18 Septembre 2000 Lu dans Trois traités des passions de J.-F. Peyret : « Quand il y a une déchirure du discours, un trou et que quelque chose n’est plus dicible, il y a du montrable. Je ne vois pas comment parler autrement du pathétique, que dans cette interruption du discours et cette irruption du montrable. » On peut en parler autrement. Et cette citation est un très bon exemple de pathétique. Un discours qui se veut intelligent et qui n’est que répétition mécanique d’un discours qui fut déjà intéressant, n’est pas pathétique, il est emmerdant. Un discours sans déchirure qui parle de déchirures dans le discours n’est pas pathétique, il est pédant. Ce qui est pathétique, c’est un discours sans déchirure qui prend des allures intelligentes et n’est que répétition mécanique d’un discours dont la déchirure vient d’être recousue. Le pathétique naît d’un petit retard. C’est le fait qu’on arrive légèrement en retard et on fait semblant de ne pas voir que la déchirure n’est plus là et au lieu d’essayer d’en faire une autre on s’accommode de celle qu’il y avait. C’est le rapport de temporalité « proche » à la vérité qui crée le pathétique. Si on arrive très en retard il n’y a pas de pathétique. Il peut y avoir de l’acharnement, de la prétention ou de la bêtise mais pas du pathétique. Il peut même y avoir de la génialité si le discours, après des années, se déchire exactement à la même place. La génialité qui ne craint pas de laisser surgir le même.

 

19 Septembre 2000 Pollinisation croisée et assolement. Pour comprendre ce qui se passe dans le domaine de l’ingénierie des logiciels, certains emploient les méthodes des sciences humaines qui, à leur tour, ne se gênent pas pour employer celles de l’ingénierie. Ils appellent ça de la pollinisation croisée. C’est une manière de voir. Il y a une autre façon de voir : celle de considérer que les sciences humaines et les différents génies ont leurs racines dans un terrain commun qui est un mélange assez varié (il faut l’admettre) de pragmatisme, de mathématiques et de rigidité intellectuelle. Il n’y a pas de pollen qui folâtre d’une fleur à l’autre (souvent il n’y a même pas de fleurs), mais des racines qui absorbent ce que le terrain peut bien leur donner. Mais ce terrain-là est en train de s’appauvrir et il est peut-être temps de le laisser en jachère.

 

Pollinisation et désordre. Il est tellement plus facile de mettre de l’ordre dans une tête désordonnée que du désordre dans une tête ordonnée, que toute la société — parents, école, religion, amis… — n’a à cœur que la première tâche. Les humains sont attirés par l’ordre comme les célèbres mouches par la m…, et n’ont aucun besoin d’aide pour « s’ordonner ». Si on avait encore le droit de parler d’essence on pourrait dire que l’essence de l’homme c’est le mouvement vers l’ordre. Vue la quantité d’énergie qu’on emploie stupidement pour faire ce qui se fait tout seul, ce n’est pas surprenant que notre société ressemble toujours plus à une hosannière de l’inutilité. Et alors, que faire si on a une tête désordonnée ? Espérer que le vent vienne voler quelques grains de pollen de folie pour le déposer dans les têtes qu’on aime.

 

Un ordre d’un autre ordre. Quand je suis optimiste, je pense que même si ce que B. Russel disait à propos de la créativité était vrai (après vingt-cinq ans on n’a plus d’idées originales : on ne fait que les systématiser), la « maturité » a quand même le privilège de mettre de l’ordre dans les idées, de les clarifier, de les rendre plus facilement abordables. Elle est pédagogique. Ce que j’oublie c’est qu’on peut faire cela même avant vingt-cinq ans. Sans doute, même mieux. Max Born écrivit une des plus belles présentations de la théorie de la relativité à vingt ans et Melanchthon ses Loci communes (la première présentation systématique des idées de Luther) à vingt-quatre ans.

 

20 Septembre 2000 Les mains sont moins perverses que la vue. Elles sont agréablement étonnées par des choses très simples, comme par la découverte qu’en dessous du pull-over les seins sont sans défense.

 

Note de Alice Premiana : Une autre perle de machisme. Cet espèce d’hymne au toucher s’inscrit dans l’éternelle vision simpliste de la sexualité des hommes. Les mains ne découvrent rien ! La découverte est dans la tête malade de tous les machos qui considèrent les seins comme des jouets créés pour leur plaisir. Les seins n’ont pas besoin de la défense des soutien-gorges ! Les mains des femmes exacerbées suffisent !

