30
octobre 2000 Ça vaut ce que ça
vaut. Mais ça vaut beaucoup. J’ai
assisté à une conférence de Leonard Talmy, un linguiste aveugle, qui comparait
certaines structures des langages parlés avec des structures des langages des
signes. Il écrivait et dessinait au tableau noir avec une aisance et une
précision remarquables pendant qu’on traduisait ses mots pour les sourd-muets
de l’assistance. Ça vaut ce que ça vaut, mais dans de telles situations, de
manière presque despotique, le sentiment de la supériorité infinie des humains
sur les autres animaux m’envahit. L’entêtement qui les pousse à limiter les
injustices d’une nature aveugle, sourde, muette et surtout indifférente
m’émeut. Leur non-acceptation de la fatalité me touche. Le sens de l’injustice
de la nature est-il seulement humain ? Sans doute et cela double mon
admiration pour mes semblables, êtres naturellement non naturels.
Ça
vaut ce que ça vaut. Mais ça ne vaut
rien. Je parle du livre de J. Solé, Être femme en 1500. Un très bon exemple
d’un livre au titre attrape-nigauds, sans aucun intérêt ni historique, ni
littéraire, ni politique, ni philosophique. Une longue série d’anecdotes tirées
de l’officialité épiscopale de Troyes qui donne une œuvre médiocrement
médiocre : pas assez détaillée pour stimuler la curiosité et déclencher
des réflexions autonomes ; pas assez commentée pour suivre l’auteur dans
un parcours intellectuel personnel ; pas assez bien écrite pour faire
revivre un monde qui commence à être assez éloigné du nôtre ; pas assez
érudite pour nous fasciner et nous envelopper dans un solide filet
conceptuel ; pas assez courageuse pour y découvrir des crochets
politiques ; pas assez personnelle pour permettre une interaction
polémique. On n’apprend pratiquement rien sur la vie des femmes qui ne fasse
pas déjà partie des connaissances de n’importe quelle personne moindrement
instruite. La seule chose que j’ai pu apprendre c’est que le prénom le plus
diffusé parmi les femmes ayant eu des rapports avec la justice est Marguerite. Je
ne suis pas sûre que cet intérêt justifie l’achat du livre.
31
octobre 2000 Seins. Une
question, peut être idiote, peut-être pas. Est-ce possible que la mode des
vêtements qui « tombent bien » sur des filles sans seins soit aussi
due au fait que la majorité des designers de mode sont des gays ? Ou, plus
correctement (du point de vue politique), les seins « tombent-ils »
quand on n’en a plus besoin (ni pour le lait ni pour caresser ni pour être
caressés) ?
Cornes. Que les models aient des cuisses grosses
comme des cornes d’escargot, est-ce un simple hommage au dépouillement ou une
peur de la tendre volupté de la chair ? Ou, plus correctement (du point de
vue politique), les cuisses s’évaporent-elles quand les jambes servent
seulement pour courir d’un bureau à l’autre ?
Penistration. Une photo d’homme aux jambes écartées est sex
free et pleine de regardez-moi. La même photo d’une femme est sex
full et narcissism free. Comment expliquer que des
femmes-verges-sans-seins-et-sans-cuisses posent, toujours plus souvent, dans la
publicité des revues de mode féminine, avec les jambes écartées ? Un
simple appauvrissement de l’érotisme qui, dans un retour d’un masculin débile,
remet au centre la pénétration comme simple recherche d’un lieu où aller (et
venir) — homme ou femme qu’importe, pourvu que Je puisse arriver ?
Lanier. Savez-vous qu’un lanier est une femelle (faucon)
qu’on dresse pour la chasse et que le mâle est appelé laneret ?
Hasard. Que les models soient des modèles est-ce un
hasard ?
Premier
novembre 2000 Regarder loin. L’abstraction
aride, souvent opposée avec un sans-gêne impressionnant, à un concret fertile
et vivant est — drôle de monde ! — la matrice tonique de la technique qui
bouffe du concret à longueur de journée. Abstraction dite justement aride,
quand, le regard vitreux dirigé vers le but, elle ignore l’exubérance du détail
et la vitalité des moyens pour les écraser avec ses panzers sans âme.
Injustement dite aride, quand, consciente de la puissance du réel, elle renonce
à l’enfantin tout et tout de suite pour savourer, tout de suite, cela
oui, une partie et laisser le reste è l’après. Oui, l’esprit des hommes a
l’épargne incorporée et, quoiqu’en pensent les flasques romantiques de tout
acabit, ceci ce n’est pas nécessairement un mal : souvent, regarder un peu
plus loin que le bout de son nez peut aider à ne pas confondre l’odeur de sa
merde avec le parfum de l’aubépine. Et puis, en cette époque de replis
intimistes, on doit reprendre en main le regarder loin si on ne veut pas
que d’autres, ceux qu’on n’appelle plus ennemis mais qu’on continue à ne
pas aimer, s’en approprient.
