11
Septembre 2000 Glanées dans la
rue.
Devant
Gallimard, sur Saint-Laurent. Un gros chien noir et l’autre aussi. Une fille en
tailleur bleu et l’autre en jeans, troués à la bonne place. L’une — je ne me rappelle
plus laquelle — en regardant leurs accompagnateurs à quatre pattes avec un
regard mou de chien : « Le mien est trop intelligent. »
Démarche
assurée. Pull-over rouge à mi-cuisse : « Je suis vraiment
épanouie. »
Elle
le regarde étonnée : « Je m’appelle Danielle comme mon fils… Ça ne me
dérange pas… Je suis fière de mon fils. »
Deux
battants qui sortent d’une jupes à carreaux, cheveux noirs qui fuient d’un
béret basque, col roulé, voix enrouée : « Je viens de me libérer. Je
suis toute mouillée. »
Elle
(dans la trentaine, cheveux très court, jupe longue en soie, collier
africain) : « Cool ! ». Lui (dans la cinquantaine, cheveux
longs, bedonnant — très bedonnant —, gris — très gris) :
« Cool ! ».
Veston
de velours, longs cheveux blancs, lunettes épaisses, démarche de
journaliste : « T’as jamais mis un pied dans un con ! »
Ils
se ressemblent comme frère et sœur, mais ils ne le sont pas. Des professeurs de
philo qui furent déjà unis par la chair ? Des français.
—
Tu ferais bien de te le
mettre au cou, le nœud.
—
Pouffiasse.
Noir,
quarante-huit ans (il vient de le dire), satisfait sans ombre de vulgarité,
comme peut l’être un noir : « Vingt-trois fois. Vingt-trois fois, je
te dis. Vingt-trois fois. Elle est venue vingt-trois fois en une heure.
Vingt-trois fois. Je n’y croyais pas. Vingt-trois fois. »
Le
même Noir : « Ma nouvelle femme a perdu sa virginité à trente et un
an. Elle a eu tellement mal qu’elle a passé deux jours à l’hôpital. »
On
dirait père et fille (on en dit des choses !) maniaques du 18 :
—
Je suis né 18 jours
après Napoléon et ma mère est née 18 jours après sa mort.
—
Et moi, 18 jours après
Zapata.
—
Et deux-cent 18 ans
après Danton.
—
Et Marx est né en 1818.
On
dirait Barishnikov (on en dit des choses !), un peu plus empâté et avec un
goût trop marqué pour les effets : « J’avais peur que tes cheveux
prennent feu, tellement t’as rougi. »
12
Septembre 2000 Le jeu pourri. Surtout ne pas participer à ce jeu-là ! Les salariées
qui s’appuient sur des statistiques pour montrer qu’elles sont plus fiables,
productives, fidèles (surtout fidèles), etc. que les salariés, font une
erreur catastrophique. Elles participent à un jeu pourri qui pervertit buts et
moyens. Il faut qu’elles trouvent de nouvelles statistiques (c’est facile d’en
bâtir !) qui disent que les femmes ont plus de congés, sont moins
attachées à l’entreprise, sont plus frivoles (comme on disait faussement dans
le bon vieux temps) etc. Les femmes : la partie du genre humain qui
peut enfanter et changer le monde.
13
Septembre 2000 Tendre.
Quand
une fois ma fille m’annonça : « Je vais faire la révolution. »,
je l’oignis.
Je
l’accueillis, quand elle m’avoua : « Il n’y a pas de révolution. Il
n’y a que de beaux parleurs »,
Quand
elle me dit : « Pour bien soigner les pauvres, je vais être
médecin », je lui donnai mes pauvres biens.
Je
posai ma tête sur son ventre léger et j’attendis, quand elle me dit :
« J’attends un enfant »,
14
Septembre 2000 Les âmes et la
peau. Logée dans la glande pinéale, à
contre cœur, l’âme nietzschéenne : « Les gagnants ont toujours
raison. » Triste, dans un coin du côlon, l’âme chrétienne :
« Le gagnants ont toujours tort. ». La peau, intéressée :
« Pas de raison, seul le contact. » Les trois, trop affirmatives.
Comme moi.
15
Septembre 2000 Les talibans
—
Vous êtes déjà de
retour ?
—
Je ne suis pas partie.
—
On m’avait dit que vous étiez partie pour
l’Afghanistan.
—
L’Afghanistan ? Je n’ai jamais songé à
aller dans ce pays-là.
—
Alain me disait que vous étiez amoureuse d’un
Taliban..
—
Amoureuse d’un homme… Pas moi… Je ne les aime
pas…
—
Mais, ce ne sont pas des hommes !
16 Septembre 2000 Quel sujet, l’individu ! Surtout quand il traîne
derrière lui l’autre sujet remplisseur de vide : l’identité. Dans un cours
de sociologie 101 — là où le vent de la jeunesse peut encore dissiper la fumée
du bivouac intellectuel — le prof pourrait dire que, contrairement à votre (de
vous en tant qu’étudiants de sociologie) croyance, les membres de l’espèce
humaine n’ont pas toujours eu conscience de leur propre individualité. Et en
citant Horkheimer il leur dirait que : « La perception de l’identité
du moi (…) parmi les hommes primitifs est plus faible que parmi les hommes
civilisés, [l’indigène] vit seulement dans les joies et les douleurs du moment
et il semble conscient de manière très vague du fait qu’en tant qu’individu il
devra continuer à vivre et aborder les vicissitudes du demain ». Et,
toujours en suivant Horkheimer il ajouterait que « L’individualité
présuppose le sacrifice de la satisfaction immédiate par amour de la sécurité
matérielle et spirituelle (…) ». On pourrait être d’accord, au moins
partiellement, avec le prof de sociologie s’il disait que le concept d’individu
tel que décrit par les philosophes est un concept tardif. Mais pas quand il
passe d’un discours « sur » à « la perception de l’identité du
moi ». On ne fait pas ce saut-là impunément.
17
Septembre 2000 Elle au Québec.
Quand le travail
Use les ronces du désir
Elle expose ses seins
Et la machine s’enraie
Grince et enfin repose.
Quand l’ambition
Se tache de
haine
Elle déchire ses bas
Et la soie apaise
Ta main crispée
Quand la pitié
Engourdit le jeu
Elle écorce ton cœur
que son ventre patient
obombre.