27
novembre 2000 Rois. La déférence, même chez les personnes les plus
arrogantes et indépendantes, envers le roi ; cette espèce d’obséquiosité
envers le chef politique et religieux qui se transforme en bassesse lorsqu’on a
devant soi n’importe quel individu doté d’un pouvoir quelconque ; cette
facilité à plier la tête pour ne pas perdre ou pour gagner le « morceau de
pain » — ce qui compte, le pain — pour éventuellement revenir en traître,
me semblent des traits qui devraient pousser tout mouvement d’émancipation à
lutter pour un idéal républicain, mouvement, au dire des gens d’ici,
aujourd’hui inexistant. Les Anglais et les Scandinaves peuvent avoir des
rois : ils furent et ils sont des brutes qui ignorent l’obséquiosité parce
qu’ils n’ont jamais eu accès au raffinement et aux pièges d’un sacré ritualisé
dans le politique. Les Anglais et les Scandinaves purent même ne pas avoir de
loi salique car les noblaillons se rouaient de coups sachant que leur roi (leur
reine) était une bête comme eux. C’était déjà la démocratie. Au Maroc, la
démocratie est encore lointaine. Probablement elle ne s’installera jamais. On
passera directement d’une théocratie nationale à une ploutocratie
mondiale ; pour une fois, eux, les rois de l’hypocrisie, ne baigneront pas
dans la parenthèse de l’hypocrisie démocratique.
Scandinaves. À cinq heures et demie du matin, deux dignes dames
scandinaves, dans la soixantaine, l’expression un peu trop fière, entrent dans
le restaurant. Pas de serveurs. Un seul client. Chacune prend un thermos dans
son sac à main et le remplit de café. D’un air très respectable elles
s’approchent du comptoir des pâtisseries, sortent un gros sac en plastique et,
tandis que la moins fière protège le sac des regards en provenance du hall,
l’autre toise le seul client — qui pourrait être marocain, mais qui est en
réalité italien — et décomptoise avec une vitesse incroyable. Elles sortent.
Après trente secondes, la hautaine revient, prend un croissant et s’en va.
L’ange. Cinq employés du bureau de la comptabilité, plus
deux informaticiens, ça fait beaucoup de monde pour un petit bureau. Surtout
beaucoup de bruit, quand personne ne veut assumer la responsabilité des erreurs
(le système informatique ne fonctionne pas). Elle se faufile parmi nous sans
bruit, sans mouvements, sans regard, sans toucher quoi que ce soit. Même les
dossiers qu’elle déplace, elle ne les touche pas. Ange ou débile ?
Trahisons. Promenade de la plage. Les deux amies tombent sur
une connaissance, un homme. L’une fait l’intéressante. Le regard de l’autre dit
aux passants « la pauvre ». Cent mètres après les rôles sont
inversés.
L’ange
bis. Gros tricot de ski devant le
bureau (il fait 30 degrés, mais peut-être qu’il est en coton. J’ai d’énormes
difficultés à distinguer la laine du coton). Je le prends (le tricot avec une
tête que j’ai déjà vue) pour un client. Elle passe un dossier à un
employé : « Aregrrggrgann yak rrrraarrarrrrabbrrrar Yak… yak…
yak ». Sa voix est comme sa démarche : fluide et tamisée. C’est
encore l’ange. Ou débile ?
28
novembre 2000 Laideur. Liste des animaux en ordre décroissant de
laideur : chameau, dromadaire, poule, ténia, tamanoir… Le chameau et le
dromadaire sont en pole position à cause de leur air narquois — aux
commissures labiales, et là seulement — qui, comme chez leurs frères humains,
est souvent le signe d’une stupidité qui se prend pour de la finesse :
l’essence de la laideur.
Beauté. Tout corps insoumis à l’envie.
Étonnant. Dis-moi, jeune perverse : « Préfères-tu
une fille qui tétonne ou une qui t’étonne ? »
Étonnamment. Et ton amant ?
