6 août 2001. Hiroshima. Inoubliable, ce mariage de technique et mort. Pour notre génération.
Dans quelques années — dix ? trente ? cinquante ans ? Peu
importe. Quand bien des gens qui nous entourent auront encore la force de
souffrir — on regardera avec un sourire nostalgique les photos du mariage. Pour
une fois réactionnaires et contempteurs de la vie auront raison de contempler
les clichés jaunis du champignon et de soupirer (ah ! le bon vieux temps
où les hommes croyaient encore que la peur pouvait arrêter la folie ! En
ce temps-là la vie était plus belle, les souvenirs et les regrets aussi…). Le
côté artisanal, voire préhistorique, de la bombe atomique a quelque chose
d’émouvant : ce gros œuf sortant du cul trop central, trop étroit d’avions
maigrichons et constipés a tout pour faire sourire. Ce qui s’en vient, c’est
beaucoup moins drôle. Ce qui s’en vient ne fera pas sourire : même pas les
cyniques, même pas les sadiques. Ce que les militaires et les industriels, à
l’ombre du retour de l’ombre des religions, nous préparent, c’est quelque
chose ! C’est toute autre chose.
C’est un retour aux sources. Un retour aux
cieux. Au règne des dieux.
La voie de l’œuf était une voie naïve et sans issues, comme les avions de Léonardo da Vinci, comme toute analogie primaire. Ce n’est pas tellement qu’une bombe n’aura plus besoin d’être un œuf : c’est qu’on n’aura plus besoin de bombes. On aura la foudre des lasers qui frappera des cieux, comme la foudre de Zeus. Comme les militaires israéliens, on visera seulement les méchants. Il n’y aura pratiquement pas d’innocents tués (seulement quelques-uns, par erreur). Il suffira de presque rien… de ne pas être méchants, si on ne veut pas que les dieux nous punissent.
De la mauvaise science fiction ?
Peut-être, mais depuis quand le « mauvais » ne conduit pas les rêves
de mort d’une partie de l’humanité ? La guerre contre l’Irak nous a déjà
montré ? Elle ne nous a rien montré.
Il y a un siècle les avions commençaient
l’occupation temporaire des cieux, maintenant on va les occuper de manière
stable. Exactement comme on a occupé la terre. La guerre des étoiles ne sera
pas une guerre des étoiles. La guerre des étoiles n’aura pas lieu. Ce sera
encore une guerre de terre, avec la mort qui viendra des cieux. Propre.
Ponctuelle. Pilotée par l’industrie électronique et informatique, supervisée
par des généraux se prenant, comme il se doit, au sérieux, entretenue par des
journalistes jamais fatigués de détourner les lecteurs, acclamée par des
chercheurs aux culottes baissées et prêts à tout pour une subvention et
observée par nous, inertes, notre gros cul en l’air et notre tête minuscule
dans le sable.
Krupp avait besoin de vendre ces canons et il
trouva Hitler. Intel a besoin de vendre ses processeurs et elle a trouvé Bush.
Les filles mortes se ramassent à la pelle…
Et pourtant, il suffirait de presque rien, de
dix arpents de bêtise en moins…
7 août 2001. Porcs. S’il est vrai qu’une image vaut mille mots, il est aussi vrai que
quelques mots valent, parfois, mille images — surtout quand ils aident à
regarder. Voici l’image :
Et voilà les mots.
Washington, Kabul, Téhéran, Rome, Tel-aviv, Riyad, Katmandu, Lagos… même têtes graves. Mêmes yeux éteints. Mêmes prières. Même hypocrisie. Même haine de la vie. Mais, à Washington, c’est autre chose. À Washington, c’est pire. Ils prient avant de financer les armements, les porcs. Ils prient en public, les porcs, et ils ignorent, les porcs, qu’un certain Jésus, un après-midi d’été, dans une ville de Galilée, à prier seuls nous a invités. Les porcs. Ils veulent occuper les cieux, les porcs. Et ils y réussiront et on saura ainsi que Dieu est avec eux, le porc.
Note.
Pourquoi refuser la possibilité que dieu soit un animal et que donc, de conserve avec les militaires et les religieux, il opère pour la destruction de genre humain ? Mais, si tel est le cas, il faut sans doute que les quelques humains qui ne veulent pas plier la tête, se rebellent et imposent à leurs chefs de choisir entre le règne du Dieu bête et le règne des humains.
8 août 2001. J’ai peur.
J’ai peur qu’on soit déjà en retard.
J’ai peur qu’ils nous aient, les bâtards.
