de
juges qui n’ont même pas la décence de l’hypocrisie. Journalistes, professeurs,
médecins, etc. ont leurs « tribunaux » où les intérêts les plus
mesquins sont défendus par des « collègues » ivres d’envie et vierges
seulement dans le cerveau.
24 juin 2000 Un rêve terrible à dire : je vivais dans une sociépais
d’énormes mâlmous verts qui papotaient sur leurs véculs.
25 juin 2000 Extraits d’une discussion autour d’un article de Jean
Pichette sur la prostitution paru dans Le Devoir du 19 juin et de deux
articles parus dans Vogue du mois de juin, l’un de Jean-Philippe Delhomme
(La désexualisation) et l’autre de Sonia Rachline (La tyrannie de
l’apparence…). Dehlomme montre comment les photos dans les revues de mode
désexualisent les corps en mettant les détails du décor au centre. Rachline
critique l’impératif « si vous voulez vous pouvez être belles ».
Marguerite Deville.
Je trouve
l’article de Pichette lourd et académique. Pratiquement illisible. Celui de
Delhomme, par contre, est très agréable et sans prétention, tout en n’étant pas
frivole.
Alice Premiana.
Jusqu’à ce que le mépris envers les magazines dit féminins n’aura pas le
courage de se montrer sans masque, on sera prises à les défendre avec des
interventions ad hoc et personnalisées. Même pour certains de nos amis, Vogue
ou Elle ou Vanity Fair pour n’en citer que trois, sont « en
tant que magazines féminins » bébêtes.
Adoplhe Demonc.
On pourrait dire la même chose de Hustler ou Penthouse...
Ursula Alexandrovna. Toi, tu dois toujours sortir tes
revues de con !
Iketnuk. Bien dit Ursula.
Marguerite Deville.
Ik, comme d’habitude tu te fais du capital facile. Je suis d’accord avec Alice.
Mais j’ai l’impression que si on n’aborde pas des cas concrets on se laisse
toujours encastrer dans de grandes théories à la mord-moi-le-nœud.
Alice Premiana.
D’accord, mais en même temps... non. Personnellement j’en ai ras-le-bol de
continuer à prendre des cas concrets auxquels on peut faire dire n’importe
quoi.
Ivan Maffezzini.
Dans notre cas tu exagères. Il me semble qu’en principe on est tous d’accord...
Ursula Alexandrovna.
Ce genre de principes, tu sais où je les mets ?
Theodor
Weiseinstein. Et
pourtant il n’est pas si difficile d’accorder nos positions, il suffit que toi,
Alice, tu t’abandonnes un peu plus à la confiance et toi, Marguerite, que tu ne
te cabres pas devant tout propos théorique…
Alice
Premiana.
Merde ! Tu ne peux pas lâcher ton paternalisme mielleux ! Tu veux
toujours trouver la manière de généraliser les discours pour avoir raison et
mettre les autres dans la position d’enfants capricieux...
Marguerite
Deville. Alice a
raison. Ça ne te fatigue pas, de toujours vouloir être au dessus de la
mêlée ?
Ivan
Maffezzini.
Maintenant qu’on s’est bien chauffé on pourrait essayer de sortir de nos
polémiques quotidiennes et de discuter.
Pablo
Fuentes. J’ai lu
le texte de Pichette et je ne le trouve pas mal.
Iketnuk. Il suffit que ça sente un peu la
religion pour que tu y trouves de l’intérêt. Comme Demonc avec la porno. Vous
êtes des monomaniaques. Moi, j’ai trouvé l’article de Pichette merdique.
Marguerite
Deville. Moi je
n’ai pas réussi à le terminer. Quand il commence à citer Benjamin et Agamben
pour dire des choses plates, ça me tape sur le système…
Theodor
Weiseinstein. Je
crois que tu as raison. Il cite des auteurs à la mode dans certains milieux
pseudo-philosophiques moins pour s’aider à comprendre une idée que pour
s’asseoir satisfait sur les larges épaules d’autres penseurs…
Alice
Premiana. Il y a
aussi une manière intelligente de s’appuyer sur d’autres, Regarde l’article de
Sonia Rachline. En partant du livre de Bruno Remaury « Le beau sexe
faible », elle déconcerte la majorité des lectrices. Elle n’a pas besoin
de se mettre au centre comme les journalistes hommes le font si volontiers ni
de s’appuyer sur de noms à la mode comme Pichette. C’est une femme…
Iketnuk. Shit. Toutes les fois qu’il y a
quelque chose d’intelligent ou subtil c’est « parce que c’est une
femme ». C’est du fémirdisme à la con !
