9 avril 2001 Âme et animaux. En lisant l’essai De l’immortalité des animaux d’Eugen Drewermann qui donne le titre au livre je me suis demandé pourquoi les éditeurs ont senti le besoin de créer un triptyque avec un volet introductif de Luise Rinser et une longue postface de Michel Damien. Ça doit être un problème de pages (l’essai central, dans un petit format et avec de gros caractère, arrive à peine à trente-cinq pages ) car le pédantisme[1] et la fadeur de l’introduction risquent de détourner même les lecteurs les mieux disposés et la postface est trop factuelle et politique pour ne pas donner l’impression d’un détournement de la réflexion pour des subtilités théologiques que le commun des lecteurs ignore. Je serais très malhonnête si je ne disais pas que les idées de Drewermann sont déroutantes et inattendues mais je le serais encore plus si je disais que je partage la moindre parcelle de ce qu’il écrit ce qui est un parfait exemple du fait qu’il est possible d’apprécier un livre « pour les autres », pour ceux qui circulent dans l’autre direction sur l’autoroute de la lecture. Profane et désireux de profaner, ignorant et curieux j’avais souvent demandé, dans un style qui faisait un peu bon vieil athée du XVIIIe siècle, aux quelques copains chrétiens avec qui j’avais eu l’occasion de polémiquer sur la religion : « Pourquoi les animaux ont-ils dû suivre les humains dans leur chute du paradis ? » Drewermann se pose une question bien plus radicale (si on croit à l’immortalité de l’âme humaine) : « Si les êtres humains sont immortels, pourquoi pas aussi les animaux ? ». Dire « si » est, pour Drewermann, un simple artifice rhétorique, donc les animaux sont immortels comme les hommes et Jésus est venu pour eux aussi. Si je continuais à jouer le rôle du vieil-athée-du-XVIIIe, je pourrais lui demander pourquoi Dieu ne s’est pas incarné dans un cochon ou dans un pou. Mais, je ne le ferai pas. Par contre, je pourrais lui demander pourquoi les plantes n’ont pas le droit à une âme immortelle. Et les roches ? Et l’air… Pourquoi ? En attendant sa réponse je continue dans la direction opposée à la sienne vers la cité des âmes humaines mortelles ou, de manière plus franche, vers la cité des hommes sans âme. Et dans cette cité il y aura des hommes qui ne se sentiront pas comme des brebis mais qui, entre eux et les moutons, verront toujours une immense différence, sans pour autant vouloir les massacrer.

 

10 avril 2001 Ça. Quelque libérée qu’elle soit, il faut que je lui dise qu’on ne joue pas avec ça. Au début ça ne fait pratiquement rien, ça passe comme dans l’eau, puis ça grince, ensuite ça démange, après ça pique et ça finit par ronger. Ça se soigne, bien sûr et, avec le temps, ça s’efface, mais ça peut se réveiller, comme ça, comme par hasard, et ça revient. Ça affouille et ça finit par s’effondrer, le pont.

 

11 avril 2001 La première pluie du printemps.

La première pluie du printemps

lange la ville

d’un manteau vague

et le dernier feu d’avril

rôde

défiant

dans mes yeux

coupés du monde.

 

« Lève-toi,

il n’y a pas de volonté

du passé.

Lève-toi !»

Je m’ébroue

dans la flaque de mémoire

nouvelle

et je m’apaise

aux caresses

de la Pléiade

monotone.

 

Je flâne

parmi les poésies accidentées :

voilà un Hölderlin de 40 centimètre

et ce Tasso de trois ?

Un Apollinaire complètement défait

s’appuie sur Baffo.

« J’avais ça ?

Des poésies de Pavese ? »

 

Sur la première de couverture :

Poésies de Cesare Pavese

Édition intégrale

46o milliers

Lires 350. (25 sous, mais c’était en 1966)

Sur la quatrième :

Cesare Pavese naquit à Santo Stefano Balbo

en 1908 et mourut suicidé à Turin en 1950.

