23 octobre 2000 La force des choses. La force des choses est si forte que les hommes y laissent, un jour ou l’autre, leur peu. Les choses sont encore plus fortes quand, sagement, on pense qu’elles ne se plient pas et quand, toujours sagement, on emploie leur force comme un gourdin pour menacer ceux qui n’en ont rien à branler de la force des choses et qui, avec les ciseaux de la folie, sculptent, dans les choses, les chemins de l’espoir.

 

Les sages n’ont jamais changé le monde car ils ne l’ont jamais pensé.

 

24 octobre 2000 Raison économique. On ne peut pas critiquer l’État et sa bureaucratie parce qu’ils ne gèrent pas rationnellement la chose publique et, en même temps, être contre l’économisme ambiant. La raison de l’État et de la bureaucratie occidentale n’est que raison économique. Heureusement.

 

Démocratie directe. Le rêve de la démocratie directe, qui ne peut pas être réalisé dans les pays modernes en raison de leurs dimensions et du nombre de leurs habitants (ce n’est plus l’Athènes de Périclès !, qu’il disent), pourra finalement être réalisé grâce à la technique (qu’ils disent). Balivernes !. « Démocratie directe » ne veut pas dire participation aux décisions de l’État ou de l’Empire, mais participation au sapement de l’État ou de l’Empire. La démocratie directe devrait s’appliquer à la ville ou au quartier sans besoin d’outillage informatique. Ça se ne fait pas. Là aussi, on délègue. La délégation est-elle donc le mal absolu ? Sans doute pas, car elle implique confiance, ce qui, à notre époque, n’est ni donné d’avance ni politiquement neutre.

 

Confiance. Traduction libre d’un proverbe Bachue : « Il est plus facile d’arracher une dent de sagesse à une cigale qu’avoir confiance dans les autres quand on n’en a pas en soi-même ».

 

25 octobre 2000 Une dame. Elle sort presque en courant d’un restaurant chic du centre ville. Elle crie : « Wait, wait ! », à un clochard qui pousse sa maisonnette — un panier de supermarché rempli de boîtes, de bouteilles et de chiffons — vers la rue Sherbrooke. Elle le rejoint et lui demande de se retourner. Il est sale, beau, chauve et barbu. Les jambes croisées, telle Hemingway à côté du lion terrassé, elle lui met l’avant-bras sur l’épaule et sourit à l’amie qui prend la photo. « Merci », et elle sautille, gloussante, vers l’amie souriante. Je ne réagis pas. Je le regrette.

 

Chevaux d’émeute. Ils sont gros. Vraiment gros. Je n’avais jamais imaginé qu’ils étaient aussi gros. Et puis, quand ils chargent, avec leur visière et leur courte jupe, ils ont l’air moyenâgeux. J’ai eu peur. J’ai sauté du mur sur lequel j’avais grimpé avec deux copines. J’ai sauté même s’il était pratiquement impossible qu’ils puissent m’atteindre. Je cours. Je cours, comme tous les manifestants. Je cours vers l’Ouest, vers Concordia. Un heure plus tard j’assiste à un cours sur Platon et le problème des élites. Élite ? Celle du G20 ? Celle des cinq cents manifestants ? Celle de mes amis qui me font chier avec les différends entre Derrida et Lacan ?

 

Mondialisation. Un appel téléphonique d’Italie : « Qu’est-ce qui se passe à Montréal ? Le télé-journal parle de dizaines d’arrestations et de violence contre les participants à la manif anti-mondialisation ». Je n’en sais rien. Au lieu de regarder la télé, je perd mon temps à griffonner. Je fais un appel :

    Savais-tu qu’il y avait une manif contre le G20 ?

    J’étais là…

    La police a chargé ?

    Purée… qu’ils sont cons. Cons et violents avec leurs chevaux de merde qui sont si gros…

Non seulement je ne vais plus aux manifs mais je ne sais même pas que mes amis y sont. Et pourtant, il y a quelques années, quand les Américains attaquèrent l’Irak, je courus immédiatement devant le consulat américain pour manifester… seul. Ça fait seulement quelques années et c’est l’éternité. Quand on dépasse la crête du demi siècle, ce qu’on appelle sagesse, et qui n’est que paresse, nous bande les yeux et on ne voit plus que son faible intérieur. Ça doit être pour ça que je n’étais pas là. Bien sûr, les fascistes aussi. Les fascistes aussi sont contre la mondialisation. Les fascistes sont contre un monde avec un clivage toujours plus grand entre pauvres et riches. Comme tous. Bien sûr. Si les fascistes sont là… Bien sûr. Bien sur.