J’ai peur quand la foi monte la science.
J’ai peur si aux militaires on fait confiance.
J’ai peur qu’il y a trente ans on ait été bons.
J’ai peur qu’on ait raté notre saison.
J’ai peur quand on aime le statu quo
J’ai peur si on abandonne trop tôt.
J’ai peur quand on détourne le regard.
J’ai peur si on croit trop au hasard.
J’ai peur qu’on outrepasse les nazis.
J’ai peur s’il y a trop de fumisteries.
J’ai peur que nous nous sauvions.
J’ai peur que les prochains calanchent.
J’ai peur qu’aient raison les sans-esprit.
J’ai peur quand du tragique on rit
J’ai peur que la peur ne nous rende bêtes.
J’ai peur quand on ne voit plus la fête.
J’ai peur que notre peur soulage la leur.
J’ai peur que nous n’ayons pas assez peur.
9 août 2001 Zimbabwe I. Lu dans un quotidien canadien :
« Les Blancs ont dû abandonner 30 fermes qui ont été immédiatement
pillées. » J’aimerais pouvoir faire un voyage pour toucher avec mes yeux,
ce pillage. Ça m’a l’air biaisé.
Zimbabwe II. « Qu’en penses-tu de cette histoire de
distribution des terres au Zimbabwe? », je demande à un jeune Sénégalais.
Il me répond qu’il trouve qu’on exagère et que ce n’est pas parce qu’ils sont
Blancs qu’on doit les exproprier. Je me demande si le fait que ce jeune
Sénégalais appartienne à une très riche famille a une importance quelconque.
Sans doute que non. On a bien démontré que Marx avait tort et que l’économie ne
vient pas avant le racisme ! Mais si, comme ça, seulement pour s’amuser,
on supposait que Marx n’avait pas tous les torts alors mon jeune Sénégalais
aurait raison de parler comme Riche plutôt que comme Noir. De la
même manière on pourrait trouver que le sexisme se déplace à la traîne de
l’exploitation. Le spécisme aussi ? Oui, pour le spécisme, je suis sûr. Je
suis sûr, par exemple, que si les chiens fondaient un syndicat on aurait
beaucoup moins de chienistes.
10 août 2001 Martin (Richard). Si les moutons pouvaient écrire, il
est fort probable que l’année 1793 serait plus connue pour la cruauté de deux
bouchers de Manchester que pour les boucheries parisiennes. Quand les deux
mufles s’amusèrent à promener dans la ville des moutons auxquels ils avaient
coupé les pieds, les cools habitants de Manchester s’insurgèrent et
demandèrent un procès. Les juges condamnèrent les deux malotrus pour dommages à
la propriété privée d’autrui (les moutons ne leur appartenaient pas), puisqu’il
n’existait pas de loi condamnant la cruauté. Mais, ce même peuple, si sensible
aux moutons, adorait le bull baiting (des chiens affamés lâchés contre
des taureaux) et c’est pour cela que quand, en 1800, Sir Pultney proposa une loi contre la cruauté
envers les taureaux, il fut facile de la bloquer en prétextant que les
« classes inférieures avaient, elles aussi, droit de s’amuser ». Ce
sera seulement en 1822 que la première loi contre la cruauté passera en
Angleterre et ce ne fut pas un Sir anglais, ni un Anglais tout court qui la
proposa mais un Irlandais, Richard Martin (surnommé Martin Humanité), qui
trouvait insupportable les sévices qu’on faisait subir aux Irlandaises (aux
vaches irlandaises). Le 22 juillet 1822, l’Act to Prevent the Cruel and
Improper Treatment of Cattle est introduit dans la législation anglaise pour
protéger: « chevaux, juments, hongres, mulets, ânes, vaches, génisses,
petits taureaux (bull calves), bœufs, moutons et autre bétail ».
S’il n’y a pas les chats dans la liste, il ne faut penser qu’en ces temps-là on
ne les fouettait pas (dans toutes les villes anglaises, il y avait des cat
skinners qui écorchaient les chats vivants pour vendre leur
fourrure !) ou qu’on n’était pas concerné par leur souffrance. La chambre
des Lords avait approuvé une liste qui comprenait les chiens et les chats mais
les députés de la House of Commons les supprimèrent : comme quoi
les représentants du peuple sont souvent plus vulgaires et insensibles que les
nobles, ou, pour le dire autrement, les nobles sont plus proches des bêtes que
le peuple
11 août 2001. Darwin. Il y a des incipit[1] qui bercent comme les bras amoureux d’une mère (Longtemps, je me suis couché… ) ; d’autres tels de cerises nous hâtent vers la prochaine phrase et puis la suivante et la suivante encore… jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de pages (Venez, illusions !…). ; il y a en a de connus comme Barabas dans la passion (Au commencement Élohim créa…), de puissants (Au milieu du chemin de notre vie…), d’intrigants
(Jamais
quand bien même lancé…)
ou de simplement beaux (On signalait une dépression au-dessus de l’Atlantique…)
Il y en a un (When on board H.M.S.