 

Ni grand poète

ni grand amant.

Mort à quarante deux ans

parce que,

disait-il,

ni grand poète

ni grand amant.

 

La première pluie du printemps

lange la ville

d’un manteau vague.

 

 

12 avril 2001 Antiaméricanisme. Dans un manuel de bioéthique[2] adressé, entre autres, aux étudiants en médecine : « Les États-Unis sont incontestablement le pays où on a le plus souvent recours aux tribunaux pour régler les différends liés à la pratique médicale. Il s’agit d’une tendance qui semble innée chez les Américains. » Et qui, comme se doit, se diffusera dans tous les pays démocratiques. Qu’est-ce que les tribunaux sinon le rempart contre l’injustice des puissants (point de vue démocratique) ou la défense des intérêts des puissants (de l’autre point de vue) ? Le mépris facile des États-Unis m’agace quand il n’est pas accompagné d’une critique de la démocratie.

 

13 avril 2001 J’aime les essais qui font des va-et-vient continuels entre le concret et l’abstrait, qui prennent un détail de la vie quotidienne comme escabeau pour grimper vers un concept ou qui éclairent avec une analogie de ce bas monde une idée un peu trop vague ou hautaine. Mais je n’avais jamais pensé aux effets pervers de cette méthode qui permet aux meilleurs prestidigitateurs du cirque philosophique de nous ébahir avec des lapins qui sortent de chapeaux vides ou des pigeons qui ne cessent de s’envoler d’un voile qui ne voile rien. Devant ces merveilles de la parole, on est comme des enfants. Comme des enfants on rit, on frappe des mains, on crie et, de retour dans notre chambrette, on essaye inutilement de les imiter. Cette manière de philosopher est fabuleuse mais elle demande que l’auteur ne change pas continuellement de niveau de réflexion et surtout que, pendant ses déductions, il n’emploie pas un mot dans des acceptions différentes. Pour ce type d’essais, il faut qu’il soit poète plus que logicien, mais, s’il a besoin de déductions, il faut qu’il laisse son côté poète-créateur et qu’il mette la salopette de la grise rigueur. Si le philosophe, outre ses capacités de prestidigitateur, a une culture immense et le génie d’une intelligence débridée, il peut nous faire prendre facilement des vessies pour des lanternes. Comme Agamben dans Enfance et histoire avec « expérience » : « L’homme moderne rentre chez lui le soir épuisé par un fatras d’événements — divertissants ou ennuyeux, insolites ou ordinaires, agréables ou atroces — sans qu’aucun d’eux ne se soit mué en expérience[3]. » À la première lecture de cette phrase on ne peut que penser que l’« expérience » dont parle Agamben n’est pas l’expérience du langage commun. Celle qu’on a, moi et toi, dans notre vie quotidienne, car il est très difficile de s’imaginer sans expériences.

 