29
novembre 2000 Caca. Nietzsche avait aimé Emerson, achetons-le. Je consulte la table des
matières : dix-neuf pages pour la conférence d’Emerson contre soixante-dix
de préface, ce qui ne m’excite pas tellement, mais, on ne sait jamais... Je
commence par la conférence qui est fort décevante : ça vole tellement bas
qu’on ne peut que douter de l’estime du conférencier pour ses auditeurs
(l’élite des étudiants universitaires américains de 1837 !). Ça vole
tellement bas que les nombreuses envolées d’Emerson font penser aux
volettements d’une poule… américaine. Tout est très bon enfant et naïf, avec,
peut-être, quelques tirades sur l’importance de l’action qui pourraient encore
avoir un certain intérêt — si elles étaient moins simplettes : « L’action
est la matière première avec laquelle l’esprit façonne ses splendides
produits. » On dirait une conférence pour de gros bébés qu’on veut
protéger contre les pervertis du vieux continent. Tous les stéréotypes
d’aujourd’hui sur l’intellectuel américain. Nietzsche l’avait
aimé ! J’attaque la préface en espérant qu’elle sera une mise en contexte
critique qui permette de comprendre les motifs de la publication. Effrayant.
Mièvrerie, superficialité, incompétence et stupidité se donnent la relève avec
une franchise honteuse. Je crains que ce livre n’ait été publié que pour
indiquer aux intellectuels québécois les voies de l’autonomie. Mais, non. Ce
n’est pas possible, ce n’est pas possible qu’on propose cet ensemble de
banalités pour des enfants de dix ans pondues pas une fille de quinze !
Seule note intéressante de toute la préface, une citation du frère
Marie-Victorin qui invite les poètes québécois à sacrifier les primevères et
les pervenches qui sont « des plantes étrangères à notre flore (…) Plus de
primevères pour faire passer solitaire et douleur amère,
plus de pervenche pour rimer avec elle se penche et sa main
blanche. C’est vraiment dommage ! » C’est vraiment dommage que je
me sois fait rouler par un éditeur sans scrupules (Ralph Waldo Emerson, L’intellectuel
américain, Éd. Du loup de la gouttière, 1992).
Pipi caca. Trop souvent les bibliophages oublient que les
éditeurs — québécois, américains, bulgares, italiens ou de n’importe quel pays
de notre petite planète — publient pour
faire de l’argent. Je venais de me faire avoir par une édition québécoise
d’Emerson et voilà qu’un éditeur italien me prend avec un triple appât :
édition bilingue (latin et italien) auteur au nom intriguant que je ne connais
pas (Janus Pannonius) et un titre (Épigrammes lascives) au succès assuré auprès
d’hommes ayant eu une adolescence dans l’exploration de leur propre corps
plutôt que celui des autres. Quarante-trois épigrammes, en latin, la grande
majorité très courts, d’un poète hongrois qui n’écrivit jamais en hongrois.
Dans la préface : « (…) la réalité vécue, le symbolisme linguistique
et la culture antique se lient dans une unité indissoluble qui porte à une
haute tension poétique ». Du n’importe quoi pour vendre ! De la
publicité mensongère. Des mentules dures pour soi et ses amis mais mollasses
pour ses ennemis et des vulves habillées en femmes débordent des épigrammes
comme pipi et caca de la bouche de l’enfant de trois ans. Un mince ouvrage, qui
pourrait avoir, si on veut être gentil, un intérêt historique pour des
étudiants hongrois ou pour des érudits qui s’intéressent à l’évolution de la
langue latine à la Renaissance, mais, surtout, un bouquin pour des adolescents
friands de gros mots en latin.
Inutile de vous citer des épigrammes ; pour
vous donner une idée de la facilité je vais en créer un :
De cunno Annae
Mentulam demittet in cunnum tuum Marcellus parvam,
replere nequibat.
Extrude ! Non est hic, Anna, lumbricus ?
Meo transfige cunnum vecte,
Solum pedicare Marcellus potest.
Traduction expurgée.
De l’amour d’Anna.
L’amour trop faible de Marcellus ne peut te suffire.
Laisse-le ! Il est un mou, Anna.
Prend mon amour puissant. Marcellus ne connaît
qu’amours enfantines.
Traduction en rime :
De la vulve d’Anna.
Marcellus, de l’art de remplir ignare,
Dépose dans ta vulve sa mentule avare
Ce mou ver indigne, oh ! Anna, bannit
Et à mon membre d’acier dit
« vas-y ! »
Marcellus, maître ès sodomie !
Traduction littérale :
Le con d’Anna.
Marcellus plante sa petite bitte dans ton con et il
ne sait pas le remplir. Expulse-le ! N’est-il pas, Anna, un ver ?
Avec mon pieu de fer transperce ton con. Marcellus sait seulement enculer les
petits garçons.