2
novembre 2000 Âge. « Les experts disent que les adultes peuvent
aider à dissiper les peurs des garçons en expliquant que les filles mûrissent
plus vite ». Ce n’est pas un problème de filles menstruées avant dix ans à
cause d’une alimentation plus ou moins malsaine, comme voudrait nous faire
croire le Time. Les filles ont toujours mûri plus vite. Compter l’âge
des filles et des garçons de la même manière est une des pires bévues de notre
société. Les tours de la terre autour du soleil ne comptent pas mieux l’âge
qu’ils ne mesurent la viscosité de l’huile de morue ou la force des sentiments
des écureuils. Si le fait de mettre dans une même classe des individus parce
qu’ils ont vu le même nombre de saisons est excusable comme mécanisme de
simplification dans la gestion des écoles, il est par contre criminel de mettre
ensemble filles et garçons du même « âge ». Il est certain que si les
garçons mûrissaient plus vite on aurait instauré une règle moins abstraite pour
leur permettre d’avancer à leur rythme et ne pas être entravés par des
pisseuses ! Actuellement avec une peu de courage et d’intelligence on
pourrait facilement régler le problème du comptage de l’âge. En attendant un
âge personnalisé, on devrait trouver une formule qui, si on n’a pas le courage
de séparer les écoles des garçons de celles des filles, mélange les filles et
les garçons ayant le même âge mental. Par exemple : les garçons de 7 ans avec
les filles de 6, ceux de 14 avec celles de 11, ceux de 18 avec celles de 14… et
ce jusqu’au moins vingt cinq ans, âge auquel ils pourraient commencer à
vieillir en tête-à-tête.
3
Novembre 2000 Couleurs. Dans quatre
ans une pipeline de Doba (Tchad) à Kribi (Cameroun) transportera
225 000 barils d’or noir par jour. Au Moyen-Orient ça va mal et il
faut se préparer des lieux de repli. Les stratèges occidentaux ont toujours été
très prudents et ils seraient même capable de défendre des idéaux de justice
pour les intérêts de l’or jaune des hommes blancs.
Bye bye revolution. D’aucuns disent que les biens consommés par
les enfants et les retraités ne reviennent pas sous forme d’une énergie
renouvelée permettant de créer de la nouvelle richesse (il y a trente ans, ils
auraient dit « plus-value »). Et le sourire de l’enfant qui permet au
père de supporter le conneries de son supérieur ? Et les contes du
retraité qui permettent à la mère de supporter un travail qu’il faudrait faire
faire aux machines ? Ce qui est certain c’est que ni les biens de
consommation ni l’humanité des vieillards et des enfants ne reviennent sous
forme d’énergie révolutionnaire. Mais une révolution ne naît-elle pas pour
avoir plus de biens à consommer et plus d’humanité ? Si l’humanité est toujours
là et les bien de consommation, pour la majorité des Occidentaux, sont à portée
de guichet, faut-il dire bye bye à la révolution ?
Chaos. Maturité n’est que capacité de revêtir de mots (ou
de silences) un chaos que le jeune perçoit comme un simple chaos indicible.
L’expression, même la plus rudimentaire, met de l’ordre même quand elle dit
mettre du désordre. Un désordre exprimé n’est qu’ordre à un autre niveau car le
langage remplit tout trou de sens.
Travail. Le travailleur agit, manipule, transforme. Le
travailleur de l’esprit fait la même chose avec les idées : ce que la
définition « ouvrier de la philosophie » que Nietzsche donne des
philosophes rend si bien. Elle souligne que « philosophes » et
ouvriers font les mêmes choses, dans le même horizon. C’est profondément
superficiel que de penser que les travailleurs de l’esprit puissent se libérer
du « travail » et accéder à la « pensée » si les
« vrais » travailleurs ne s’en libèrent pas. La figure du
travailleur continue à jeter sa longue ombre noire sur un monde glacé.
4
Novembre 2000 Simple. En 1998 des officiers jordaniens demandent
aux représentants de la CIA au Moyen-Orient : « Est-ce que ça vous
contrarie[1]
si on vend 50 000 fusils d’assaut AK-47 au gouvernement
péruviens ? » La CIA répond que bien sûr que non. Le Pérou n’est-il
pas ce pays ami guidé avec une poignée d’amis par l’ami Fuji ? Mais les
fusils au lieu de finir dans les casernes péruviennes se sont retrouvés sur les
épaules des guérrilleros colombiens. Comment est-ce possible ? Ne
me dites pas que l’épaule droite de Fuji, Montesinos, a été corrompue avec de
faux dollars américains fabriqués en Colombie, ou qu’il fait partie de l’état
major de la guerrilla ! Il est vrai que, pour quelques millions
dans une banque Suisse, on ferait n’importe quoi. Dans des embrouilles
pareilles il n’est pas bête de se demander cui prodest. Cui prodest, donc ?
