9 octobre 2000 La femme idéale. Dans les groupes fondés sur les affinités électives se crée souvent une atmosphère douceâtre qui vire facilement au trop sérieux : nous… nous… nous. Et le « nous » n’a même pas le culot du je… je… je… ! Le Trempet ne fait pas exception. Hier, après une réunion de quatre heures où on passait avec trop de gravité du juggernaut de la modernité aux role-sets de Merton, de Madonna à Borges, quelqu’un proposa un de ces jeux stupides que les magazines féminins emploient pour « sentir » leurs lectrices et éventuellement leur faire gagner un voyage au Nunavut. Après une assez longue discussion, on décida que chacun devait définir, en quelques mots, la femme idéale. Pour ne pas trop s’influencer (l’obsession d’Ivan) on devait écrire les définitions  et les lire ensuite, au hasard. Les voici.

 

Marie-Andrée R. Une personne qui n’accepte pas les frontières psychologiques entre les sexes et qui peut vivre paisiblement avec un homme ou une femme.

 

Pablo F. Ma mère.

 

Alice P. Pour ne pas casser la baraque j’ai accepté le jeu mais je suis contre toute « idéalisation » de la femme : elle nous a déjà coûté trop cher. Pour moi, pas de femmes idéales, seules des femmes réelles.

 

Iketnuk Une chair animée.

 

Ursula A. Pour moi la femme idéale et l’homme idéal sont la même chose : une personne qui  se donne corps et âme dans la lutte contre l’injustice.

 

Ivan M. Elle enveloppe de mystère les choses simples, comme les rapports sexuels ; elle simplifie les choses complexes, comme les rapports humains.

 

Marguerite D. La femme idéale joue avec le feu.

 

Adolphe D. Une femme entre douze et vingt-cinq ans qui n’a pas désappris à jouer et qui veut apprendre à jouir.

 

Joe B. Une femme qui sait se taire.

 

Eménorai E. Une serpentine ollaire où se mitonne une neige d’étoiles.

 

Theodor W. Je ne parlerai pas de « ma » femme idéale car cela ne servirait à rien, elle appartient au passé. Je dirais quelques mots sur celle qui, j’imagine, pourrait être la femme idéale pour les nouvelles générations. Dans un monde qui se féminise toujours plus, elle doit, tout en restant consciente de sa supériorité, ne pas faire les mêmes erreurs que les hommes qui, dans une société « masculine », méprisaient trop facilement les femmes. Libre de ressentiment elle dressera des enfants prêts à se jeter dans le bouillonnement de la vie.

 

Organ B. Une femme qui ne fait pas de concessions faciles à la mère et une mère qui ne cède pas devant l’image stéréotypée de la femme.

 

Bernardo V. Une personne fière, intelligente et indépendante dans le monde ; vache au lit.

 

10 octobre 2000 Vieux rusés. Une réflexion aux allures pessimistes déclenchée, peut-être — aussi — par les confrontations entre Israéliens et Palestiniens. Pourquoi les vieux ne meurent-ils pas plus jeunes ? Si c’est la continuation de l’espèce qui compte, il serait préférable, du point de vue de l’espèce (si un tel point de vue a un sens quelconque) qu’à partir d’un certain âge les vieux soient « laissés mourir ». Mais l’espèce humaine baigne aussi dans la culture et là dedans, on a toujours dit que les vieux sont utiles. Le sont-ils encore ? De moins en moins. Actuellement ce n’est plus la capacité de reproduction qui fait sortir les individus du groupe des « utiles à l’espèce », c’est leur capacité de travail. Ce qui pourrait être bien pour les vieux : une vielle de 60 ans ne peut pas reproduire mais peux très bien travailler. Ça pourrait être bien. À moins que la technique… Si on développe la technique pour diminuer le travail et une partie du savoir-faire est intégré dans les machines on peut se débarrasser des vieux. Si on développe la technique pour augmenter les possibilités de travail et une partie du savoir-faire est intégré dans les machines on peut se débarrasser des vieux. Quoi ? La technique, cette championne des faibles élimine les vieux, les faibles par excellence ? Ça ce pourrait. Une autre indication que la technique est neutre — j’ai failli écrire « n’existe pas ». J’aurais dû l’écrire. Je l’écris : la Technique n’existe pas.

