20 novembre
2000 Monica et Martina. Au Madison Square Garden.
Seles 7 5 5
Hingis 6 7 7
La belle et la bête. Laide, dure, l’air complètement
stupide, l’une. Radieuse, ouverte, enfantine, l’autre. L’une, vulgaire, attend
le service accroupie ; l’autre, élégante, l’attend recueillie. La belle
gagne. La cérémonie de clôture est un cafouillis à l’américaine. Comme les
élections. Mais, ça, c’est très bien ; ça rassure quand les dominateurs
sont désordonnés et enfantins. Imaginez si l’Allemagne était le centre de
l’Empire. Il est préférable de ne pas l’imaginer ! Ou Israël ? Ahi,
Ahi. Même le kitsch du gros chèque (gros non seulement en terme de montant)
qu’on porte à deux sur le terrain, n’est pas si terrible. C’est enfantin. Ce
qui est bien plus terrible, c’est la petite enveloppe, avec le
« petit » chèque pour la deuxième, qu’on glisse dans les mains de
Monica, devant l’œil grand ouvert de la caméra. Surtout le
« glisser » est terrible, car on fait comme s’il y avait encore un
reste de pudeur. Mais il n’y en a plus. Il suffit de regarder ces deux gamines
aux cuisses en l’air parmi photographes, journalistes et autorités en pantalons
ou jupes longues.
L’asperge de
Manet.
Jeune, je confondais toujours Monet et Manet. Si j’avais connu l’histoire de
l’asperge je ne les aurais pas confondus. Ce qui montre, encore une fois,
l’importance des anecdotes. Un galeriste propose 800 F à Manet pour un
tableau. Manet livre ses célèbres asperges — célèbres après. À la réception de
la marchandise, le galeriste fait un chèque de 1000 F. Manet lui envoie un
autre tableau (que je préfère au premier) avec une seule asperge :
l’asperge pour le bon poids, qu’il dit. AA. Argent et Art : la grande
camaraderie, quand on est célèbre.
En laisse. On me propose un téléphone portable qu’il serait impoli de
refuser. On le fout dans un étui doté d’un fermail et on me dit que c’est pour
l’accrocher à la ceinture. Maintenant, ça fait clic, dans ma tête. Je comprends
pourquoi je n’aime pas les portables. Ce sont des laisses virtuelles, je n’aime
pas les laisses, surtout si elles sont virtuelles. Même si ça fait très
enfantin, je continue à préférer les loups aux chiens.
21 Novembre
2000 « Avec tes conneries sur le sexe et l’amitié,
tu me rappelles
un peu les psychanalystes, avec leurs airs de manitous. Mais pour qui donc vous
prenez-vous ? » Les psychanalystes, je ne le sais pas. Moi et mes
amis, car j’ose imaginer que le « nous » fait référence à nous tous,
nous, comme chantait Brel, nous nous prenons seulement pour nous-mêmes. Ce qui
veut dire qu’à propos de la sexualité et de l’amitié on pourrait te répondre de
treize manières différentes, plus ou moins différentes. Quelle est la
bonne ? Qui sait ? Sans doute qu’elle n’existe pas. Comme dans bien
des choses, la bonne chose est une étrange chose qu’on ne peut plus appeler
chose. Et notre petite terre peut contenir très peu de ces choses qui ne sont
pas des vraies choses. Peut-être quatre ou cinq. Mais ceci nous éloigne de
l’amitié et surtout de la sexualité.
Je
(Bernardo) connais assez mes amis pour pouvoir essayer de répondre pour tous.
S’ils n’étaient pas d’accord, n’aies crainte, ils te le feront savoir… comme
ils me le feront savoir.
A.P. Les hommes exploitent la plus grande facilité des femmes à tomber
amoureuses (facilité qui est complètement ancrée dans notre histoire et notre
culture et qui n’a donc rien de biologique) pour avoir du pouvoir sur elles.
Cette tendance s’accentue malheureusement pour contrer un certain gain (encore
trop faible) du pouvoir économique des femmes.
M.D. La sexualité, si elle était vécue comme un élément de
« communication » dans l’amitié perdrait vraiment de son intérêt très
vite. C’est un peu comme l’idée sollersienne de faire une école pour apprendre
aux jeunes filles à jouir… Pour qui se prend-il ? Je ne vois là-dedans
qu’une justification effrénée de mettre le zizi à toutes les sauces. On dirait
que certains hommes viennent de découvrir que la pulsion sexuelle est partout.
On est d’accord, la question c’est de savoir ce qu’on en fait, parce qu’on
n’est pas des bêtes, comme ces mêmes hommes disent si souvent quand ça les
arrange.