Ce livret eut sur moi au moins un effet positif, il
me poussa dans les bras de Martial et je me réconciliai avec les épigrammes.
(Janus Pannonius, Epigrammi Lascivi, Fahrenheit 1993).
De la stupidité. Après ces deux guets-apens, je me dis qu’il
fallait absolument que je lise au moins un des deux essais humoristiques d’Allegro
ma non troppo (un livre de Carlo Cipolla, dont la traduction en
français a été publiée en 1992 par l’éditeur Balland) : je lis en premier Les
lois fondamentales de la stupidité humaine. Je respire. Après la lecture de
cet essai plein d’humour et avec quelques touches d’ironie, j’étais réconcilié
avec les éditeurs : « Faites de l’argent, enrichissez-vous mais
donnez-nous des livres intelligents ! ». L’auteur nous propose cinq
lois fondamentales de la stupidité. Je ne vous donnerais que la première :
« Toujours et inévitablement, chacun d’entre nous sous-estime la quantité
d’individus stupides en circulation », et la dernière : « les
gens stupides sont les personnes les plus dangereuses qui soient ». Pour
avoir les autres, allez acheter le livre et enrichissez l’éditeur ! De manière
très brillante Cipolla nous démontre les lois fondamentales non sans avoir
défini la personne stupide : « Une personne stupide est quelqu’un qui
fait du tort à un autre sans en tirer aucun avantage pour elle-même, voire qui
subit en conséquence une perte ». Il nous met aussi en garde contre le
danger de confondre une personne stupide avec une personne naïve (personne qui
fait du tort à elle-même en donnant des avantages aux autres) ou un bandit
(personne qui fait son intérêt et fait du mal aux autres). Il est clairement
impossible de confondre le stupide avec l’intelligent (celui qui procure des
avantages à lui-même et aux autres). Avec son approche
scientifico-humoristique, Cipolla nous démontre que la distribution de la
stupidité est indépendante de la culture, du sexe, de la couleur de la peau, la
propreté du prépuce ou des dents, en d’autres mots, elle n’a rien de culturel.
S’il y avait un gène de la stupidité, il serait certainement distribué
complètement au hasard (nos hommes politiques, par exemple, ne sont, en moyenne
pas plus stupides que leurs sujets, par contre ils peuvent être beaucoup plus bandits). J’ai assumé la tâche
impossible de décrire un livre plein d’humour et j’ai oublié qu’on ne peut que
l’aplatir — quand il est vraiment plein d’humour. Je réitère donc l’invitation
à le lire. L’autre essai est intitulé « Du rôle des épices (et du
poivre en particulier) dans le développement économique du moyen âge. ».
Moins brillant que celui sur la stupidité, mais amusant.
30
novembre 2000 Être ou suivre
et sentir.
« Je
me suis trop triste ». Splendide.
« Je
me suis très bien ». Complaisant.
« Je
ne me suis pas ». Terrible.
Plus
normalement : « je me sens trop triste ».
Premier
décembre 2000 Ramadan 1. Que la fête
commence !
Ramadan
II. Je ne sais pas ce qu’il était à l’origine. J’en ignore
les causes. Ce que je vois, c’est occlusion et satisfaction. Les deux piliers
de la haine.
Ramadan
III. Il me dit : « Les plus grandes batailles,
l’Islam les a gagnées dans le mois du Ramadan ». On venait de parler de la
Palestine.
Ramadan
IV. On est bien entre nous. Qui peut le nier ?
Ramadan
V. J’ai fait le Ramadan par respect de leurs traditions.
Faut-il respecter les traditions qui enferment des gens dans la haine de ceux
qui n’ont pas le même livre sacré ?
Ramadan
VI. Et votre Noël ? Grâce à Dieu elle est devenue une
fête commerciale !
Ramadan
VII. Le Matin du
30 novembre : spécial Ramadan. « Ils[les Marocains] œuvrent toujours
pour hisser l’étendard de l’Islam et élever la voix de Dieu par le sacrifice et
le combat. »
Ramadan
VIII. Et les Évangiles ? « Celui qui n’est pas avec moi est
contre moi. ». Même bêtise, et c’est Dieu qui l’a proférée !
Ramadan
IX. C’est notre résistance profonde à l’occidentalisation.
Puisse le démon de la télé vous avoir !
Ramadan
X. Les pauvres n’ont pas besoin de Dieu pour jeûner.
Ramadan
XI. Le Matin du
30 novembre. Les conseils de la psychologue pour contrer l’agressivité causée
par le jeûne. Le démon de la psy vous aura.