Marguerite
Deville. Il y
quand même quelque chose dans la sensibilité des femmes que les hommes n’ont
pas. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas des hommes plus sensibles que
certaines femmes, mais, neuf fois sur dix…
Ursula
Alexandrovna. Je
suis d’accord avec Ik. Vous ramenez toujours tout à un discours féministe. Même
quand vous pensez ne pas le faire. La lutte de classe est tellement plus
importante !
Adolphe
Demonc. Toi tu te
mettrais le lutte de classe même comme chemise de nuit. Tu devrais penser un
peu plus à la lotte de classe ou à la classe de tes vêtements…
Ursula
Alexandrovna. T’es
un gros couillon. En mettant toutes tes énergies dans le choix de tes habits tu
ne peux que continuer à dire de conneries. Moi, je trouve votre comparaison
entre Vogue et Le Devoir sans intérêt. Ça sert à quoi de dire que
Vogue est plus je-ne-sais-pas-quoi que Le Devoir ? Ça change
quoi dans la vie des exploités ? Le culturel ne me fascine pas comme
vous ! (En fixant courroucée Adolphe Demonc). Éteins ton sourire
bête ! Les jeux de maux : m-a-u-x, je peux les faire moi aussi. Oui
je suis moins dans le cul-turelle... J’ai une réunion au Comité social. Je dois
m’en aller. (Elle s’enfile un vieux chandail sale et troué, embrasse Alice
et Marguerite et sort en claquant la porte)
Theodor
Weinsenstein. Ça
fait plusieurs fois qu’Ursula veut nous lancer dans un débat plus politique. Il
faudrait qu’on l’écoute si on ne veut pas la perdre. Le fait qu’elle soit la
plus jeune devrait nous faire réfléchir plus profondément sur ce qu’elle dit.
Si on reviens à Vogue et Le Devoir, je suis d’accord avec Alice
sur l’article de Sonia machin, mais en même temps je trouve que, contrairement
à celui sur la désexualisation, il pourrait presque apparaître dans Le
Devoir. Dans le fond il ressemble beaucoup à celui de Pichette : plein
de bon sentiments et de politiquement correct.
Marguerite Deville. Dans le fond peut-être. Mais le
style… comme disait Alice. Je ne devrais pas enseigner à un nietzschéen comme
toi l’importance du style.
Alice Premiana. Je ne suis pas d’accord sur le
fond non plus. Pichette dit ce que le lecteur du Devoir veut entendre.
Sonia non. Jamais Pichette aurait pu écrire une phrase comme la suivante. Un
instant que je la cherche… La voici : « Est-ce là le vrai progrès,
abolir le hasard, devenir responsable de tout et donc soumis à une vigilance
permanente, celle de savoir saisir l’offre qui nous est proposée » ou
cette autre « en nous faisant miroiter un corps parfait (…) c’est surtout
notre conscience qu’on emprisonne (…) ». Et tout cela dans un magazine
rempli de photo de femmes plus ou moins habillées, toujours belles, au moins
selon les canons courants.
Marguerite Deville. Personnellement j’étais
particulièrement étonnée par l’article de Sonia. Et, puis, en même temps si j’y
pense… non. Une nouvelle génération de femmes est actuellement responsable des
rédaction et cela commence à donner des fruits. Elles n’ont plus vingt ans et
elles seraient complètement connes si elles continuaient sans un brin d’ironie
et une bonne dose de critique les discours de ceux ou celles qui les ont
précédées. C’est un journalisme intelligent. Avec tout les défauts de ce type
de journalisme.
Alice Premiana. Oui. Comme tu viens de le
souligner, il y a une cause interne, mais je crois qu’il y a aussi le fait que
certaines propositions des couturiers frôlent le ridicule, ce qui crée des
levées de boucliers des lectrices…
Ivan Maffezzini. Mais pas des lecteurs.
Marguerite Deville. On connais tes idées sur le fait
que les vrais « magazines pour hommes » sont Vogue et Elle
et non Pla -boy, mais n’empêche que les lecteurs de Vogue sont
une infime minorité par rapport aux lectrices.