U.A, C’est un faux problème. J’ai des amis avec lesquels
je peux coucher (si je ne suis pas engagée) et d’autres avec qui je ne
coucherais jamais. Et cela ne dépend pas d’eux mais de moi. Y a en marre de la
victimisation les femmes !
Ik De la bouillie pour intellectuels cacochymes.
I.M. Lorsque quelqu’un souffre devant vous, la parole est parfois un
mécanisme de fuite parfois un irritant. Le contact physique (prendre dans ses
bras, caresser) est le signe d’une empathie et donc d’un « amour »
qui dé-isole l’autre. Une manifestation de la tragédie de la culture et,
surtout, de la solitude. Jusqu’où le contact physique peut-il aller, cela
dépend seulement de la situation des deux « amis ». Ce qui est
certain c’est que fixer des limites est inhumain. Ou trop humain. Je pourrais
parler concrètement des rapports amicaux dans notre institut qui se vante
d’être fondé sur l’amitié, mais ça serait trop long et ennuyeux.
A.D. Hommes et femmes n’ont qu’une chose dans la tête. Ceux qui
parlent autrement sont des hypocrites ou des branches malades de l’arbre malade
d’une humanité malade.
P.F. L’amitié est incompatible avec les rapports sexuels. C’est
l’oubli des Écritures et de la demande que Dieu nous pose à tout instant
(êtes-vous dignes du sacrifice du fils ?) qui a causé cette fausse
subversion des valeurs. Le sexe dans l’amitié est un mouvement vers
l’animalité, ce qui causa déjà la chute des hommes du paradis terrestre. Les
athées, avec force présomption, affirment que c’est le désir de la connaissance
qui causa la perte d’Adam et Ève mais ils ignorent, les pauvres, que c’est la
sexualité serpentine qui les perdit et que la connaissance n’est qu’un masque
que le démon de la sexualité emprunte.
T.W. L’amitié
dans notre culture répond au moins à deux besoins contradictoires. D’un part
elle est le lieu où l’on retrouve, parfois, une paix toujours en train de nous
échapper, de l’autre elle est le lieu de ressourcement de l’âme lasse. Elle
oscille entre source et puits. Source d’énergie pour permettre à l’homme de
rencontrer les autres sans crainte, puits profond et calme où le seau se
remplit, jusqu’au bord, d’empathie. La sexualité est le fond caché dont la
force est fixée dans les premières années de vie dans la famille et les
modalités de manifestation sont dictées par l’éducation et les mœurs sociale.
M.-A. R. Je suis « devenue lesbienne » quand une amie m’a
sortie d’un tunnel dont le lointain point de lumière était le suicide. Elle m’a
sortie avec les mots, la douceur et le plaisir. Je suis sûre que l’amitié
« sexuée », dans notre société, se limite aux rapports entre femmes.
Les hommes ne connaissent ni l’amour ni l’amitié. Il faudra qu’ils inventent
quelque chose d’autre s’ils veulent survivre.
E.E. Elle passait l’hiver dans une étable sombre et
humide, seule, rêvant de remues ensoleillées. En avril, avant la transhumance,
elle gonflait d’espoir en guettant les autres vaches flâner dans les prés du
village. En juin, il lui suffisait de deux ou trois heures en troupeau
pour rêver d’une étable sombre et
humide où rêver seule.
J.B. Un homme ne peut être ami d’une femme. Je ne
comprends pas toutes ces conneries.
O.B. Dans
notre culture l’amitié a toujours été la valeur par excellence et elle était
fondée sur un rapport brave entre hommes. Les femmes étaient comme les
chevaux : essentielles pour notre survie mais en dehors du royaume de
l’amitié. Grâce à elles et aux chevaux Gengis Khan a pu créer le plus grand
empire de l’histoire. Maintenant tout a changé, la vie est beaucoup plus facile
et pour guérir ses égratignures il suffit d’un peu de sympathie. L’amitié n’est
donc plus ce qu’elle était, elle est devenue un sparadrap, plus ou moins grand
mais un simple sparadrap et elle s’est ouverte aux femmes. Surtout aux femmes.
Mais du moment qu’il y a des femmes…
En
ce qui me concerne je crois que les conditions de travail actuelles où les
hommes et les femmes, au moins du point de vue des fonctions exécutées, sont
égaux, créent une camaraderie auparavant impensable. Mais la camaraderie est un
premier pas vers un sentiment plus fort qui, lorsqu’il n’est pas assez orageux,
devient amitié.