 

21 Septembre 2000 De ce dont on parle il faut se taire.

 

Mais, contre ce qui freine la liberté il faut lutter. Comme contre la proposition de loi anti-gang. Il faut lutter même si le gouvernement du Québec fait des progrès, « ne considère plus primordiale l’inscription dans la loi du nom des groupes criminels » et semble s’éloigner d’idées fascistes (et ce n’est pas une exagération !) comme celle de l’ex ministre Tremblay Quelque-Chose. Celui-ci, dans un manifeste publié dans Le Devoir, après un appel démagogique aux élus du peuple contre les juges, demande une police forte et attaque la liberté d’association que le méchant Trudeau a introduite pour bâillonner les bons politiciens qui travaillent pour le bon peuple dans la belle province. Mais, pourquoi cet assouplissement du gouvernement ? Les explications sont nombreuses et variées, nous en proposons une qui n’est peut-être pas la plus juste mais elle permet de réfléchir de manière moins stéréotypée sur l’attentat à un journaliste qui pêchait sans doute en eaux troubles.

 

Prenons Bouchard comme exemple mais, mutatis mutandis, j’aurais pu prendre Chrétien ou n’importe quel autre politicien de n’importe quel autre pays ou province. Mieux encore, ne prenons pas Bouchard mais mettons nous dans sa tête et essayons de répondre à la question suivante : « Quelle est l’association plus dangereuse pour le bien-être des québécois ? » Certainement pas les Hells ! Non. Si ce n’est pas les Hells qui distribuent la drogue, ce serait un autre gang ou l’État. Ni les marxistes-léninistes ! Non. Ils ne crient même plus ! Les anarchistes ? Non. Ils sont les mascottes des intellectuels et des entrepreneurs « de chez nous » qui luttent contre la méchante mondialisation. L’église ? Non. Elle intervient là où l’État se retire. Les Much Hung Baï ? Non. Ils n’existent pas au Québec. Les partis fédéralistes ? Oui. (Si on était dans la tête de Chrétien ce serait contre le PQ.) Oui, si on était dans la tête de Bouchard on serait plus cohérent que lui et on mettrait hors la loi le Parti Libéral et le Parti Conservateur. Mais, peut-on s’attendre à de la cohérence de la part d’un avocat qui mange dans toutes les auges ?

 

Dans toute cette histoire ce serait indigne, de notre part, de parler du comportement bas et grossier de la meute de journalistes qui a mordu tout ce qui bougeait dès qu’on a touché à un de leur gang.

Warning pour les journalistes

 

Un jour quelqu’un de moins hypocrite que maître Bouchard pourrait appliquer la loi anti-gang aux meilleurs d’entre vous.

 

22 septembre 2000 Vous dites que ça change ? 19 Septembre 1903. Débats des chefs : « Sept trains du Grand-Tronc et deux bateaux spéciaux partirent de Montréal » pour assister à la joute de Laprairie entre Bourassa et Tarte. Question de tarifs et libéralisation du marché et de vaches malades. Dans la Presse du 18 septembre : « (…) l’Angleterre (…) prend la peine de mentir officiellement contre nous en désignant à l’univers notre bétail comme infecté d’une maladie qu’elle sait ne pas exister ! » Question des forêts québécoises. Le cabinet provincial est « en train de lapider notre domaine forestiers au profit des yankees », c’était « un lambeau de la patrie qui s’en allait. ».

 

Vous dites que ça change ? En 1872 au Québec, dans le programme du Parti national : « Droit absolu de faire et de défaire nos traités de commerce avec tous les pays. ». En 1903 au Québec, dans le programme de la Ligue nationaliste préparé par Asselin : « Droit absolu de faire et de défaire nos traités de commerce avec tous les pays, y compris la Grande-Bretagne et ses colonies. ». En 2002, dans le programme de n’importe quel Parti de n’importe quel pays : « Droit absolu pour nos entreprises de faire et de défaire leurs accords de commerce avec toutes les entreprises, y compris Microsoft et ses filiales. ». Dans tous ça, ce qui est immuable c’est le vide derrière « nos ».