 

Et si la continuité de l’espèce était beaucoup moins importante que ce que notre espèce pense ? et si c’est la continuité des individus qui compte ? Alors les vieux ne lâcheront pas. Ils proposeront sans doute une nouvelle manière de calculer l’âge qu’on appellera âge réel pour le différencier de l’âge solaire lié aux détours de la terre. Par exemple, jusqu’à quarante ans l’âge réel et l’âge solaire seront les mêmes. À partir de quarante ans, à chaque année solaire on ajoutera le réciproque de l’âge solaire. Une personne de 60 ans solaires aurait à peu près 40,4 ans réels, à 80 elle en aurait 40,7 et à 100 seulement 40,9. Quels avantages ! Si, par exemple, vous avez un fils à 40 ans, quand il aura 40 ans votre différence d’âge avec lui sera de 0,7 années seulement. Ce qui vous permettra, à 80 ans, de draguer ses amis sans vous sentir ridicule.

 

11 octobre 2000 Vieux mots. Imaginez une pépée, franche au collier, et pas encore piquée des hannetons, faisant son persil dans une grande conurbation. Ayant un cheveu pour un cérébral qui préfère compulser des chrestomathies plutôt que de se payer une toile, elle emploie le vert et le sec pour chevir des Méditations de Descartes. À l’aube des mouches la phrase « Relâchons-lui donc encore une fois la bride » la laisse bien plus pantelante que quand son chipé lui donne l’aubade. Relâcher la bride ? Elle n’est pas bien ferrée en chevaux — elle est dans la sangle et elle a trop souvent perdu l’étrier pour cracher à l’esquipot pour des cours d’équitation et elle, elle non ! elle ne défromagera jamais un greluchon pour pouvoir ne pas monter à poil ! Donc la bride, même si elle se cassait la nénette, ne la faisait penser qu’à ces sinoques jaunes bouffeurs de briques où aux poulets de mamie et, dans ce contexte, elle ne pigeait que dalle. Des poulets et des chinois dans Descartes ?

 

Je n’y comprends rien ! C’est quoi cette histoire à dormir debout, sans queue ni tête ? Cette fille a quand même vu des films avec des chevaux et des… brides !

 

Chibre ! Vous êtes éveillé comme une potée de souris ! Vous avez l’air de connaître mouche en lait ! Dit plus simplement, vous avez du pif. Mais pas assez pour un vieux marle de ma taille. C’est une provocation pour vous qui faites la lippe devant cette gossaille envoûtée par les images du cinéma et de la télé et qui ne « lisent plus et quand ils écrivent c’est une catastrophe !  On n’a pas fini de voir la langue se racornir !» Vous avez pigé le début mais… commencement n’est pas fusée ! Dans une langue à la portée de votre vieille fraise : la télé et le cinéma sont les seules manières actuelles de comprendre le sens d’un monde perdu. Ils vivifient ce qui fut. Ils sont le sel de la parole.

 

En paraphrasant quelqu’un que vous devriez reconnaître : Dieu méprise les contempteurs.

 

12 octobre 2000 Mots d’autrefois. Albert Jacquard : « Chaque fois qu’on dit " Le soleil se couche " ou " J’ai admiré le lever du soleil " on dit une sottise. » Je crois que c’est  Jacquard qui dit des sottises. Le soleil se couche. Il n’y a pas de doutes. Ceux qui en doutent sont des fous furieux. Celui qui a déjà vu la terre tourner autour su soleil est… un astronaute. Il insiste : « La phrase plus anodine peut ainsi camoufler la réalité. » Comme si la réalité des phrases anodine n’était pas aussi « réelle » que celle de la science. La science est plus efficace ? On a le droit d’en douter quand on voir l’effet de certains slogans. S’il était ministre de l’éducation nationales, savez-vous, ce qu’il dirait aux élèves ? Il leur dirait « De se méfier des mots d’autrefois, qui nous empêchent de voir [le] changement en cours. » Quelle chance (pour les français) qu’il n’a pas été ministre !

 

Mais, malgré lui, Jacquard sait être poétique : « L’éternité est aussi courte que l’on veut, il suffit de se rapprocher d’un trou noir » !

 

13 octobre 2000 Mots d’encouragement. Il est de très bonne volonté et il semble faire sans trop rechigner des choses que les autres enfants refusent carrément. Quand il repasse les mouchoirs de papa ou les souliers de maman, on lui dit « bravo », car, pour un enfant, c’est bien fait,. À quarante ans il continuera à faire plein de choses comme quand il était enfant : c’est-à-dire bien pour un enfant mais pas nécessairement bien pour un adulte et il ne comprendra pas pourquoi vous le critiquez. Il est trop sûr de lui.