Theodor Weisenstein. C’est vrai que Pichette n’aurait
jamais parlé ainsi du hasard. Mais cela est un détail. Les deux ne savent pas
faire grincer les idées. Ce qui n’est pas vrai pour l’article de Delhomme dont
la connaissance des séances de photos de mode lui permet de faire parler les
détails. Ce qui permet à des images de porter des idées…
Iketnuk. Dire que dans Vogue ce
sont les images qui portent des idées… ça ne grince pas trop… surtout que c’est
la mode de photographier des corps mouillés. La seule chose grinçante c’est la
photo de L’origine du monde bouchée par une tête chauve qui apparaît au
début de l’article.
Adolphe Demonc. Je ne suis pas d’accord. C’est un
montage raté. L’ironie ne passe pas. Ça a l’air trop médical.
Marguerite Deville. Moi, je l’aime. Le photographe se
moque des hommes, des psychanalystes. Je pense comme Theodor que la force de
l’article de Delhomme vient de sa connaissance du travail concret. Du fait
qu’il a su tirer des petits événements des éléments théoriques applicables à la
société dans son ensemble.
Adolphe Demonc. Pichette en tout cas, ne connaît
pas le travail concret des putes !
Marguerite Deville. Je ne sais pas. L’entrée en
matière de Belhomme est captivante. Une agence, pour prolonger le séjour à
moindres frais, réserve une seule chambre, dans un hôtel à l’autre bout du
monde, pour un photographe et une styliste. Ce qui est normal pour beaucoup de
monde…
Iketnuk. Qu’est-ce qu’il y a de pas
normal ? La styliste a l’œil sur le photographe et…
Marguerite
Deville. Non. Ce
n’est pas ça. C’est exactement le contraire. C’est normal car il semble qu’un
homme et une femme puissent coucher dans le même lit sans avoir de rapports
sexuels...
Adolphe
Demonc. Il n’y a
pas de rapports sexuels. J’ai déjà entendu ça ! La la la can… ada !
La la Lacan ado.
Alice
Premiana. Toujours
spirituel ! La normalité « désexualisée » à laquelle fait
allusion Delhomme est une nécessité contingente à travers laquelle on doit
passer (En s’adressant à Iketnuk) Il est clair qu’on perd quelque chose.
Iketnuk. Tout !
Alice
Premiana. Même
tout si tu veux. Mais c’est la seule manière de sortir du tunnel sans perdre la
moitié du genre humain.
Theodor
Weisenstein. Sans aller à ces extrêmes il est
clair que les positions d’Ik sont quelque peu folklo.
Iketnuk. Ah ! les grands penseurs
qui, avec leurs formules, mettent K.-O. les esprits simples ! Je regrette
mais ce n’est pas avec des formules bon marché qu’on m’assomme. Il n’y a rien
de folklorique dans ce que je dis. Ce sont des propos fondés sur quelques
centaines de milliers d’années d’histoire…
Marguerite
Deville. C’est
l’insistance et l’acharnement que tu y mets qui fait folklo. Moi aussi, comme
toi, j’ai des difficultés à imaginer un homme et une femmes
« normaux » qui partagent une chambre sans coucher. Même un
appartement.
Ivan
Maffezzini. On
pourrait retourner à l’article.
Joe
Barone. Oui,
parce que je ne comprends plus du tout de quoi on parle, où on s’en va. Moi je
n’ai rien à dire parce que je n’ai pas lu l’article, mais je suis sûr qu’il
serait beaucoup plus intéressant si on prenait Vogue américaine. On a
tout à apprendre des américains, non seulement comment faire du cinéma ou des
satellites, mais aussi des journaux.
Theodor
Weisenstein. C’est ta théorie que les américains réfléchissent mieux.
Il y a du vrai. Leurs démarche est moins lourde et en même temps plus ancrée.
Mais cela peut avoir comme effet une légèreté telle que la pensée s’envole
comme des bulles de savon… La post-modernité n’est que la modernité américaine
d’après la « révolution » de l’informatique.
Ivan
Maffezzini.
J’insiste. Retournons à l’article car il est déjà dix heures et Marguerite est
fatiguée…
Marguerite
Deville. Je ne
suis pas fatiguée mais tu as raison… ce soir on s’en va dans toutes les
directions.
