2
octobre 2000. Changement.
Il y a quatre ans elle était allée à Berlin. Je ne l’avais plus vue. Après de
deux secondes de sourire elle me demanda « Ai-je
changé ? » Elle voulait que je lui dise oui. Je lui dis que non. Même
tension dans le visage, mêmes yeux qui semblent fouiller des dépôts calcinés
dans l’âme, même fébrilité, celle de l’enfant qui la traîne d’un continent à
l’autre. Même souffrance pleine, ronde, complète. Sold out. Je
l’accompagnai à l’aéroport. Montréal,
New York, Berlin. « Je n’ai vraiment pas
changé ? » Non.
De
retour à la maison, je ne pus m’empêcher de parler de sa souffrance. Simple
expression d’empathie pour celle qui volait vers Berlin. Seulement quelques mots.
Sans doute maladroits, car ils furent pris comme un discours sur la souffrance.
Je réagis en disant que ce n’était pas… les autres prirent ça aussi comme un discours.
La machine commença à tourner. À vide. Prisonniers des paroles, comme
d’habitude. Comme elle. Elle, seule avec ses paroles dans le ciel entre
Montréal et New York. Je n’aurais jamais dû commencer. Quand on a des choses à
dire, on se tait.
3
octobre 2000. Interne.
Depuis des siècles le discours sur l’orgasme interne des femmes flotte sur un
océan de conneries et l’orgasme lui-même a des difficultés d’ancrage. On aurait
pu penser qu’avec la prise de parole des femmes la « vérité » aurait
emporté les défenses passablement pourries de la culture machiste. Et bien
non ! La quasi totalité des femmes de parole — femmes de science ou tout
simplement cultivées — qui, en théorie, avaient tous les moyens pour en parler
correctement, ont continué dans la houache de leurs confrères. Les travaux de
F. Dolto restent une exception. Paradoxalement, ce sont les magazines de cul
pour femmes ou pour hommes qui ont baissé le niveau de bêtise. Dernière sortie
de la responsable d’un des plus grands centres de sexologie européens : « L’orgasme
interne est jugé plus fort parce qu’on a toujours pensé que les femmes, pour
éprouver du plaisir, doivent être pénétrées. » Quand j’entends de telles
obscénités, je me considère trahie comme femme et, surtout, comme intellectuelle.
Même si la sexologue en question n’a jamais eu d’orgasme interne, son métier
aurait dû la mettre en contact avec des « patientes » qui en ont eu.
Comment peut-elle ne pas avoir compris que les femmes qui en parlent ne sont
pas toutes complètement conditionnées par une culture machiste ! Comment
fait-elle pour ne pas comprendre que c’est dans l’intérêt des hommes de nier
l’orgasme interne pour se déresponsabiliser ! Est-il si difficile de
saisir que les hommes ont toujours eu l’intérêt inverse : celui d’affirmer
qu’il n’existe pas d’orgasme interne pour excuser ainsi leur incapacité à le
déclencher ?
Ce
qui aggrave son cas, c’est qu’elle réagissait à un collègue qui avait
affirmé : « Un faible pourcentage de femmes a un
orgasme interne ». Elle avait ici une occasion en or de souligner
l’importance du plaisir féminin et de remettre en cause les hommes. Elle ne l’a
pas saisie. Elle aurait pu riposter que ce pourcentage est moins faible qu’on
ne le pense et que s’il est faible ce n’est pas à cause de l’incapacité des
femmes mais à cause de la maladresse de leurs partenaires. Que les hommes sont
bien à l’aise avec le plaisir clitoridien si semblable au leur — avec ce
« pénis atrophié » qui met les femmes dans une position
d’infériorité ! Elle aurait pu penser que l’augmentation des liaisons
homos entre femmes est sans doute liée aussi au fait que les femmes savent ce
qu’est le plaisir lié à l’orgasme interne. Si ça ne faisait pas trop lieu
commun de la femme « mal baisée », j’ajouterais que les femmes qui
ont des orgasmes internes dépensent leur surplus d’énergie sonore dans
l’orgasme et n’ont pas besoin de la perdre en émettant des conneries.
« L’orgasme
interne est jugé plus fort… » Tout simplement parce qu’il est plus fort.