Beagle, I was much struck with certain facts in the distribution of the
inhabitants of South America, and in the geological relations of the present to
the past inhabitants of that continent. These facts seemed to me to
throw some light on the origin of species…) qui ouvre le livre dont le
ressac ne cesse de baigner le sable de nos pensées sans même que nous le
sachions. Il s’agit de L’origine des espèces de Charles Darwin. When
on board, de 1831 à 1836, Darwin prit une grande quantité de notes sur
lesquelles il travailla patiemment pendant plus que vingt autres années. Le
livre fut publié à Londres en 1859 et il fut épuisé dès le premier jour. Bon
vieux temps ! Actuellement ses lecteurs, même si tous en parlent comme
s’ils l’avaient lu, se comptent sur les doigts d’un Panda. On peut se consoler
en pensant que ses idées ont eu tellement de descendants qu’elles survivent
plus ou moins intactes dans les travaux de presque tous les scientifiques.
Qu’il suffise de penser que même Jean-Paul II l’a reconnu comme le livre
de l’évolution. Le côté sombre d’un tel succès, c’est qu’il y aura toujours des
gens aux idées précuites, comme certains faiseurs de sociologie, qui trouveront
des analogies chétives dans le monde que Darwin nous a fait partager.
12 août 2001. Canicule. Je ne savais pas que Canicule
était l’autre nom de Sirius (l’étoile principale de la constellation du Grand
Chien) et que Canicule est aussi le nom de la période où l’étoile
Canicule se lève et se couche avec le soleil (24 juillet-24 août). Par contre,
je savais que Canicule veut dire grande chaleur, et, si je ne le
savais pas je l’aurais appris cette semaine. Une semaine de canicule terrible
comme journaux, télé et toutes les bonnes têtes que j’ai rencontrées n’ont pas
cessé de répéter. « J’aime le chaud, mais cette canicule ! ».
« C’est terrible avec une telle humidité ! La canicule est
insupportable ! » « Quelle canicule ! Quand il fait chaud
et humide c’est invivable. » « Avec le facteur humidex on arrive à 51
degrés ! Jamais vu une canicule pareille ! »
Moi, qui n’aime pas le chaud, j’aime beaucoup
la canicule. Étrange ? Simple désir de paraître spécial ? Non. C’est
une question d’esthétique. De beauté et de plaisir, si vous voulez. Pendant ces
quatre jours de canicule (quatre jours sur trente théoriques ce n’est pas
beaucoup) j’ai assisté à une exposition de gorges sans précédents. Ne prenez
pas exposition dans le sens de « étalage, montre,
exhibition », ni dans celui de la liturgie catholique (exposition de
reliques), mais dans celui d’ensemble d’œuvre d’art exposées.
Montréal était un musée en plein air. Là encore ce ne sont pas tellement des
gorges en soi dont il s’agit, ni de leurs formes ou de leur consistance, ni de
leur palpitation ou de leur crevasse, ni des perles de sueur ou d’un poil
perdu, non, il s’agit d’une exposition beaucoup plus abstraite, une exposition
de nuances de couleurs[2].
De la peinture, de la peinture abstraite bien loin du réalisme sculptural des
gorges observées avec les courtes-vues du désir. Je m’explique. Chaque jour de
canicule faisait avancer la peau de 5 mm. en moyenne et chaque avancée sortait
la réserve de blanc et laissait brunir un peu plus le blanc arraché à l’étoffe
les jours précédents. À chaque pas on vous offrait des tonalités de brun qui
semblaient sortir directement d’un tableau de la Renaissance, des dégradés qui
auraient fait pâlir n’importe quel Impressionniste. Au quatrième jour, dans
certains cas, on pouvait même entrevoir le brun arc rugueux, préambule de
vie ! Dans un sens : bistre, bronze, havane, ivoirin, albe, rose et
dans l’autre : rose, albe, ivoirin, havane, bronze, bistre (avec des
milliers de tons). Et si la canicule avait duré un peu plus ? Alors la
peinture, ballottée par le désir, aurait laissé sa place à la sculpture.