27 août 2001. Aristote et les ânes. On pourrait penser
qu’il est plus connu que Barabas dans la Passion ou Céline Dion à Las Vegas. Ce
n’est pas le cas. La moitié des étudiants en sciences de l’UQAM pensent qu’il
est né quelques années avant Galilée (1564-1642) et qu’avec ce dernier il eut
de longues discussions sur les épicycles. Aristote (le Stagirite) naquit en 384
en Macédoine et mourut à Eubé en 322 à une époque où les Macédoniens étaient
moins peureux qu’aujourd’hui (ou, sans doute, où l’empire perse était moins
puissant que l’Américain). Alexandre le Grand (le Macédonien qui préférait
couper les nœuds plutôt que les défaire), par exemple, ne se gênait pas pour
s’en aller en Inde chercher la source du soleil. Il faut dire, pour retourner à
nos moutons, qu’il fut à l’école de ce même Aristote qui passa sa vie à
chercher les sources de la vie, de la raison, du mouvement, de tout ce qui
tombait sous les sens (et non sous le sens !). Dans ses temps
libres (entre des livres sur la métaphysique, d’autres sur l’éthique ou sur la
physique) il étudia les animaux sur lesquels il pondit cinq ouvrages : Histoire
des animaux, Les parties des animaux, Le mouvement des animaux, La progression
des animaux, La génération des animaux. Comme les animalistes d’aujourd’hui
il ne douta jamais que les hommes sont des animaux parmi d’autres mais, avec
son grand esprit d’observation, il avait aussi noté certaines différences non
secondaires (à son avis) comme celle qu’il décrit au début du livre sur
l’histoire des animaux : « Aucun autre animal ne peut, comme l’homme,
se souvenir du passé par un choix volontaire ». Ce qui n’est pas rien,
même si c’est sans doute dans les souvenirs qui ne sont pas voulus que gît le
lièvre. Dans son étude il fut si « expérimentaliste » qu’il se mit même,
sinon dans leur peau, du moins dans leurs postures — comme quand, à un âge où,
selon le Sphinx, on devrait marcher à trois pattes, il se mit à quatre pattes
et promena sur son dos une très légère demoiselle. Là dessus les opinions des
aristotéliciens sont très partagées : selon les générativistes il joua au
cheval (ou à l’âne) lors de la préparation de La génération des animaux,
selon les mouvementistes il le fit pendant la rédaction du Mouvement des
animaux (on ne considérera pas la minorité d’éthiciens qui croient qu’il
fit le cheval à l’époque où il écrivit Des vertus et des vices). Je ne
sais pas si les livres sur les animaux d’Aristote sont encore très lus, mais je
suis sûre que ceux qui les commencent ne peuvent plus les lâcher : tout y
est léger, spirituel et tellement plein d’informations qu’on ne bée jamais aux
corneilles (il y a beaucoup d’erreurs ? Peut-être, mais il suffit de traiter
l’Aristote des animaux comme le Freud de la psyché, c’est-à-dire comme un
littérateur, pour non seulement remettre les erreurs à leur place mais, éventuellement,
s’en servir pour rehausser la sauce). Prenez, par exemple, la classification en
fonction de la naissance, il nous dit qu’on peut diviser les animaux en
ovipares, vivipares et vermipares. Dans la classification moderne on a gardé
les deux premières catégories, on a laissé tomber les vermipares et on a ajouté
les ovovivipares. Mais, même si elle n’est plus défendable, ne trouvez-vous pas
que cette idée de naître ver est très chouette ? Mieux vaut naître ver que
le devenir en vieillissant, du moins dans une vision anthropocentrique. Ou
cette autre idée : les hommes avec un sexe petit sont plus prolifiques
parce que le sperme se refroidit moins en sortant (pour le même motif, les
serpents, qui sont longs, n’ont ni testicules ni pénis). Grave erreur ?