22 novembre 2000 Purée. Jeune, souriant, un de ces visages ouverts qui pourrait redonner confiance dans le monde même aux plus pessimiste des personnages de Houellebecq. Il a des difficultés dans la connexion du modem. Il appelle et il module en Arabe ses requêtes et ses considérations en distribuant par-ci et par-là, presque au hasard, des « purée ». Je lui demande qu’est ce que ça veut dire « purée » en Arabe :
—
Ce
n’est pas de l’Arabe. C’est du français et ça veut dire pommes de terres
écrasées. À Casa les jeunes l’emploient beaucoup. C’est un peu comme putain,
pour les français. Moins vulgaire.
Je croyais que la « purée » était
Montréalaise. Non. Montréal, Casa, mêmes expressions. Et pourquoi faudrait-il
que ça soit différent ?
Protection. Les élytres qui
recouvraient ses rêves ne la protégèrent pas d’une élytrite.
Devinette,
vraie. Qui
a besoin d’une minette pour sabler le moule ?
Jamais trop. On n’est jamais trop
ourageux.
Maroc. Le Maroc ou les tangers du
racisme
23 Novembre
2000 Les sept merveilles des philosophes à la
mords-moi le nœud.
24 Novembre
2000 Sarco. Petits, on joue au docteur, vieux aux pédants.
Alors, nous qui petits ne sommes, jouons. Sarco
est un préfix d’origine grecque qui signifie « chair ». Il est donc
facile de comprendre, par exemple, que « sarcophage » est un
sarcophage, c’est-à-dire un mangeur de chair si on sait que « phage »
signifie manger. Maintenant, si je vous dis que « cèle » dérive lui
aussi du grec et qu’il veut dire tumeur, quelle est la signification de sarcocèle ? Vous me dites que c’est
bien simple : tumeur de la chair. Eh bien, non, ça serait trop
simple ! Il signifie tumeur des testicules. Va comprendre les savants —
non pas ceux qui jouent mais ceux qui se prennent au sérieux ! Avec
effronterie ils élèvent les gonades au niveau du tout sans nous le dire et si,
par hasard, on leur demande une explication ils seraient même capables de nous
dire, pour nous clouer le bec avec un mot savant, qu’il s’agit d’une synecdoque
quand c’est une simple métonymie. Est-ce possible que seuls les mots soient
vraiment savants ?
Trop tôt. Est-ce que Nietzsche
savait ce que Kant avait dit : « Je suis venu un siècle trop tôt avec
mes écrits » ? Je ne crois pas, autrement il n’aurait pas donné
tellement d’importance à ses « oeuvres posthumes ».
25 Novembre
2000 Grève. Le personnel de l’hôtel est
en grève. Ils demandent qu’on réengage un caissier licencié parce qu’il aurait
volé. L’hôtel fonctionne normalement. Une trentaine de personnes — sur deux
cent vingt — devant la porte principale de l’hôtel chantent et crient (en
arabe).
Dialogue
stagerien (et non stagirite). Entre une jeune stagiaire, rondelette et
souriante, et un informaticien aux yeux cernés.
—
Qu’est-ce qu’ils disent ?
—
Ils disent des choses.
—
Ça je le sais. Pouvez-vous traduire en
français ?
—
Je ne sais pas, dit-elle après avoir fermé
son sourire et avoir jeté un regard étonné sur son collègue. Je vais l’écrire
et je vais le porter à votre bureau.
Après cinq minutes elle entre dans le bureau, un
papier dans les mains, qu’elle ne lira pas, et le sourire qui a repris ses
positions.
—
Suis-je payée pour la traduction ?
Je suis stagiaire.
—
Certainement.
—
Ils disent « Vous êtes des
traîtres. ». Ils parlent de nous. Et puis ils disent « Le travail
syndicalisé est une opération de civilisation. ». C’est tout.
—
Êtes-vous d’accord ?
—
Oui, mais pas pour la première phrase.
Dialogue
patronal.
Entre un jeune patron dans la trentaine et un ami de ses sœurs qui fut déjà
gauchiste.
—
Ils n’ont pas le droit d’être sur le terrain
de l’hôtel. Je vais faire appel à la police.
—
Je crois que ce serait une grave erreur. De
tous les points de vues.
—
Ils n’ont pas le droit…
—
Ce n’est pas important. Si vous appelez la
police ça fait une très mauvaise publicité à votre hôtel et à votre pays.
Imaginez vos clients Suédois ou Allemands, si vous n’appelez pas la police ils
diront « Regarde comme ils sont civilisés au Maroc. Il y a une grève, les
grévistes chantent à l’extérieur de l’hôtel et l’hôtel continue à fonctionner
normalement. » Ils ont des choses à nous enseigner !