Ramadan
XII. « On comprend les pauvres qui n’ont pas de quoi
manger. » La table est luxuriante.
Ramadan
XIII. Je ne veux pas, mais les pensées de la pensée bornée
des protestants m’envahissent.
Ramadan
XIV. Je vois les catholiques obtus de mon pays, je sens le
Pape.
Ramadan
XV. Et votre carême ? On n’en fait pas un plat.
Ramadan
XVI. Tu n’as rien compris. J’espère.
Ramadan
XVII. Malheureusement j’ai compris
quelque chose. Le Matin du 30 novembre : « Celui qui jeûne
le mois de Ramadan avec foi et conviction, Dieu lui pardonnera tous ces péchés
antérieurs. (Le Prophète Sidna Mohammed. Que la prière et le salut de Dieu
soient sur lui).
2
décembre 2000 Slalom. Quand je regarde une compétition de slalom à la télé
je suis plus attentif aux temps affichés qu’aux skieurs. Pas si étonnant que
ça. Les compétitions à la télé sont des compétitions à l’état pur où seuls les
écarts (temporels) comptent. On a les écarts en temps réel et, à chaque
instant, on sait qui est le meilleur. Parfait. La télé est née pour le sport.
Le
fond masculin. Compétition relais 4
fois 10 km de ski de fond pour hommes. Même si je suis pris par
l’affichage des écarts, la compétition est assez longue pour me permettre de
regarder les athlètes : c’est-à-dire des publicités qui bandent des
muscles. La télé est née pour la publicité.
Le
fond féminin. Comme supra. Le
bandage écrase l’appareil laitier des femmes et l’appareil reproductif des
hommes. Seule différence entre eux, la dimension de la charpente. Quelques
petits pas encore et nous serons égaux. La télé est née pour l’égalité.
Le
fin fond de la démocratie. Égalité,
publicité, sport et télé. Un mot d’ordre de plus que la révolution française.
On progresse. (Ce n’est pas ironique.)
3 décembre 2000 Mots savants. J’ai des difficultés avec la chéilophagie. Le dictionnaire dit : « Tic qui consiste à se mordiller les lèvres ». Et le plaisir qui consiste à lui mordiller les lèvres, comment l’appelle-t-on ? Sans doute qu’il n’y a pas de mots savants pour ça. Seulement des mots cochons. Entre les savants et les cochons il y a une barrière infranchissable. Pour les cochons.
Homme
savant. Et, pas cochon du tout :
Kant : « Mais
combien d’interprètes malhabiles voient aujourd’hui, avec une parfaite clarté,
dans les anciennes découvertes prétendues nouvelles depuis qu’on leur a montré
ce qu’ils doivent voir ». Cette phrase qui, comme bien des phrases de
Kant, il vaut mieux lire deux fois, oblige les gens qui, à tout bout de champs,
disent que « X l’avait déjà dit, il y a deux mille ans » ou « Y
l’avait pensé au moyen âge », à réfléchir sur le fait que ce sont souvent les
contemporains qui font découvrir les vérités déjà présentes chez les anciens et
que le fait de faire découvrir est un acte créateur au même titre que le fait
de l’avoir dit la première fois — mais, rien de moins sûr que « la
première fois » existe dans le langage ! La différence entre de vieux
réactionnaires qui encensent l’ancien temps et des gens qui, tout en appréciant
le passé, ne sont pas des contempteurs de la modernité, consiste dans
l’évaluation différente qu’ils font de la contribution des contemporains à la
découverte des « nouveautés » cachées dans le passé : les vieux
réacs croient qu’ils ont fait la découverte tout seuls, les autres qu’ils l’ont
découverte parce que leurs contemporains les ont mis sur la bonne voie. Pour
compliquer un peu plus les choses, il faudrait compléter la phrase de Kant avec
la suivante : « Mais combien d’interprètes malhabiles voient
aujourd’hui, avec une parfaite clarté, dans les nouvelles découvertes
prétendues nouvelles depuis que les anciens leur ont montré ce qu’ils doivent
voir ». Je suis presque sûr que Kant l’aurait ajoutée s’il n’avait pas été
obligé à accepter une « basse polémique » avec un vieux
réactionnaire.
Vrais
mots cochons. Drapeau. Vacances.
Nation. Religion. École. Dieu. Salaire. Communauté. Retraite.