Peut-être, mais peut-être qu’un jour des médecins américains nous démontreront
qu’Aristote avait raison et que si l’appendice mâle n’a pas disparu c’est
seulement grâce à l’homosexualité. Par contre cette « erreur » nous
permet de réfléchir sur les mécanismes psychologiques de compensation qui se
sont mis en place dans la tête de ce philosophe assez lucide pour savoir qu’il
pouvait être autant âne qu’un âne mais que jamais il n’aurait pu avoir
l’outillage de ce dernier.
28 août 2001. La mode et le Maroc.
—
C’était
bien, ton voyage au Maroc ?
— Oui, j’ai revu mes frères que je n’avais pas vus depuis un an. Mais, je ne retournerai jamais plus vivre là-bas. Surtout pour mes enfants.
— Que s’est-il passé ?
— Rien. Rien de particulier. Mais cette année j’ai eu l’impression que tout empire. Au lieu d’enlever la pourriture, comme le roi et ses acolytes crient sur tous les toits, c’est comme si on l’employait comme engrais pour de nouvelles injustices…
— T’es tragique…
— Pas assez, probablement. Un exemple. Il y a une augmentation énorme des femmes voilées, ce qui, en soi, ne me dérange pas tellement. Ce qui me dérange, par contre, c’est la manière que les femmes ont de porter le voile. Là-dessus ma mère, qui s’est voilée pendant toute sa jeunesse, m’a dit quelque chose qui m’a fait mieux comprendre la nouvelle atmosphère de Casa. Elle m’a dit à peu près ceci : « Tu vois, Yasmine, à mon époque on portait le voile par tradition. On le faisait parce qu’on l’avait toujours fait, mais on n’y croyait pas. Entends-moi bien, on ni croyait pas comme on croyait dans le Coran, dans la famille… Il n’y avait rien derrière le voile, sinon que… qu’on avait toujours fait comme ça. Du fatalisme et un peu de coquetterie. C’est tout. Certaines d’entre nous, dans les années soixante-dix, ont pu rompre avec le fatalisme sans renoncer à la coquetterie. Maintenant la majorité des femmes porte le voile par choix. Disons que maintenant elles justifient ce qu’elles font, elles ont tout un discours. Le même que leurs hommes. Elles le portent parce que Dieu veut cela, qu’elles disent. Pour sauvegarder notre culture, ne pas nous faire avoir par l’Occident et les Juifs. Afficher notre diversité. Et ainsi elles se font doublement avoir : par l’Occident et par leurs hommes. Tu sais bien que je suis très religieuse mais je n’ai jamais cru que le voile est un moyen pour protéger du péché ou pour rendre les humains meilleurs. Mais ces jeunes exaltées, elles en ont fait un symbole profond de leur rapport à Dieu. Désormais, elles y croient plus fortement qu’elles ne croient à la famille. C’est de la pure folie. » Tu vois, je ne crois pas qu’elle exagère. Ma mère est trop sage pour exagérer. On est en train de perdre la légèreté que la femme marocaine a toujours su garder même dans les pires conditions. Elle deviennent lourdes, lourdes comme nos hommes. C’est dommage…
— C’est une mode…
— Non, ce n’est pas une mode. Ou, si c’est une mode ce n’est pas une mode comme on l’entend d’habitude. C’est une mode faite de fermeture, de repli, de racisme…Oui ça passera, mais quand ? Quand ma fille sera grand-mère ? Trop tard. Elle a une seule vie à vivre. Comme moi.