Il me regarde pour découvrir si je plaisante.
—
Je
suis très sérieux. Cette grève est une publicité gratuite pour votre hôtel et
votre pays.
M’a-t-il cru ? Je ne sais pas, mais il n’a pas
appelé la police.
Dialogue entre
informaticiens. L’un marocain et l’autre québécois.
—
C’est
bien qu’on n’intervienne pas contre les grévistes.
—
Oui, mais au Maroc on exagère. Ce n’est pas
comme en Europe ou au Canada, les gens ici ne sont pas instruits et si on leur
donne comme ça (et il m’indique son doigt) après ils veulent comme ça (et il
m’indique son épaule).
—
Ce n’est pas une question d’instruction.
C’est une question de salaire. Avec 160 Dinars par mois…
—
Oui, mais il y a trop d’ignorants et de
voleurs…
—
Mais les instruits, s’instruisent souvent
pour mieux voler
—
Vous plaisantez.
Je ne plaisante pas. Mais je le regarde avec un
sourire qui devrait le faire douter. Je ne peux quand même pas lui donner
l’impression qu’au Québec on est tous des fous ! J’assume mes
responsabilité de bon citoyen canadien.
Dialogue
extérieur.
Entre un quinquagénaire qui va sur la plage faire sa petite course-santé et le
syndicaliste à la tête des grévistes (la majorité, presque la totalité, des
femmes voilées). Avant de parler avec le syndicaliste, notre footingeur avec un bandeau du Chiapas
pour tenir ses longs cheveux de vieux soixante-huitard essaye de parler avec
deux ou trois femmes. Aucun signe de vie. Il a la sensation très nette qu’elles
ne lui répondent pas, non parce qu’elles ne veulent pas, mais parce qu’elles ne
le voient pas. Le syndicaliste, ayant flairé le danger, arrive pour protéger
ses poules aveugles
—
Bonjour
—
Bonjour.
Je voulais savoir ce qu’il y a écrit sur vos pancartes.
Il me dit quelque chose en arabe.
—
Pouvez-vous
me le traduire en français ?
Comme la jeune stagiaire, il n’a pas l’air très
convaincu.
—
Il
y a écrit : « Le travail syndicalisé est une opération de
civilisation. ».
—
C’est bien.
—
Le patron ici est malhonnête…
—
Comme tous les patrons…
—
Non, Il y en a de bons.
—
Merci et bonne chance.
Dialogue
téléphonique à gauche. Entre un homme qui travaille dans un hôtel en grève à Agadir et sa
femme gauchiste à Montréal.
—
Ils
sont en grève, à l’hôtel.
—
Ah bon !
—
Le patron voulait appeler la police et je lui
ai dit que c’était mieux que non. Je lui ai même dit que cette grève était une
bonne publicité pour l’hôtel.
—
T’es fou.
—
Pourquoi ?
—
T’es avec les patrons ?
—
Ce n’est pas ça. Je suis contre la police… que
veux-tu que je fasse…
—
Je ne te comprends pas
Monologue. D’un petit prétentieux qui
comme dit son amie ne sait pas écouter et réussit bien mieux les monologues que
les dialogues : « Politique ou amitié. Montrer ma solidarité avec les grévistes.
Peut-être que le simple fait de leur parler. Personne ne les approche. Si je me
mets avec eux ? Ils me prendraient pour un fou comme l’anglaise qui se
déshabilla dans le hall, le mois dernier. Elle devait être soûle. Il m’a dit
qu’elle avait le visage d’une vielle de quarante ans et le corps d’une fille de
dix huit. Lui, il en a vingt. Licencié parce qu’il a volé et le syndicat le
défend. Il n’avait pas d’autre choix. Ni lui ni le syndicat. Ni celle qui s’est
déshabillée. Tous volent. Avec cette grève le syndicat s’aliène les sympathies
de bien de travailleurs. L’éternel problème de la morale et des travailleurs
réactionnaires. Facile pour les intellectuels de critiquer les uns et les
autres. Et puis toi, tu es ici pour diminuer la probabilité de vol. Ne te conte
pas d’histoires. Ton métier est le fer de lance du capitalisme. Ne nous emmerde
pas avec tes provocations. Travaille et tais-toi. On peut employer
l’informatique différemment, pour… pour… pour n’importe quoi. Mais si elle ne
peut que contrôler ! C’est la police des machines. Et des organisations.
Oui mais pas des individus. Attends ! Bull shit. Je ne veux pas tomber dans
le piège anti-technique. Ils font la grève parce que le patron a licencié.
