2 avril 2001 La lettre perdue. J’avais juré, très solennellement, que je ne ferais plus de commentaires sur Le Devoir. « Pourquoi gâcher mon café matinal ? Pourquoi, vieux Don Quichotte, me lancer contre les moulins à paroles qui noircissent la page Idées ? à quoi bon dissiper son énergie — et celle de la pile de l’ordinateur — pour rire de l’infantilisme de Paule des Rivières ? mettre flamberge au vent pour les propos délavés des aspirants pamplemousses à la Baillargeon, pourquoi ? n’as-tu rien de mieux à faire que de critiquer les éditoriaux réactionnaires de Sansfaçon ? », m’étais-je dit. Et puis, j’étais bien obligé d’admettre que parfois Blanchette, Leroux et Marcotte sauvaient la mise. Pourquoi donc ? Non, je ne dirai plus rien. Mais, quand je lus le concentré de banalités sur le « temps magique de l’enfance » d’un certain Danny Laferrière, je perdis les eaux et, après la lecture d’un article titré « Le merveilleux monde des petites chèvres des Grondines », je ne fis que secouer le jarret : le bébé-critique était à mes pieds, criard, laid et rouge comme autrefois certains universitaires à l’esprit caméléonien. Orgueilleux comme une primipare, je le regardais ramper vers le clavier du portable et taper une lettre incendiaire adressée au Devoir. « Peux-tu la poster ? », furent ses premiers mots, chuchotés d’un ton si doux que ma réponse n’eut pas besoin de transiter par la cavité buccale mais alla directement de mon cœur à ses oreilles : « Bien sûr, mon lionceau. Donne-la moi, j’y vais tout de suite. Par la même occasion j’achèterai du lait en poudre. » Avant d’arriver à la pharmacie, le vent et la dernière neige d’avril m’avaient dégrisé. Je vis son expression satisfaite de petit vieux méchant et je ne pus m’empêcher de laisser glisser la lettre, comme ça, comme par hasard, dans la neige. Je l’avais perdue. « Quand il sera plus grand, je lui expliquerai, lui dirai que ça ne vaut pas la peine. Il comprendra. Et moi, je dois tâcher de rester primipare car les bébés-critique m’abîment l’estomac. »

 

3 avril 2001 Totem et tabou. Après avoir plongé dans les quatre essais de Freud qui composent Totem et tabou on ne peut pas être surpris si, en levant les yeux du livre, on voit — que sais-je ? —  Nausicaa et ses servantes :

Après quoi on alla manger sur les berges du fleuve,

Tandis que le linge séchait aux rayons du soleil.

L’appétit une fois calmé, servantes et maîtresse

Jouèrent au ballon après avoir ôté leurs voiles.

La performance de Freud dans ces essais est exceptionnelle : il réussit à oublier quelques milliers d’années de travail acharné de la raison pour expliquer le monde et il reprend le fil du dialogue avec les dieux[1] que la philosophie avait cisaillé il y a quelque deux mille quatre cents ans. Cette œuvre a la naïveté, la jeunesse, la clarté des contes mythiques de la Grèce Antique ; elle a le foisonnement et la joie des chants d’Ovide. Et pourtant ces essais ont été écrits entre l’été 1911 et l’été 1913, en pleine décadence comme dirait l’un, en plein nihilisme comme dirait l’autre. À bien y penser mille neuf cent treize n’est pas tellement loin, seulement à quelques coins de roman : n’est-elle pas l’année de la publication de Du côté de chez Swann ? Mais n’est-ce pas faire un tort à Freud que de penser qu’il écrivit Totem et Tabou[2] au début du XXe siècle ? un péché mortel d’ignorance ? un péché de simples d’esprit qui croient encore que l’histoire change quoi que ce soit aux racines des hommes ? Une lecture attentive révèle qu’il écrivit bien avant Ovide, sans doute même avant Hésiode : autrement on ne voit pas comment il aurait pu fonder une mythologie si en santé, si lucide et dont les éléments s’enchaînent avec une rigueur digne des mathématiques les plus abstraites sans rien perdre de la sensualité d’un conte de fées. Ce qui ne veut pas dire, comme certains pourraient le penser, que la raison ne soit pas le maître d’œuvre, comme toujours chez Freud. Je dirais même que Totem et tabou est l’œuvre où on voit le plus clairement la puissance du travail de la raison, même si Freud oublie les chaînes de la philosophie d’école pour donner libre cours aux intuitions, aux désirs et aux sentiments enfantins qui bouillonnent dans la partie saine de sa culture. Il saute par-dessus la modernité, frôle la Renaissance, glisse à côté du Moyen-âge sans faire de bruit ; il observe le défilé des légions et il glane dans la Grèce des Platons avant de retourner aux manifestations de la vie qui ne béent pas encore devant les normes abstraites. Ce qui ne veut pas dire que Totem et tabou soit un conte fantastique, un roman, ou un poème ou n’importe quelle création artistique d’un esprit débordant d’imagination. Non. C’est un texte « scientifique » qui, à cause des nombreuses anecdotes tirées de l’anthropologie, prend souvent l’allure d’un texte de vulgarisation.