 

Elle est de très bonne volonté et elle semble faire sans trop rechigner des choses que les autres enfants refusent carrément. Quand elle repasse les mouchoirs de papa ou cire les souliers de maman, on ne lui dit jamais « bravo », car il y a toujours quelque chose que l’on aurait mieux fait. À quarante ans elle n’aimera plus faire bien de choses mais ce qu’elle fera sera mieux qu’en enfance. Elle ne comprendra pas pourquoi vous la critiquez. Elle est peu sûre d’elle.

 

Il ne s’agit pas seulement de différence d’éducation entre les petits gars et les petites filles. Il s’agit surtout du style de la mère et de son assurance à elle. Ce qui montre une nouvelle fois que les enfants sont faits par leur mère dans les quelques courtes années qui suivent la sortie à la lumière. Et l’éducation ? L’éducation, pour ceux qui ne sont pas des retardés mentaux, termine avant l’adolescence — heureusement. Après ce n’est que de la rationalisation et de la justification de ce qui est là et qui ne s’en ira plus. Est-ce un hasard si la pensée logique se forme vers douze ans ? Certainement pas, à ce niveau là il n’y a pas de hasard. Elle se forme quand on est fait et force est de travailler à se défendre.

 

14 octobre 2000 Sophie Litter. L’opposition entre philosophie et littérature est sans intérêt — pour ceux qui n’ont pas une vision trop étroite des deux. Mais. Mais, force est de constater que les forêts des romanciers sont souvent moins bien entretenues que celles des philosophes et qu’il arrive de trouver, cachés derrière les plus humbles arbrisseaux, des puits de sens où on peut abreuver l’humanité entière. Comme ce passage de Dumas : « Je ne meurs pas mort, cher docteur, je meurs vivant… »

 

15 octobre 2000 Riches. Les révolutions, les guerres, les liaisons sentimentales, les divorces sont souvent déclenchés quand la célèbre goutte fait déborder le vase : dans l’ordre : de la révolte, de la bêtise, de la solitude ou de la promiscuité. Il y a des événements qui auraient toutes les caractéristiques de la bonne goutte s’il y avait un quelque sens esthétique ou de justice dans l’histoire. Par exemple une entrevue avec Ivana Trump parue dans le New York Times Magazine de cette semaine, à elle toute seule pourrait faire déborder cent vases de révolte.

 

N.Y.T.M : Quelle est la chose que vous avez achetée et qui vous a donné le plus de plaisir ?

 

Ivana T. : Probablement le yacht (…) J’ai beaucoup de maisons mais [elles ne bougent pas]. Avec un bateau vous êtes à Saint-Tropez et une demie heure après à Montecarlo.

 

 (…)

 

N.Y.T.M : Combien doit coûter un beau soutien-gorge pour que vous y pensiez deux fois avant de l’acheter ?

 

Ivana T. : Je ne regarde pas. (…) je vais au quatrième étage de Bloomingdale’s (…) j’achète pour 2 000 $ de noir, 2 000 $ de beige et 2 000 $ de blanc (…) je les envoie à mes maisons et au bateau (…) après six mois je recommence.

 

Elle est riche, ça va. Elle est bête, ça va encore. Elle est grossière, elle est en très bonne compagnie. Elle se croit spirituelle, normal, elle est bête. Tout ça, ça ne suffit pas. La grosse goutte c’est son manque de fantaisie.

 

Quelle patate ! Pas Ivana, mais Ivan. Ça doit être un canular du N.Y.T.M. ? J’espère !

 

Chômeurs, clochards, hommes et femmes d’affaires — toi aussi Ivana — la Colombie est votre pays d’élection. Selon le New York Times on peut y acheter des billets d’un dollar à 70 cents ! Des vrais, car il n’y a pas de faux billets d’un dollar, même si en Colombie on produit le 34 % de faux billets américains. Pourquoi les américains, au lieu d’envoyer des dollars au gouvernement pour lutter contre la guerrilla, ne le laissent pas augmenter et améliorer la production des dollars ? Mieux encore : pourquoi ne font-ils pas produire tous leurs billets en Colombie ? Ça reviendrait moins cher, ça diminuerait la production de coke et surtout ça ferait disparaître la différence entre vrais et faux.

 

Toujours à propos de fric. Premier janvier 996, nouvelle constitution de l’empereur Byzantin Basile le jeune qui « condamne les riches qui se sont enrichis aux dépens des pauvres. » À ce propos, J.J. Norwich dans L’apogée de Byzance : « Certaines familles nobles furent réduites à la mendicité, d’autres au mêmes conditions des paysans. » Encore les paysans qui brillent pour leur condition misérable.