Parce qu’il est incommensurable avec l’autre. Mais tout cela est tellement
occulté que même lorsqu’on a des écrivains comme Sade qui en parlent
normalement et simplement on se refuse à voir. Quel est le lecteur de Sade qui
a pris au sérieux ces femmes qui éjaculent à
des rythmes et des quantités impensables pour des hommes ? Pratiquement
personne. On exploite le contexte sadien pour dire qu’il s’agit d’exagérations
et on ne voit pas qu’au contraire le contexte est créé pour ces exagérations
qui sont exagérées seulement si on les compare à la « normalité »
mâle.
4
octobre 2000. Justin Cooper Trudeau.
Au zénith de la place Jacques Cartier, le fils
d’Hypérion arrêta les quatre coursiers francs du collier et prompts au
galop. Immobiles, tels une plate-forme Shell dans la mer du Nord,
Pyroïs, Éoos, Aéthon et Phlégon broutaient la couche d’ozone cependant,
somptueux dans son char de feu, Hélios, oublieux de Clyméné, mais non du
fondateur du Canada à la double langue, lançait ses flèches brûlantes
d’émotion sur Montréal. Les rues se vidèrent comme par enchantement, les nobles
s’engouffrèrent dans la cathédrale et, les bureaux, les bars, les saunas, les
écoles et les parcs désertés, la populace s’installa à demeure, pop-corn dans
la main gauche et bière dans la droite, les yeux rivés sur la télé. McLuhan, le
satellite géostationnaire au bras canadien et à la tête québécoise, mis en
orbite pour l’occasion, grand-ouvrit ses mille et une oreilles pour capter les
micro signaux de radio Cacana et les disperser dans l’univers.
Il
fut.
Vingt-sept
caméras Sony installées dans les vingt-sept lieux clefs de la cathédrale
Notre-Dame envoient des images numériques à la console de mixage, managed by
Denis Carcand, qui, en real time, les dispatche au satellite.
Midi tapette. Justin Cooper Trudeau avance, superbe, parmi dames busquées et
tristes notables. Plan russe de la caméra 3 : les larmes ruissellent sur
la chemise Armani avant de mouiller le slip Calvin Klein. La 12 balaie
les visages hilares des politiciens qui brillent par leur absence à côté d’un
fidèle Fidel et d’un non moins fidèle Jimmy :
Élisapète du Royaume Pourri avec son Teddy Blair,
le ministre de la propreté moyenne orientale Vassur Taturk, le chef de toutes
les Roussies, Proutine, les frères chamois Chirac et Jospine, le ministre
scandinave Olœuf Alacoke, le secrétaire du partido revolucionario y conservador
y democratico y sustancialista de la siesta y de la tarde y de la mañana y de
la noche le mexicain Juliano Enculador del Cohombro Enmascarado, la
sous-commandante de l’ETA Ahantzirika Zinagozkiketa, le ministre des massacres
chinois Poum Poum, le président cokembien Grande Cojon y Siervo de los Americanos
et le général argentin Nosoy El Pecíolo de la Pera, le président haïtien
Flaubert Simenon Daudet, le ministre des mines congolaises J’envole N’bout et
le banquier sénégalais Aris Tocrat et mille autres qui préfèrent rester dans ma
plume alanguie.
Hiératique
et fier Justin avance. Plan plongeant sur une nuque digne du fils de Danaé.
Arrêt de trois secondes. Baiser à la bière. Neuf larmes et demie. Reprise de
l’avancée. Sourire à son éminence le cardinal Porc Hot. Gratouillage de couille
à la caméra 13 (censure). Sourire caramélé à Sandra, danseuse du club La
salade percée de Saint-Jovite, toujours à la caméra 13 (censure). Lentement
le fils se tourne vers la foule qui avec force dignité s’attroupe autour de la
bière. Un verre d’eau distillée avant un discours enflammé, profond, original
et bilingue qui, comme celui d’Antoine, brillera dans les annales forever :
« Mon père fut un bon père a good
father… [applaudissements sur la gauche] Il nous aima comme un père aime
ses enfants… [applaudissements au centre] J’ai de bons souvenirs… [applaudissements au fond] Il était gentil et bon [applaudissement
au centre]. J’ai plein de souvenirs de mon père qui fut un vrai père… [applaudissements
sur la droite] Il nous enseigna à vivre
comme un père… J’admire et j’aime mon père… [Ici la responsable du comité
des enfants - pervers-qui-aiment-leur-père (CEPERLEPER) ne put retenir le cri
de guerre que la délégation Mohawk assise sur le lustre central repris avec
force conviction : Uuuuuuuuu Uuuuuuuuu Uoooooooo Uaaaaaaa.