En disant que l’homme moderne n’a pas d’expériences il sous-entend que l’homme non-moderne en avait. Que, contrairement à moi et à toi, les événements des hommes non-moderne se muaient en expériences. Mais, le fait d’être épuisé par « un fatras d’événements », est-ce vraiment une caractéristique de l’homme moderne, de tous les hommes modernes ? Il me semble évident qu’il y a des hommes modernes qui ne sont pas épuisés ou parce qu’ils ordonnent les événements ou parce que les événements ne sont pas assez nombreux pour s’accumuler dans un fatras et puis comment peut-on être sûr qu’il n’y avait pas des hommes non-modernes épuisés ? Est-ce qu’il veut  tout simplement dire que l’homme ne réussit pas à muer en expériences les événements quand leur rythme est trop rapide ? Mais les événements, pour être des événements, doivent avoir une certaine importance pour l’homme qui les vit autrement ils ne sont pas des événements et, à plus grande raison, ne peuvent pas se muer en expériences : c’est-à-dire en quelque chose qui dure après l’événement et contribue à forger l’esprit[4]. Serait-il possible qu’Agamben confonde les « événements objectifs », ceux qui se passent dans le monde extérieur avec les « événements subjectifs » ceux qui passent outre la barrière du corps et fondent dans la soupe de la mémoire prêts à devenir discours et exemples ? À moins qu’il ne veuille pas dire qu’il n’y a plus d’« événements subjectifs », ce qui me semble trop catastrophique surtout s’il croit qu’auparavant les événements subjectifs existaient. À moins que les expériences dont il parle ne soient autre chose : plus abstraites, disons plus métaphysiques. À moins qu’il ne soit pas sur le terrain de la philosophie académique ni sur celui de la philosophie tout court ou du sens commun. Et pourtant non. Après quelques lignes il prend un exemple concret tiré de Benjamin[5], sur les survivants des champs de bataille de la Première Guerre Mondiale : « Ils revenaient frappé de mutisme […] non pas enrichis d’expériences susceptibles d’être partagées, mais appauvris ». Donc on est sûr qu’on est dans une expérience comme la mienne ou la tienne. Ou celle de nos grands-parents.

 

À propos de la Première Guerre Mondiale, j’ai connu plusieurs survivants et aucun n’était frappé de mutisme. Je me rappelle surtout les histoires que mon grand-père me racontait comme celle inoubliable qui me fit croire, adolescent, qu’il n’y avait pas de pouvoir assez fort pour écraser la dignité de l’homme :

 

Après avoir placoté avec le capitaine, le lieutenant, un milanais rachitique avec une barbe de bouc, est venu nous crier qu’il fallait sortir de la tranchée. « Cinq à la fois », qu’il crie. C’était, selon cet imbécile et son imbécile de capitaine, pour détourner le feu des Autrichiens ! C’était complètement insensé. Il y avait au moins cent mètres de pré, lisse comme une main, avant d’arriver au bois. Ça voulait dire se faire massacrer. « À l’attaque ! » Les premiers cinq font vingt mètres au maximum, comme d’ici à l’étable du petit Jean. « À l’attaque ! » Les suivants ne firent même pas dix mètres. « À l’attaque ! » Je regardai mon copain Cesare, un grand gaillard du bataillon Tirano que je n’ai plus revu. Il était fort comme un cheval. On s’est compris. Ce fut facile. Deux coups. On l’a jeté dans le pré. Il était un fou, un exalté.

 

Ou cette autre qui, quand j’avais quinze ans, me fit comprendre qu’entre l’amour et la guerre…

 

J’étais caporal major et après trois mois de tranchée, à cause d’une légère blessure à un pied, on m’avait transféré à Morbegno pour l’encadrement des recrues. Un soir, je faisais la ronde avec deux recrues, un Novarais qui n’avait jamais vu des montagnes de sa vie et un type de Bormio qui chantait comme un rossignol. Après le virage du cimetière on voit trois filles qui rentrent des champs, on les rejoint, on s’arrête pour jaser et on appuie nos fusils au muretin de la fontaine. On a parlé pendant au moins un quart d’heure et puis on les a accompagnées vers le centre mais, on était tellement excités qu’on avait oublié les fusils. C’est le Novarais qui, quand on les a saluées en leur faisant promettre que le lendemain, à la même heure, on se reverrait à la même place, cria : « Sacrement, nos fusils! » Nous retournâmes en courant mais un officier était passé avant nous. Le jour suivant on me dégrada. Je m’en foutais. La seule chose qui me dérangeait c’était que pour une semaine je ne pouvais pas sortir de la caserne. Mais c’était quand même mieux la prison que le front. À la fin de la semaine on nous a mis sur le train pour le front, et deux jours après les Boches m’on fait prisonnier.