 

Cacophonie. Je suis moins directe que « l’Algérienne » mais, dans ce qu’elle dit il a des choses qui devraient nous faire réfléchir. Les historiettes des annales sont parfois un moyen pour ne pas regarder les problèmes politiques en face. C’est bien de beau parler de « flaques où on patauge depuis des siècles », mais petit n’est pas nécessairement beau et puis le beau seul est sans intérêt. Je suis loin de croire que le beau et le bien ont quelque chose en commun. Je comprend qu’on ne peut pas toujours être en train de prendre position, de se situer, de fixer des frontières, mais quand on ne se situe jamais par rapport à ce qui ce passe, sinon de manière très oblique, on risque de parler seulement à soi-même ou à quelques amis qui, comme nous, ont renoncé aux grands discours. Je ne peux pas croire que Tallemant de Réaux, avec ses difficultés à pardonner la comtesse de Soissons qui « disoit toujours ovec pour avec », soit intéressant, même si on peut faire tout un discours sur la noblesse, son rapport au langage populaire, etc. Ceux qui tirèrent le moins de la révolution qui manda en faillite les perruquiers, n’étaient ni avec ni ovec, ils étaient sans — culottes. Et pas seulement sans culottes.

 

26 octobre 2000 Pouture. L’université est devenue un centre de pouture d’étudiants. Elle l’a sans doute toujours été. Ce qui est certain c’est que, actuellement, elle est dans les mains de profs qui auraient besoin d’un long rouissage de cerveau.

 

Images paysannes. Dans certaines régions on l’appelle langue de femme, la brize (va savoir pourquoi !). Hugo l’amourette qui tremble, d’autres la tremblette, d’autres encore tremblote (des descendants de la comtesse de Soissons ?). Il y a ceux qui l’appelle mouvette, ceux qui disent pain d’oiseaux et ceux qui, simplement, parlent de brise. La majorité se contente d’herbe. Comme les Congolais qui se contentent de neige pour la neige.

 

Images paysannes bis. À propos des discours. On rappelle le cochon quand on veut retourner à son premier propos et on revient à ses moutons quand on veut terminer une digression ou, moins commun, on reprend la chèvre à la barbe. On parle d’une selle à tous chevaux quand on le sert à toutes les sauces. On hache de la paille si on parle avec un accent allemand et on peut monter sur ses grands chevaux si un Allemand défend le Reich. On saute aussi de branche en branche si on ne veut pas abuser du sauter du coq à l’âne. Les images sont faites pour parler. Est-ce que celles-ci nous parlent encore ? Presque plus. Elle sont devenu abstraites, elles ont perdu l’image. Elles se sont réduites à des mots, pour nous qui avons quitté la terre.

 

Images paysannes ter. Dans mon petit village, dans les années cinquante, ma grand-mère était une des seules paysannes qui cultivait encore le chanvre. Après le rouissage, nous, les enfants, nous aimions le macquer avant qu’elle ne l’écouche. Par contre, on n’aimait pas les draps en chanvre qui éraflaient notre jeune peau plaignarde et sans cesse agitée. Mon Dieu, comme on ne les aimait pas ! Elle non plus, sans doute. Mais elle, dans le lit, elle ne bougeait plus depuis 1939. Et, il est bien connu que si on ne bouge pas, chanvre et soie c’est comme l’Ascension.

 

27 octobre 2000 Réformateurs. Müntzer, le fou furieux qui fourra des milliers de paysans saxons dans la gueule du loup. Un fou pour qui, comme il le dit dans un sermon à Zwickau « la meilleure chose que l’on puisse faire, c’est de passer la vie entière sous la critique et souffrir assez pour balancer les dégâts causés par la luxure de la chair ». Il combat, avec raison, l’hypostatisation de l’écriture de Luther mais son anti-intellectualisme primaire est un remède pire que le mal : « Tous ceux qui n’écoutent pas de la bouche de Dieu la vraie parole vivante de Dieu (…) sont une chose morte et rien d’autre », car, c’est lui seul qui semble pouvoir mettre de l’ordre dans ce sac de nœuds où parfois le diable prend figure de Dieu et Dieu de diable. Comme les Talibans ou les intégristes juifs aujourd’hui, Müntzer, dans sa pureté, nous présente le noyau du fanatisme à l’état pur. Le noyau resplendissant sans lequel aucune religion monothéiste ne peut exister. Un fanatisme qui annihile les autres. Les autres ? Les autres sont sans Dieu — surtout s’ils en ont un autre : « J’ai aiguisé ma faucille (…) et avec mes lèvres, ma peau, mes mains, mes cheveux,. mon âme, mon corps et ma vie j’appelle des malédictions sur les incroyants. » Et, le professeur de Wittenberg ? Le professeur de Wittenberg était bien pire que Müntzer car il n’avait même pas compris que la foi sans pain est là pour des prunes.