 

Dans ces essais circule une telle assurance que même ses éléments les plus faibles, dès qu’ils sont touchés par la machine à penser freudienne, deviennent des forces. Mais il y a un concept, si on peut l’appeler ainsi, qui me semble extrêmement faible, quand il est appliqué à la horde primitive où prend naissance la civilisation. Qu’est-ce qu’un père ? Question qui, pour les peuples primitifs, ne peut pas être séparée de la suivante : quand les humains ont-ils été capables de créer un lien de causalité entre le rapport sexuel et la naissance ? Pour Freud, depuis toujours. Pour lui cette ignorance n’a pratiquement jamais existé et, quand les frères de la horde primitive tuent le « père », le père, pour ces aînés, est pratiquement le même père que celui que nous connaissons : l’homme qui a mis enceinte la mère et qui à l’autorité morale et économique[3]. Je trouve que cette position n’est pas convaincante, la découverte de ce rapport de causalité est bien trop complexe pour être évidente pour ses singes-hommes qui, aux dires de Freud, n’étaient pas encore entrés dans la culture. Comprendre que l’enfant commence à bouger dans le ventre de la mère bien des jours après LE rapport à cause de CE rapport, qui a été précédé et suivi d’un très grand nombre de rapports sans effets, demande un esprit « scientifique » très développé. Cette découverte est bien plus géniale que l’introduction de la théorie de la relativité par Einstein. Mais Freud a une tendance irréfrénable à projeter sur l’histoire de l’humanité et sur toutes les cultures les concepts qui lui permettent de comprendre le comportement des névrotiques européens. Et, on le comprend. La découverte de l’inconscient et de ses lois lui a donné des ailes qui lui permettent d’aller où il veut, sans besoin d’aucun autre support. Il peut se poser dans l’aurore de l’humanité et mettre de l’ordre dans le chaos de l’âme avec l’assurance de celui que l’aurore, n’a jamais quitté.

 

4 avril 2001 Ondinisme. Quand elle me dit qu’elle était ondiniste, je fis semblant de comprendre. Je n’avais aucune envie de perdre cette nymphe si éprise des hommes cultivés ! Pauvre de moi, je ne savais pas dans quoi je m’embarquais ! Et pourtant, quand elle commença à me traîner dans toutes les piscines de Montréal, j’aurais dû comprendre. J’aurais dû réfléchir un peu plus quand elle se jetait à l’eau avec une expression si angélique que même mon nœud oedipien se dissolvait. Comment ai-je fait pour ne pas comprendre que ces énormes yeux noirs qui me fixaient sans me voir, quand elle nageait à ma rencontre, n’étaient pas aveuglés par l’amour mais par l’eau ? Pourquoi, quand elle pissait sur les fauteuils des cinémas ne pensai-je pas à un perversion qui aurait pu me perdre ? Sans doute parce que j’étais déjà perdu.

 

5 avril 2001 Sororité. Dites à une femme que les filles réussissent mieux à l’école que les garçons parce qu’elles sont plus mûres, savent mieux écouter, sont plus sensibles — la vérité quoi ! — et vous pouvez être sûr que, si elle a des fils, elle vous dira qu’il s’agit plutôt d’une école mieux adaptée aux filles. Même si c’est une féministe militante, une féministe radicale, même si les hommes l’ont fait chier toute sa vie. Elle pourrait même ajouter que les femmes ont déjà trop souffert de ce genre de manichéisme, que du noir et du blanc elles en ont bouffé à longueur d’année… Ça doit être vrai. Ce qui semble certain c’est que les femmes aussi, heureusement, ont des difficultés à abandonner l’idée que la maternité est plus importante que la sororité.