La mode et « Bitch ». Quand j’étais plus jeune, pour me faire taire, on me parlait des extrémismes que se confondaient (fascistes et communistes révolutionnaires). Ça devait être vrai, s’ils le disaient. Aujourd’hui on me dit que derrière mon féminisme se cache le macho et que sexistes et féministes radicales se rejoignent. Ça doit être vrai, s’ils le disent. Il est certain que les deux, mettent les femmes au centre : deux types de femmes différentes mais le même centre. Prenons la presse de mode féminine en exemple. Depuis au moins trois ou quatre ans les photos qui apparaissent dans les magazines de mode font beaucoup plus d’appels du pied à l’érotisme « pour hommes » que tous les magazines « pour hommes » réunis. Et pourtant ce ne sont pas les hommes qui les lisent ni les écrivent. Comment l’expliquer ? Très simple, disent les machos. Toujours plus de femmes lesbiennes travaillent dans les magazines et donc… Une femme qui joue à montrer et cacher son cul a le même attrait pour les hommes ou pour les femmes qui aiment les femmes. Et côté féminisme « radical » (ou intelligent) ? Dans le dernier numéro de Bitch Anna Mills (après avoir réfuté l’explication des féministes traditionnelles : « Dans une société patriarcale la valeur d’une femme est fondée sur l’attrait qu’elle exerce sur les hommes ») écrit que « les photos de filles à moitié nues sont une manière secrète, inconsciente des femmes pour désirer les femmes ». Et elle ajoute que ces images pourraient devenir des images parmi d’autres images de la beauté féminine et perdre ainsi une partie de leur pouvoir de stéréotypage si les femmes étaient capables de reconnaître leur attraction queer. Même vision ? D’un certain point de vue. Mais, « d’un certain point de vue », tous les chats sont gris.
29 août 2001. Ça doit être vrai. Quand je lis certaines données médicales je me demande toujours dans quel monde je vis. Surtout quand il s’agit de maladie psychosomatiques. 10 % des gens ont la peur X, 20% l’allergie Y, 15 % souffre de… Où sont-ils tous ces malades ? Imaginaires. Hier on a annoncé que des médecins espagnols ont identifié la mutation génétique responsable des attaques de panique. Je trouve cela sans aucun intérêt ni scientifique, ni social, ni philosophique. Une simple trouvaille que la recherche oblige à faire quand on cherche les yeux fermés. Mais… je dévie. Ce n’est pas de cela que je voulais parler. Il semble qu’il y a plus de 10 % de la population qui souffre « d’attaques de panique et autres problèmes d’anxiété ». Ça fait beaucoup. Mais, inventez n’importe quelle catégorie (pas seulement de maladies) et vous verrez que lentement elle commence à se remplir. Pouvoir d’attraction des mots ? Besoin de remplissage des concepts ? Mots qui naissent parce que le besoin est là ? Je ne le sais pas. Ce que je sais c’est que je n’aime pas ceux qui, dès qu’ils voient un trou, prennent la pelle pour le remplir. Je n’aime pas les pelleteurs, surtout les pelleteurs de merde.
Mon ami Ik dirait que la panique n’est que du pas nique. Trop simple, trop vrai.
30 août 2001 Retour. Elle en avait marre de Saint-Jean sur Richelieu. Elle emporta ses peanuts à Saint-Jean de Luxe, au pays frasque.
31 août 2001. Mort I. Une sinistre photo
prise à Marion dans l’Indiana en 1930 : deux noirs pendus à un
arbre après avoir été lynchés. Mais ce ne sont pas les corps des deux hommes
pendouillant comme des chiffons qui rendent la photo sinistre. Ce sont les
sourires normaux (radieux ou tristes ou mélancoliques ou espiègles) des jeunes
filles blanches qui regardent la caméra ; c’est le visage fier des mecs
qui les accompagnent ; c’est surtout le regarde du mulâtre qui indique au
photographe les deux corps : ils l’ont mérité, ils n’auraient pas dû,
disent ces durs petits yeux noirs. Comme la majorité des noirs lynchés, ils
doivent avoir été accusés de viol de femmes des Blancs.
Mort II. Harper’s magazine d’août 2001.Transcription de
l’exécution d’Ivon Ray Stanley EF103603 qui a eu lieu dans une prison de la
Georgie (USA) le douze juillet 1984. Froide, parfaite comme une pièce de
Beckett. Rien qui dépasse. Rien qui manque.
Le directeur a donné au condamné l’opportunité
de faire une dernière déclaration.
Il a refusé de faire une dernière déclaration.
On lui a donné l’opportunité de prier.
Il a refusé de prier.