Ce qui ne fut pas sans causer un instant de panique parmi les policiers cachés
dans les tuyaux de l’orgue] I love
you papy. Un jour je le vis habillé en Père noël… J’aimais I loved my mon papy
papy papy, my papy [Les hommes lancent en l’air leurs chapeaux et leurs
cravates; certains se
déchaussent et agitent leurs bas au nez de leurs voisins. Les femmes lèvent
leurs jupes et les brûlent devant l’image de Sainte-Thérèse de la feuille
d’érable] ».
D’un
imperceptible mouvement de la joue le héros aux cuisses d’airain, fils de
Pierre Elliot et de Margaret, imposa un retour au calme. Pour remplir, la
caméra 14 plongea entre les chairs prospères de trois oies au décolleté
plongeant. Plan large sur le groupe des chanteurs. La richissime voix de Santa
Lucia Papparotti suivie illico par celles, non moins riches, de Célhymne Dion
et de El Tonton Jon se chargea d’un Hymne à la joie si intense que même
les intellectuels, sous le regard courroucé de Heidi Guère, ne purent se
retenir de fredonner. Michelle Fauxcul et Jeanne Lacane chantèrent si faux que,
pour se défendre devant la postérité, ils durent écrire un essai sur « La
vérité du chanter faux » (Michelle) et un autre sur « La fausseté du
chanter vrai » (Jeanne) qui seront publiés aux séditions Flamme
Arienne.
L’inclassable
Iketnuk, avec sa tronche des mauvais jours, à la tête d’une délégation
d’Hyperboréennes et de Mongoles, déclencha de très graves incidents quand, en
signe de profonde affection selon certains, de mépris selon d’autres, il cracha
au visage de Justin Cooper. Jase Parisot et Luchien Boistard, toujours à
l’affût des mouches dans les soupes, en profitèrent pour cracher dans la bière
du saint père ce qui causa une réaction durissime dans le camp fédéraliste. On
vit alors des notables posés devenir chèvre et lancer du grain d’Alberta sur
les deux nationalistes purs et durs. La cathédrale se transforma vite en saloon
de High Noon où des nationalistes, allergiques à l’Alberta, toussaient
comme des colombes et lançaient dans le camp adverse crottes de bique et courtepointes.
Soudain les grincements de la porte principale qui furent, non sans raison,
pris pour des grincements de dents de feu Pierre, calmèrent les esprits et les
belligérants se transformèrent en statues de granit. Précédée par une cohorte
de cheer leaders mâles, la toute puissante secrétaire d’état, Mad
Albright, en monokini fuchsia et talons aiguilles, fit son entrée dans la
cathédrale. D’un regard de langoustine Mad ordonna aux belligérants de
s’embrasser. La caméra 7 filma Parisot qui embrassait le premier ministre
Crétin (censure) et la 6 Boistard qui s’auto-embrassait (censure). Le
Trudeauïde à la larme contrôlée, bavant comme un saint-bernard en rut, se rua
sur la virago… (censure)
5
octobre 2000. Rien.
Un billet trouvé en dessous de la porte de
l’Institut : « Je trouve que votre jeu de mots du 25 septembre sur la
psy est facile. Tout ce qui n’est pas lié au concret de la lutte contre
l’injustice tourne autour du peu ! Vos annales aussi. A. Sanchez. » C’est
sans doute vrai. Mais il y a plusieurs manières de tourner autour du peu. On
peut chercher dans le peu des traces du beaucoup comme font certains philosophes
ou gonfler le peu pour détruire les traces du beaucoup comme font les psy. En
ce qui concerne les Annales, c’est plutôt du rien.
6
octobre 2000. Une science.
« On peut tout faire dire, à Freud. » Sans doute, mais quand il prend
du recul et qu’il réfléchit sur ce qu’il a fait ou dit, il faut le prendre un
peu plus au sérieux.