C’est bien. C’est bien mieux que là où le syndicat prend en charge la morale,
il est concerté et participe aux prises de décision. Il n’aurait pas fait la
grève. Une plage avec seulement du sable très fin, on ne peut pas l’appeler grève. Je l’appelle quand même grève. Je cours sur la grève. Je laisse mes empreintes sur la grève. Vive la grève. C’est grave. Je mets tout sur le même plan grève, grève et grève et oui, il
y a aussi la grève qui protège les jambes. Terme très peu connu. T’as l’air de
t’amuser plus avec les mots qu’avec la politique. Il y a un temps pour tout.
Partout. Jouer avec le mot pour se préparer. Pour rire. Pour résister. Vive la grève. »
26 Novembre
2000 Trois. Dans des Alpes, jusqu’à l’arrivée des autos (comme
phénomène de masse) et de la télé, chaque village était un enclos avec son
dialecte, ses façons de travailler, ses manies, son style. Une des marques de
cet esprit communautaire, bien fermé et agressif. était la pratique, très
courante, de railler les villageois d’à côté pour tout ce qui était un peu
différent des pratiques de son propre enclos[2]
et, éventuellement, de leur taper dessus ou de se faire taper dessus à
l’occasion de la fête patronale. Ah, le bon temps où la mondialisation était
encore dans les tiroirs du capitalisme ! Ah, le bon temps où on n’était
pas de simples nombres pour des banques, des assurances ou pour ce qui reste de
l’État ! Quelle nostalgie d’une époque où on se tabassait au sang sans que
personne ne dise rien ! Eh bien, dans cette belle époque-là, dans une
vallée des Alpes au nord du lac de Côme, il y avait un village connu pour la
bonhomie de ses habitants et pour leur dialecte parfois assez… assez spécial.
Par exemple, leur façon de compter était effectivement singulière : un,
deux, deux et un autre encore,
quatre, cinq… Il est facilement imaginable que dans les villages voisins on se
gaussait de leur « incapacité de compter jusqu’à trois ». Mais, si on
regarde avec l’œil détaché d’hommes modernes, d’hommes de science comme nous
sommes, on voit très bien qu’ils savaient compter bien au delà du trois et que
leur vrai problème était le trois. Si
on était des esprits alertes on se serait demandé ce qu’il a, le trois, de si
spécial (et si on n’est pas dans la facilité on ne parlera pas de la très
Sainte Trinité des chrétiens ni de celle des vaudevilles[3]).
Si on était des esprit alertes et, en plus, si on aimait la philosophie on
trouverait un début de réponse en Heidegger : « C’est à partir du
troisième seulement que l’un (…) devient le premier, et que l’autre devient le
deuxième, qu’il y a un et deux, que le « et » devient « plus »
et que naît la possibilité des places et de la série ». J’espère que vous
êtes maintenant convaincus de l’importance du trois et qu’il ne fallait pas se
moquer de ces paysans qui avaient compris, sans étudier la philo, qu’il y avait
quelque chose de philosophiquement très important dans le trois. De cette
histoire on pourrait tirer une morale du genre : il ne faut pas se moquer de ceux qui sont différents car en eux siège
la vérité, mais on ne le fera pas. On ne dira rien non plus contre les
intellectuels qui se complaisent des croûtes moisies qui recouvrent leur
cerveau et qui pourraient tirer des conclusions hâtives en disant que cette
historiette montre encore une fois qu’Heidegger n’est qu’un paysan borné.
Soyons magnanimes, laissons-leur l’illusion d’avoir compris quelque chose, il
seront moins agressifs et moins prolifiques.
[1] Un bel exemple dans le livre de Derrida sur Nancy. Avant-propos : « le toucher (…) sens apparemment le plus superficiel ». Ce qui ne veut pas dire que Derrida appartient à cette catégorie, même si tous des épigones y sont. Ceci devrait le faire réfléchir sur les écoles de pensée de ceux qui ne veulent pas d’écoles.
[2] Qui n’était pas nécessairement un enclos propre.
[3] Vaudeville. Je ne crois pas à l’étymologie du Robert : (Vault de ville, 1507; altér., d'après ville, de vaudevire «chanson de circonstance», XVe; rattaché traditionnellement à vau («val») de Vire, région du Calvados (cf. livre des vaux de Vire, 1610), mais probablement, selon P. Guiraud, de vauder «tourner», mot dialectal normand, et virer. Donc je disais que je ne crois pas à cette étymologie savante. Selon moi il s’agit banalement d’une raillerie de paysans envers des citadins des veaux de ville.