 

6 avril 2001 Petite idée géniale. En entendant discourir deux copines de leurs exploits, je ne pus m’empêcher de penser à la petite idée géniale de Claude, duc de Saint-Simon, le père du plus célèbre Louis, duc lui aussi et — peut-on en douter ? — Saint-Simon itou. Écoutez donc, ce que le duc concocta pour son roi Louis XIII. Louis XIII, le père du plus célèbre Louis XIV, trouvait que le changement de monture, pendant la chasse, était une opération fort désagréable. Chose grave en soi, mais encore plus grave quand on considère que l’irritation royale pouvait avoir des impacts très sérieux sur la politique française. Comme tout agacement des tyrans, bien sûr, mais, à cette époque-là, la France était loin d’être une petite province de l’empire, comme elle l’est maintenant, et Louis XIII n’était pas un tyranneau quelconque ! Imaginez donc les effets d’une chasse au cerf qui s’étirait plus que prévu ! Il fallait sauver le royaume. Donner un coup de main à Armand Jean du Plessis, rendu célèbre par Dumas comme le méchant cardinal de Richelieu. Et, pour sauver le royaume, Saint-Simon-le-père décida de rendre l’opération plus rapide. Comme dit le proverbe : chat irrité ne saute fossé. Et, regardez ce qu’il imagina : le coquin pensa présenter à son roi le deuxième cheval « à rebours du précédent. Le souverain, sans descendre, n’avait ainsi qu’à passer son pied dans l’étrier et faire volte-face[4]. ». Génial n’est-ce pas ? Oui, mais quel rapport avec les deux copines ? Beaucoup de rapports ! Vous ne pigez pas ? Il faudrait une petite idée, brillante comme celle de Saint-Simon, qui leur permette de changer de partenaire sans agacements et, surtout, sans mettre pied à terre. Je dois confesser que je n’aspire pas, comme Saint-Simon, à améliorer le sort de la belle province française d’Amérique mais plutôt le mien car, quand elles sont de mauvaise humeur, elles me cassent royalement les noisettes.

 

7 avril 2001 Et la liberté ? Et la liberté ? Je viens de parler de l’éternel retour de Nietzsche devant une vingtaine d’étudiants. « Et la liberté ? », me demande-t-elle.

    Qui parmi vous a des enfants ?

     Moi.

     Pour toi, c’est déjà trop tard. Mais pour les autres, peut-être… je parle de la liberté de vos enfants, bien sûr, car la vôtre…

Et là, j’opère mon éternel retour sur une idée fixe, plus que fixe, dont je ne réussis plus à me libérer : la liberté se termine quelque part dans l’enfance et après tout est… Tout est inscrit dans notre corps, notre esprit — votre âme si vous êtes croyant. Ce qui rend difficile ma défense de l’accusation de fatalisme monomaniaque qu’on me lance fréquemment. Mais pendant que je me dépatouillais, du mieux que je pouvais, devant ces visages attentifs, j’ai vu un peu plus clair. Pendant quelques minutes, ces beaux visages illuminèrent la salle. Je vais essayer de m’en souvenir :

 