Adolphe
Demonc. Je ne
suis pas d’accord. On est incapable d’aller dans toutes les directions. Au moindre
détour le commissaire Ivan Cassecouilleovitch nous rappelle à l’ordre.
Alice
Premiana. La
partie finale met au premier plan les détails…
Iketnuk. C’est ce que j’aime.
Alice
Premiana. Dans
l’article les détails ont la fonction exactement opposée à ce que tu imagines.
Ce sont les signes de la désexualisation… Ce ne sont pas les détails du corps
de la femme, qui échappent souvent à l’œil du photographe, qui comptent mais le
détail du décor. Écoutez ce qu’il écrit : « Rapidement, il saute aux
yeux que dans telle image où figure une fille au corps ravissant, ce sont les
trophées de chasse suspendus au mur tendu d’un vieux papier peint à fleur, qui
ont focalisé toute l’excitation du photographe »
Iketnuk. Ça ne fait que confirmer mes
idées. Dans la mode ce sont tous des pédés. Les photos sont toujours trop
quelque chose. Ne pouvant pas s’appuyer sur le désir ils font n’importe quoi
par rapport aux femmes. Il faut seulement espérer que des lesbiennes prennent
la relève. Après avoir suivi des cours de Marie Françoise Plissard ou de
l’increvable Bettina.
Theodor
Weisenstein. Ce que tu dis est sans doute vrai. Mais alors il faut se
poser la question de pourquoi le domaine de la beauté féminine est devenu le
domaine des homos.
Alice
Premiana. C’est
vrai qu’ils sont la majorité parmi les couturiers mais ce n’est pas sûr que ce
soit vrai pour les photographes.
Iketnuk. Tu penses que si Valentino choisit
un photographe…
Alice
Premiana. Ça
nous éloigne du débat de fond.
Iketnuk. Pas du tout, C’est là le fond du
débat ! Ce que vous appelez désexualisation n’est que la désexualisation
de la femme faite par les pédés. Si ce
n’est pas le fond ça !
Adolphe
Demonc. Ce
sont les machos comme toi qui désexualisent, pas ceux que tu appelles pédés.
Iketnuk. Ce n’est pas parce que tu baises
sous tous les râteliers…
Theodor
Weisenstein. Ces détails « à côté », font désormais partie de
la culture moderne et cela indépendamment des tendances sexuelles. Ce sont les
indices d’un raffinement culturel et artistique qui probablement n’en est pas
un. Le fait qu’on déplace le centre, ou qu’on dise qu’il n’existe pas de centre
relève de l’incapacité à penser « fort » sans tomber dans le
dogmatisme. Ce sont des détails qui, voulant nous libérer de la présence, nous
forcent dans le plus mauvais kitch. Il suffit de considérer les succès de
Kundera, un romancier qui a très peu de choses à dire, qui n’a pas de style
mais qui est aimé pour son kitch anti-kitch.
Iketnuk. Par la mousse de la société. Les
gonflés et vides.
Theodor
Weisenstein. Le détail des poils qui sortent de la petite culotte (en
se tournant vers Iketnuk) est jugé trop facile et le facile est considéré
« facile » même quand c’est ce qu’il y a de plus difficile.
Marguerite
Deville. Là tu
me perds.
Alice
Premiana. Je
crois qu’il veut dire que la tendance est de mettre l’étiquette facile
sur ce qui est difficile pour s’en débarrasser.
Theodor
Weisenstein. Oui. C’est à peu près cela.
Iketnuk. Ite missa est. Les intellectuels
ont parlé. Allons nous rafraîchir les idées avec une blonde à la Bodega.
Ivan
Maffezzini. Avec tout ça on n’a pratiquement rien dit de l’article de
Pichette. Et pourtant il aborde le thème de la prostitution qui nous avait
donné assez de maux de tête il y a deux semaines. Je propose que Theodor ou
Alice écrivent quelques pages qu’on discutera la semaine prochaine.
Alice
Premiana. Si
pour toi ça va je peux m’en charger.
Theodor Weisenstein. Parfait. Si j’ai quelques idées qui me semblent intéressantes je
t’enverrai un courriel.
Ivan
Maffezzini. Ik, je ne peux pas venir à la Bodega. Demain je dois me
lever à quatre heures.
Iketnuk. Va te faire...