Au fabricants d’armes (américains), au gouvernement (américain), aux amis
colombiens (des américains), à la CIA (américaine). J’ai oublié un détail :
au mois d’août Fuji et son ami Montesino, devant une grande affiche avec
écrit :
« Fusil Automático Kalashnikov AKM cal. 7.62 », ont annoncé qu’un
réseau de trafiquants d’armes avec la guerrilla colombienne avait été
démantelé. Quelle coïncidence ! ou double jeu de Montesinos qui, soit dit
en passant, s’appelle Vladimiro — et tout le monde connaît la faiblesse des
russes pour les étrangers qui portent un nom russe. Il est notoire, par
exemple, qu’il suffit de s’appeler Ivan ou Natasha pour avoir en cadeau des
bombes atomiques de poche. Une dernière question pour retourner au début de
cette histoire à l’apparence complexe et pourtant si simple : pourquoi les
Jordaniens avaient-il 50 000 fusils en surplus ? Shit… quelle
bête ! Comment j’ai fait pour ne pas y penser tout de suite : le
Mossad avait convaincu les Jordaniens — aidés par la CIA — que les Israéliens étaient en train de se
désarmer !
Compter. Cent quatre-vingt six Palestiniens. Quinze Juifs
Israéliens. Douze Arabes Israéliens. Parfois il ne suffit pas de conter la
mort, il faut compter les morts.
5
Novembre 2000 Manque. Toute expression langagière exprime plus que
ce que le locuteur croit dire. Que celui qui parle soit toujours en deçà de ce qu’il
dit, c’est un truisme. La parole comme tout élément de la réalité dépasse les
capacités du sujet, ce qui permet au « n’importe quoi » de ne pas
être du « n’importe quoi » ou, de l’être seulement de manière
temporaire. La structuration (et non seulement du discours) est un moyen
efficace pour cacher le plus qui dérange l’efficacité bien plus que le manque.
On aimerait penser un monde où le seul manque est le manque de manque. Ce
serait un monde libre et amoral où règne le politique.
Progrès. « Toi, tu crois encore au progrès, te rappelant les deux vaches de
ton grand-père. Si, comme les miens, le grand-père est riche et l'arrière
grand-père plus encore, comment doit-on penser ? » Il n’y a que
progrès technique, ce qui n’est pas rien. Ni moins que rien. La technique
traîne avec elle certains bienfaits de la raison. Les machines peuvent
décharger les humains de travaux physiquement durs et contraignants en termes
de temps. La fatigue physique (celle intellectuelle est une invention de ceux
qui n’ont pas connu l’autre) et le temps sont les deux plus lourds compagnons
de route de l’humanité. Les machines, avant l’informatique, libéraient parfois
de la fatigue physique mais rendaient les hommes encore plus esclaves du temps.
L’informatique pourrait (pourrait !) rendre flexible le temps et permettre
d’organiser le temps de travail autour d’un temps subjectif. Ton grand-père
riche était probablement encore plus esclave du temps que le mien. Nous deux,
nous sommes moins esclaves que nos grand parents. ….. la tâche de la technique
est de renfermer le temps dans la boîte de Pandore de la conscience, et faire
ainsi progresser les hommes vers un monde justement amoral.
Mettre
bas. Une objection à la création du
Dieu des Juifs à laquelle je n’avais jamais pensé et qu’on trouve dans Diderot
(y a-t-il beaucoup de gens qui lisent autre chose que Les Bijoux et Le
Neveu ?) : pourquoi les femelles des animaux souffrent-elles en
mettant bas ?
Drogué. Le marathon de New York pour la catégorie de 80 à 89
ans a été gagné par l’Anglais Toby Green âgé de 83 ans, en quatre heures et dix
minutes. Le français Lucien Thirion âge de 76 ans a gagné pour la catégorie de
75 à 79 mais il est arrivé 35 minutes après Mister Green. Il semble que la
France veuille déposer une plainte contre Toby Green qui se drogue depuis 1935.
Un irresponsable. Depuis soixante cinq ans il met en péril sa santé pour gagner
des courses. Quel exemple pour notre jeunesse ! Jospin devrait demander
une intervention du grand Croisé de la sainte famille, Tony Blair, pour écraser
ce vieux déguelasse.