Quand j’arrive à l’intersection de Saint-Laurent et Prince Arthur, suis-je libre de continuer tout droit ? Ça dépend de ce qu’on entend par liberté. Quand un clochard me demande l’aumône, suis-je libre de ne pas la lui donner ? Ça dépend de ce qu’on entend par liberté. Quand il m’irrite, suis-je libre de ne pas lui sauter dessus ? Ça dépend de ce qu’on entend par liberté. Quand je « choisis », comme je viens de faire, ces exemples de liberté, suis-je libre de choisir ? Ça dépend de ce qu’on entend par liberté. La feuille qui abandonne la branche qui l’a nourrie pendant deux belles saisons est-elle libre de tomber ? Sans doute que non. Et la neige qui glisse du toit ? Absolument pas. Ce qui est certain, c’est que ni la neige ni la feuille ne se posent des questions sur la liberté. Mais, ce qui est aussi certain, c’est que, même si la neige et la feuille tombent selon des lois inscrites dans la nature, nous ne savons pas quand elles tomberont. Nous, les dieux de la science, nous ne savons pas quand la feuille tombera parce que nous ne connaissons pas toutes les variables qui contrôlent son comportement. Ce qui ne veut pas dire que nous ne connaissons pas les cas extrêmes : on sait, par exemple, que si on tire la feuille avec un minimum de force, elle se détachera. Mais nous ne sommes pas de la neige, même si comme la neige nous fondrons un jour ; nous ne sommes pas des feuilles, même si comme les feuilles parfois nous voltigeons au gré du désir : nous avons, sinon une conscience, au moins la parole et, dans la parole, nous nous demandons : sommes-nous libres de faire ceci ou cela ? Prenons la voie la plus étroite et imaginons que, comme la neige, nous sommes « obligés » de suivre une route à cause de lois externes (notre culture, notre éducation, etc.) et imaginons que nous ne le savons pas comme c’est toujours le cas. Sommes-nous libres ? Non, du point de vue d’un observateur externe tout puissant qui connaît toutes les conditions qui nous influencent à un moment donné. Mais il n’existe aucun observateur avec ces caractéristiques (depuis que Dieu est parti). De notre point de vue, nous sommes libres car nous non plus, nous surtout, ne connaissons pas toutes les conditions. Nous sommes libres parce que nous ignorons[5]. L’« ignorance » est la condition même de la vie car c’est une « connaissance » que notre corps a intégrée. Une connaissance qui englobe celle que Polanyi appelle tacite, et qui fait agir le corps comme il agit dans une liberté absolue de son point de vue et du point de vue des autres hommes. Que l’ignorance soit connaissance n’est qu’en apparence paradoxal : l’ignorance du futur est une conséquence de l’extrême richesse des connaissances de notre corps qu’aucun « esprit » ne pourra jamais connaître complètement, car l’esprit pour connaître de manière conceptuelle doit se détacher du corps. Il doit « sortir » et regarder le corps comme un objet.

 

Notre liberté est le fruit de la nécessité inscrite dans notre corps. Comment faire pour qu’un corps choisisse l’action A au lieu que l’action B ? Comment limiter les choix tout en laissant l’humain libre ? En d’autres mots, comment faire place au politique ? La seule manière est de rendre le corps connaisseur et l’esprit « ignorant » dans le ventre de la mère et dans la plus tendre enfance là où de légers changements peuvent créer des « connaissances corporelles » qui guideront pour toujours le comportement de l’adulte. Chaque génération peut créer les espaces de liberté ou de non-liberté des générations qui la suivront et plus les générations sont éloignées et plus les influences sont grandes.

 

Dit d’une autre manière : l’illusion d’avoir librement choisi n’est pas une illusion : nous avons choisi librement car dans ce registre tout est illusion. Il n’y a aucune réalité profonde et cachée dans laquelle règne un déterminisme absolu. C’est notre pensée qui crée le déterminisme, qui légifère dans le chaos dans le but de l’appréhender. Mais dans le chaos de la vie d’un individu les degrés de liberté sont tellement grands, les facteurs qui peuvent influencer tellement nombreux que même Dieu a renoncé à y comprendre quelque chose et c’est pour cela qu’il a décidé de partir.

 

8 avril 2001 Et la Shoah ?

    Si tout revient, comme dit Nietzsche, est-ce que la Shoah reviendra ?

    Oui. La prochaine sera la Shoah des vieux. Les discussions sur l’euthanasie et les efforts pour garder en vie des vies mortes sont les deux facettes de la même médaille : celle de l’impudeur de l’économie et de l’efficacité. Un jour on se posera la question : pourquoi garder en vie les vieux ? Et la réponse sera là, prête depuis des décennies. Nous l’aurons bien préparée, soignée et protégée. Elle sera là, vigoureuse et vitaminée, prête à lutter avec n’importe quel moyen pour survivre.

 



[1] C’est bien sûr le « les » qui compte !

[2] Ce qui ne veut pas dire que la majorité de ses œuvres n’aient pas été écrites au XXe siècle et une poignée, au XXIe.

[3]Je me situe au début du XXe siècle et je ne considère pas l’involution de la figure du père et l’évolution de la femme des derniers quatre-vingts ans. Il est clair que la difficulté d’employer les concepts de la horde primitive est incommensurable avec celle d’employer ceux de Freud qui informent toute notre vie quotidienne. Il aurait sans doute fallu écrire économique et morale.

[4] Album Saint-Simon, Pléiade, 1969.

[5] La liberté est sans doute un des seuls  éléments qui rend le départ de Dieu acceptable.