Premier
exemple, tiré de Les résistances à la psychanalyse : « La
civilisation humaine s’appuie sur deux piliers : le contrôle des forces de
la nature et la limitation de nos pulsions » et la psychanalyse permet de
mieux contrôler les pulsions car « la psychanalyse n’a jamais dit un seul
mot en faveur de la libération des pulsions qui pourraient endommager notre
communauté. » Je ne crois pas qu’il soit en train de mettre une peau
d’agneau sur le loup psychanalyse pour ne pas apeurer les bourgeois. La
psychanalyse ne mord pas, elle mâche et, dans ses moments les plus réussis,
elle rumine, ce qui aide à contrôler les pulsions[1].
Deuxième
exemple tiré de Inhibition, symptôme et angoisse :
« Je suis contre la fabrication de conceptions du monde. Il faut laisser
cela aux philosophes (…) On est conscient du peu de lumière que la science a su
projeter sur l’énigme de la vie, et aucun bavardage de philosophe ne peut
changer cette réalité ; seul en continuant avec patience le dur travail
que tout subordonne à la certitude, on peut lentement produire un changement. »
Une orgueilleuse et humble prise de position pour la science dans ses œuvres de
la maturité (1925). Après de telles affirmations, dire que Freud ne fut pas
quelqu’un qui pendant toute sa vie aspira à fonder une science, c’est plus
qu’exagéré. Ce deuxième exemple aide aussi à interpréter le premier : la
science est le moyen le plus efficace dont on dispose pour contrôler les forces
naturelles dont les pulsions font partie — ce que beaucoup de psychanalystes
qui ont des difficultés à sortir de l’adolescence ne réussissent pas à
accepter.
7
octobre 2000. Sécurité.
Le 7 octobre 1885 naissait Niels Bohr, le physicien danois qui, avec constance
et courage, a lutté toute sa vie pour montrer que la physique n’a pas la tâche
de décrire l’essence « réelle » des phénomènes mais simplement de
décrire les relations entre les intervenants. Un sacré coup pour la vision pantouflarde
de ceux qui avaient troqué la sécurité de Dieu pour celle de la science. Un
maudit coup de pouce — qu’on aurait aimé moins efficace — pour ceux qui de
l’absence de certitudes se font une certitude.
Massacres.
Au début du siècle dernier, trois intégrismes furent source et combustible
d’une banalisation de la vie qui vivifia la mort. Au début de celui-ci au moins
deux intégrismes (musulman et juif) ont engagé l’autoroute des massacres sur
des vies banalisées.
8
octobre 2000. Un ou deux.
Elle a vingt-cinq ans et elle vient de mon village,
qui fut un village de paysans jusqu’aux années 60.
— Combien
de pis a une vache ?
— Un
ou deux.
Les
cent mille paysans tués lors de la Guerre des paysans, ce n’était qu’un
début. Dans la Première Guerre Mondiale on les emploie comme chair à canon.
Dans la Deuxième on coupe les nouvelles pousses. Le développement technique de
l’après-guerre donne le coup de grâce. Un génocide passé sous silence car ils
n’ont jamais été forts sur la parole. Ce sont les nobles et les bourgeois qui,
en partant de leur monde, ont enrichi les langues de métaphores paysannes qui
commencent à devenir artificielles, vides ou de simples objets d’études
savantes. Qui, par exemple, parmi mes connaissances, comprend une expression
simple (dans un monde paysan) comme « bailler du foin à la mule »
dans son sens premier sinon dans le second ? Sans doute personne. Les
métaphores enrichissent le sens seulement si elles baignent dans un monde
partagé : si les paysans ont disparu, il faut laisser mourir leurs métaphores
aussi. Les hommes en inventeront de nouvelles comme ils ont inventé de nouveaux
hommes.
Certes,
en Asie, en Afrique et en Amérique du sud les paysans survivent. Pas pour
longtemps.
Lu
La guerre des paysans d’Engels. Lourd. Trop lourd, mes amis, trop
pédant.
[1] Reich qui avait essayé de faire sauter le pilier du contrôle des pulsions a fini comme on sait. Mais reprendre son flambeau est beaucoup moins facile que ce que les naïfs de la libération sexuelle pensaient.