[…]
En ce moment on lui met le capuchon.
Le capuchon est fixé.
Le directeur et tous les membres de l’équipe
d’exécution sont sortis de la chambre d’exécution.
[…]
L’exécution est en cours.
Quand la première décharge est entrée dans son
corps, il s’est raidi et j’ai entendu un bruit sec (pop).
[…]
Maintenant il se relaxe.
De mon point d’observation il semble que le
prisonnier s’est quelque peu relaxé.
Ses poings sont encore serrés, mais le condamné
ne fait aucun mouvement.
Il n’y a toujours pas de mouvement de la part
du condamné : il est tout simplement assis.
L’exécution est terminée.
Nous avons maintenant les cinq minutes
d’attente.
Quand l’exécution a été finie et l’alimentation
fermée, il s’est relaxé quelque peu.
On voyait clairement qu’il s’était relaxé
encore plus qu’auparavant.
[Les témoins] sont assis complètement
immobiles, ils observent. Non, euu… je vois un ou deux journalistes qui
écrivent, prennent des notes. Mais les autres sont simplement assis, ils fixent
la chambre d’exécution.
Les cinq minutes d’attente sont complétées.
[…]
Le troisième et dernier docteur est en train de
faire sa vérification.
L’examen est terminé.
Attente de l’annonce de l’heure de la mort et
de la confirmation de la mort.
Le directeur a informé tous les témoins que la
mort est survenue à 12 :24.
Premier septembre 2001 Traductions et traductions. Si on oublie les mauvaises, les
traductions se divisent en deux catégories : le traductions propres et les
réinventions. Si la première catégorie est la plus large ce n’est pas seulement
parce que la frontière avec les mauvaises n’est pratiquement pas gardiennée
mais aussi parce que les « traducteurs » qui ont les capacité de réinventer
préfèrent souvent inventer. Je viens de lire Péregrinación sabia de
Alonso Jeronimo de Salas Barbadillo, dans la réinvention de C.E. Gadda. Un
livre de Gaddadillo. Ou Gaddadio[1].
Toutes proportions gardées (à propos de l’original) digne de celle de Nerval du
Faust. Par contre la traduction du Lièvre de Vatanen de Arto Paasilinna
est une belle traduction sans aucune invention. Polie selon les règles de
l’art : très bon emploi des dictionnaires et des classiques. Le traducteur
a bien appris le français à l’école. Le traducteur de La renarde du désert
de l’écrivain mongole Guo Xuebo, par contre, a des problèmes ou avec le chinois
ou avec le français. À moins que l’original aussi soit si insipide. Considérées
ma connaissances du chinois, je ne le saurai jamais.
Émotivité. L’émotivité gâche l’écriture. Ma mauvaise
traduction de la transcription de l’exécution de Stanley en est un bon exemple.
2 septembre 2001. Passé. Un des effets intéressants du
vieillissement c’est que les époques qui ont précédé la naissance deviennent
toujours plus proches. Quand j’avais dix ans j’avais l’impression que la
Deuxième Guerre Mondiale (qui se termina seulement trois ans avant ma
naissance) faisait partie d’un passé passé. Maintenant je trouve que la
Révolution française n’est pas tellement loin (elle bouleversa l’Europe il y a
à peine quatre fois mon âge). Si je continue comme ça dans quelques années je
trouverai que Léonidas se sacrifia aux Thermopyles avant hier. Mais c’est bien
normal. Les livres mettent sur le même plan tout ce qu’on n’a pas vécu. Qu’ils
vivifient ou qu’ils aplatissent, le résultat final est le même : ils
annulent le temps que la biologie, avec trop d’insistance et de constance,
s’acharne à rendre efficace. Comme toutes les drogues ils nous aident à ignorer
la course vers le grand vide.
Vieillir. Il semble qu’une manière très simple de voir
le vieillissement d’un personne c’est de regarder la peau de ses coudes.
Personnellement je trouve que la manière de tousser est un signe plus clair. Il
y en a sans doute d’autres, que je préfère oublier.