 

Mon grand-père n’avait pas été frappé de mutisme. Moi non plus : souvent quand je rentre, après une agréable journée de travail, j’ai des expériences à raconter. J’ai des événements qui se sont « mués en expériences » et qui me suivent pour toujours en s’enchaînant à d’autres expériences. Toi, aussi, je suis sûr. Donc ? Donc Agamben parle d’autre chose et en introduisant Benjamin il brouille les pistes. À moins que… à moins que pour les spécialistes de la philosophie la seule expérience soit celle des mots de la philosophie académique et non celle qui précède le langage de la vie.

 

 

14 avril 2001 Mani. Je ne savais pas qu’à l’origine du manichéisme il y avait un homme en chair et en os. Je croyais que le manichéisme n’avait ni origine ni fin et qu’il était une simple maladie juvénile de l’éthique — exactement comme on disait que l’extrémisme était la maladie infantile du communisme ; qu’il était le noyau dur de la bêtise que tout homme[6] forme dans sa jeunesse quand il pense être visité par une vérité lui montrant la frontière nette, claire, sans bavures entre le bien et le mal — ce qui pratiquement veut dire entre lui et ses amis et les autres ; qu’il s’éteignait, ensuite, plus ou moins lentement quand temps et raison mixtionnent le noir et le blanc pour donner une pâte, peut-être grise, mais supportable. Je fus donc très surpris quand j’appris que le manichéisme, cette religion qui, après avoir titillé saint Augustin au IVe siècle, bien pompé Bogamil dans le Balkans au Xe siècle et alimenté les exaltés Cathares un siècle après, s’éteignit quelques siècles plus tard, fut fondée par un certain Mani, né le 14 avril 216 près de Babylone. Le fait qu’il naquit près de Babylone et qu’à vingt quatre ans il reçut l’annonciation d’un ange lui commandant de fonder une nouvelle religion où le bien et le mal luttaient sans se mélanger me sembla fort naturel. N’est-ce pas là où il y a encore la plus haute concentration de manichéistes au monde ?

 

15 avril 2001 Noir et blanc. On dirait une vielle photo des années soixante, la photo de la sortie de l’église du cercueil de Timothy Thomas, le jeune noir de dix-neuf ans tué par la police de Cincinnati le 7 avril, publiée aujourd’hui par le New York Times. La bière est portée par six Black Panthers : bérets, lunettes noires, uniformes noirs et surtout les poings levés qu’on — on : blancs plus ou moins engagés plus ou moins arrivés plus ou moins nostalgiques plus ou moins proches de la retraite — qu’on a oublié dans le fichier muniste.com. Quelle beauté dans ces visages dignes, durs, sans pitié, dans ces yeux conscients qu’ils ne verront pas le jour où leurs frères poings s’ouvriront pour serrer une main blanche ! Cette photo nous aide — nous : n’importe qui sait voir que l’âtre du racisme n’a cesse de créer des flammèches de haine — nous aide à chasser l’illusion que quarante ans c’est long. Les racistes actifs des années cinquante n’ont pas encore pris leur retraite et leurs enfants bornés suivent fidèles leurs ombres. Et les enfants de leurs enfants ? Il faut espérer que quelques uns parmi eux, en regardant cette photo, commencent à comprendre que le digne cochon blanc qu’ils appellent « papi », est surtout digne de coups de pied au bas ventre.

 

Question rhétorique. Est-ce que les policiers qui ont tué les derniers quinze noirs à Cincinnati sont tous des blancs ?

 



[1] Par exemple, elle n’écrit pas Jésus mais Ieschoua, « de son nom araméen correct » et le fait remarquer.

[2] La bioéthique, D.J. Roye et autres, ERPi, 1995.

[3] Giorgio Agamben, Enfance et histoire, Payot, 2000.

[4] On peut la considérer ma définition d’expérience.

[5] Je n’ai pas la force d’introduire des considérations sur le fait que Benjamin aussi mélange les niveaux comme Agamben.

[6] Avec un « h » minuscule.