 

Vous dites que ça change ? Même Blair, « doucereux », membre du cabinet Laurier, est déjà là et « attend on ne sait pas quoi » mais il « ne se déclare pas conservateur ». Après quatre-vingt dix-sept ans il ne s’est pas encore déclaré. Mais il le fera, un jour. Par contre, maintenant nous savons ce qu’il attendait. Il attendait les bombardiers américains pour l’Iraq et la Serbie.

 

23 Septembre 2000 L’écriture est le domaine des vieux-sages et c’est pour cela qu’il n’existe pas de poètes maudits ou fous. Rimbaud, un des grands « maudits », était en effet un grand vieux-sage dès sa plus tendre adolescence. Parfois, si on a le génie de Rimbaud, on naît vieux-sage mais, bien plus souvent, il faut du temps pour que l’esprit se libère du corps :  ce temps étant assez long, les vieux-sages sont souvent des vieux au sens chronologique aussi. Les vieux (au point de vue chronologique) non sages — ceux qui ont caché l’esprit dans une quelque poche de leur corps et qu’on pourrait appeler vieux-pochés — sont très rares et, surtout, très peu considérés.

 

Le fait que tout a été écrit par des vieux-sages a coupé du monde cette partie de l’humanité que sont les vieux-pochés. Partie de l’humanité ? De très grands mots (comme savent faire les vieux-sages), pour indiquer quelque chose de bien petit. Les vieux-pochés sont si peu nombreux que dans tous les pays de langue française on n’en dénombre que dix et à cause de leur petit nombre ils n’ont pas le droit de parole. La démocratie n’est-elle pas le régime des vieux-sages fondé sur la quantité ? Les vieux-sages, dans leur profonde sagesse, savent que la qualité n’est d’aucune utilité dans la gestion de l’État.

 

Régime fondé sur leur parole, aussi. Surtout.

 

24 Septembre 2000 Intellectuels et paysans ou paroles et action. Le 24 septembre 1518, l’université de Wittenberg décida d’appuyer Luther, cet intellectuel qui, dans Sincère admonestation à tous les chrétiens pour qu’ils se gardent de la révolte et de la sédition, écrira : « Car ce qui est fait en vertu d’un pouvoir régulier ne doit pas être considéré comme violence » surtout que l’émeute n’est « jamais juste, quel que soit le bien fondé de la cause. » Mais, que faire contre l’autorité arbitraire et violente des princes ? « Premièrement tu dois reconnaître ton péché (…) Deuxièmement tu dois humblement prier contre le gouvernement du pape (…) Troisièmement, fais que ta bouche soit la bouche de l’esprit du Christ (…) car c’est par des paroles qu’il faut (…) tuer ». Et la guerre des paysans viendra (1524-1526) avec ses 100 000 paysans tués et après elle « la justice criminelle de l’époque (…) célébrera ses orgies les plus sauvages[1]. »

 

Trois lieux communs non distillés.

Premier lieu commun : l’unification linguistique de l’Allemagne fut fortement influencée par la traduction des évangiles par Luther, celle d’Italie par la Divina commedia de Dante. Deuxième lieu commun : ceci a énormément influencé l’évolution des deux cultures. Troisième lieu commun : la technique et l’influence de l’anglais vont aplatir « Lutheriens » et « Dantiens » sur le même écran. Si on distille les trois on se retrouve avec une goutte de bêtise. Si on les allonge avec de l’eau distillée on peut désaltérer la pensée pendant quelques mois.

 

En 1521 Melanchthon l’« apôtre » de Luther publia Loci Communes Rerum Theologicarum traduit en Anglais par « Main Topics of Theology ». De lieux communx à sujets principaux, dérapage du sens ou (encore) problème de traduction ?

 

Melanchthon et Luther — raison et volonté — même lutte. Le premier à propos du servage : « plutôt trop clément pour des gens sauvages et rebelles comme les Allemands ». Les deux libèrent le peuple de l’autorité absolue de l’église pour le soumettre à celle, également absolue, du prince. Bush et Gates — parlement et bourse — même lutte. Les deux libèrent le peuple de l’autorité relative de l’État pour le soumettre à celle, absolue, de l’entreprise.

 

Protestantisme et capitalisme : les murs orbes qui encerclent l’individu.



[1]  Hajo Holborn, A History of Modern Germany, Princeton University Press, 1959.