 

Progrès, Peut-être qu’il n’y a pas de progrès. Peut-être. Je suis par contre certain que là où l’on s’est libéré de la théocratie, là il y a eu progrès car le royaume de Dieu est le pire des royaumes. Bien pire que celui de l’économie : non seulement le premier justifie les choix économiques du pouvoir comme le second mais, en plus, il produit des foyers de fanatisme qui ne s’éteignent devant aucune atrocité.

 

Épithète. Apposer religieux à fanatisme est redondant. Fanatisme politique n’est qu’oxymoron.

 

Dieu, Bongo et les français. Dans le préambule de la nouvelle constitution du Gabon on « intègre la notion de Dieu ». Selon le premier ministre Jean-François Ntoutoume Emane : « Cette notion [de Dieu] renvoie à une réalité que nous ne saurions ignorer sans y perdre un peu de nous-mêmes ». Mais Dieu ne va pas sans l’immunité présidentielle qu’Omar Bongo a fait introduire. Si ça ira mal, Dieu ou pas de Dieu, immunité ou pas d’immunité, il n’y aura pas de difficultés pour Bongo : les français sont toujours très hospitaliers envers leurs serfs.

 

28 octobre 2000 Excuses et accusations, en bonne et due forme, précédées d’une introduction zolienne, adressées au collectif de la revue Conjonctures par un ami qui craint pour l’amitié menacée par une psychanalyse toujours plus en forme et excessivement choyée, à son goût.

 

Membres du collectif de Conjonctures

 

Me permettez-vous, dans ma gratitude pour le bienveillant accueil que vous m’avez fait un jour, d’avoir le souci de votre juste gloire et de vous dire que votre étoile, si heureuse jusqu’ici, est menacée de la plus honteuse, de la plus ineffaçable des taches ? Vous êtes sortis sains et saufs du dossier sur le travail et sur le héros, vous avez magnifiquement conduit celui sur le droit d’auteur, vous apparûtes rayonnants dans le numéro sur Ducharme. Mais quelle tache de boue sur votre revue si, dans un numéro sur psychanalyse et amitié, l’amitié est contrainte dans un coin obscur du château princier de la connaissance et des sentiments !

 

Parmi ceux qui ont choisi[1] la psychanalyse :

 

J’excuse

 

J’excuse la jeune fille tremblotante dont le désir d’amitié se noie dans les yeux aqueux du désir pauvrement charnel de l’autre.

 

J’excuse le gai mal aimé qui suit à la trace le manque d’amour paternel.

 

J’excuse le retardé sentimental qui devient psychanalyste pour cacher son manque à aimer.

 

J’excuse l’écrivain anémique qui, dans le jardin freudien, retrouve les fleurs de son enfance.

 

J’excuse les riches paumés qui rechargent leur temps en se branchant sur un réseau d’inepties.

 

Je t’excuse, mon ami.

 

Par contre :

 

J’accuse

 

J’accuse la fille fière qui ne sait pas rire des chatouillements de la tristesse.

 

J’accuse le gai engagé qui trottine vers le mariage.

 

J’accuse les riches qui achètent les nouvelles indulgences.

 

J’accuse les écouteurs pressés qui croient qu’il existe un temps pour l’amitié.

 

J’accuse les mères qui n’adoubent pas leurs enfants,

 

et surtout,

 

je m’accuse d’avoir des amis qui ont choisi le psy.

 

Et pour finir sur une note gaie

 

j’accuse les lacaniens qui ne voient pas que Jacques use.

 

 

29 octobre 2000 Desparecidos. Le 29 octobre 1965 à Paris disparut Mehdi Ben Barka. Un rêve : le 29 octobre 2000 à New York disparaissent Bush et Al Gore et on acclame Patrice Lumumba for president.

 

Filles libyennes. Les filles libyennes ne sont pas en sécurité avec tous ces Noirs qui ont envahi Ezzaouia. On va les massacrer (les Noirs). Selon certains, vingt morts ; selon d’autres. cinq cents.

 

Filles anglaises. Tony Blair a organisé un sommet sur « L’image du corps » pour aider les jeunes adolescentes qui sont trop influencées par les skinny models.

 

Filles zambiennes. Vera Chiluba n’a pas accompagné son mari, le président de la Zambie, lors de sa visite en Chine. Elle a été répudiée à cause de sa « relation d’affaires » avec un homme d’affaires. Elle est partie avec cinq containers, une Mercedes, une camionette... Quelle affaire !

 



[1]  Car personne ne doute qu’il s’agit d’un des rares aut aut qui survit dans notre société nuancée.