23 avril 2001. From Azapates@hotmail.com : « Je ne suis pas du tout d’accord avec votre histoire des gros gars bêtes qui arpentent la rue Saint-Laurent. Il s’agit plutôt de petits gars cons, comme certains membres de votre institut. »

 

Montréal I. Montréal est grise au mois d’avril et, vainement, les filles tâchent à mettre de la couleur.

 

Montréal II. Montréal est sale au mois d’avril. Vieux journaux et sacs en plastique que le vent lève, se posent après quelques cabrioles.

 

Montréal III. Montréal est laide quand, le dos à la Montagne, on s’engage entre deux files de maisons en carton que jamais le bon goût ne caressa.

 

Montréal IV. Qu’elles sont laides les ruelles de Montréal, désertées par les humains et gardées par des objets anciens — anciens seulement parce que nés vieux et ridés ! On rêve des rues sales de Palerme et des rues violentes de Medellín.

 

Montréal V. Qu’elles sont laides, les ruelles de Montréal avec leurs ventes de garages chétives ! On rêve de la médina de Fez et du quartier espagnol de Naples.

 

Montréal VI. Qu’elle est impudique Montréal, sans son sale manteau blanc !

 

Montréal VII. Qu’elle est laide Montréal au printemps !

 

24 avril 2001. Détail. La différence entre littérature et sciences humaines ainsi qu’entre littérature et philosophie (la philosophie au sens classique) saute aux yeux surtout dans le traitement qu’elles réservent au détail. En littérature, le détail a une vie indépendante du tout, il jette une lumière sur l’ensemble et n’est pas écrasé par une structure. La structure est éventuellement créée par le regard du lecteur qui se détourne de la trop grande variété du détail pour abstraire des éléments communs. Dans une œuvre littéraire on peut avoir une multitude de détails dont la seule nécessité est le libre choix de l’auteur : ils sont des éléments naturels dans le monde de la culture comme les lacs ou les forêts dans le monde physique. On peut les aimer, les trouver ennuyeux mais il est inutile de leur demander : « Pourquoi êtes-vous là ? » Le détail parle en tant que détail et la construction est clairement secondaire — ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de chefs-d’œuvres comme la Divine Comédie, par exemple, où la structure et le détail se renforcent mutuellement. Mais, dans ce cas, la différence entre philosophie et poésie, dans les moments les plus réussis, s’estompe complètement.

 

Par contre, dans les sciences humaines et dans la philosophie le détail est une excuse dont la structure a besoin.

 

25 avril 2001. Amour et amitié mouillée. Un zoologue de l’université de Cambridge parle de deux dauphins mâles qui, après avoir « rivalisé pour attirer l’attention de la femelle », se retrouvèrent quelques semaines plus tard, « se reconnurent aussitôt et nagèrent de concert avec frénésie. Ils restèrent inséparables plusieurs jours durant, sans prêter la moindre attention à leur compagne. » Il n’est peut-être pas trop tard pour envoyer la nouvelle à la revue Equinox qui, dans son numéro de mai 2000, se demandait si l’homosexualité était un phénomène normal parmi les animaux.

 

Aymé. Elle était célèbre dans toute la France et même l’Empereur vint la visiter — on était en 1860 et le chef de l’Hexagone était Napoléon le petit qui, avec le Grand, avait en commun les gènes qui facilitent le déclenchement de la griserie devant le corsage d’une femme comme Mme Haudouin, la maquignonne de la jument verte, qui avait « une grâce robuste, une vaillance d’étable » — la maquignonne et non la jument ! Le grand peintre aussi vint et, avec « l’essence de son plaisir » que la servante lui facilitait sans trop se gêner, il « toucha les deux yeux » du portrait qu’il ne put terminer car Mme Haudouin trouvait que l’artiste se trompait trop souvent de pinceau. J’imagine que vous avez tous reconnu le début de La jument verte de Marcel Aymé. Marcel Aymé fait partie de ces écrivains que ma génération de petits mecs et de nanas engagés snobaient sans trop savoir pourquoi (les plus cultivés parmi nous disaient que c'était parce qu’il était léger et réac). Il n’y a pas de doutes qu’il fut moins lourd que son contemporain Jean-Paul Sartre, mais son ironie me semble — maintenant que je commence à entrevoir la fin de la vallée des quarante ans —  bien plus décapante que la profondeur de Sartre et, ma foi, moins réac que son dogmatisme. À titre d’exemple, dans le premier chapitre il rapporte les propos de la jument verte sur les mœurs sexuelles de trois générations de Haudouin parmi lesquels il y avait aussi un « marxiste, nudiste, freudiste éclairé » et athée par dessus le marché mais qui, comme son aïeul catholique, avait le complexe de la lumière. Vous me direz que n’est pas étonnant qu’un animal parle dans le pays de La Fontaine. C’est vrai, mais une jument experte en sexualité, c’est quand même… C’est l’époque, me direz-vous. Ce sont les années trente, une époque où les surréalistes font même des séances de confessions publiques avec un Aragon constipé outre mesure ! C’est vrai, mais dans Aymé ce n’est pas la jument qui parle, c’est le tableau : ce qui ajoute un niveau… disons… peut-être que vous, vous trouvez cela très normal, eh bien moi non. Je ne suis pas encore assez blasée pour ne pas me faire avoir par un écrivain ironique qui fait parler le portrait d’une jument verte sur les mœurs sexuelles de trois générations de bons Français. Que voulez-vous ? Je suis simple et bon public.

 

26 avril 2001 Chevaux et ânes. Dire qu’on préfère les chevaux aux ânes ça ne fait pas très fin, ni élégant — du point de vue intellectuel. Avant tout, c’est quoi cette manie de tout comparer ? On peut apprécier les ânes, les chevaux et mêmes les humains, sans besoin de dire que l’un est meilleur, ou plus beau, ou plus intelligent, ou tout simplement « plus » que l’autre. Les Latins, célèbres pour leur bon sens, disaient déjà que des goûts on ne discute pas, et ce n’est pas parce qu’un intellectuel aux fesses serrées comme Adorno dit le contraire que ça change quelque chose. La comparaison des chevaux et des ânes est tellement pleine de lieux communs qu’elle est un exemple parfait de l’inutilité (j’ai failli dire de « l’ânerie ») de toute comparaison. Le cheval est beau, élégant, gracieux, svelte, intelligent tandis que l’âne est laid, grossier, disgracieux, lourd, stupide… tous des stéréotypes qu’une culture guerrière et de compétition nous a laissés en héritage. Pourquoi le cheval est-il plus beau que l’âne ? Parce qu’il est plus grand ? Depuis quand ce sont les dimensions qui font la beauté ? Est-il plus élégant ? Mais l’élégance est un concept volatile, lié à la mode encore plus que la beauté ! On peut trouver, par exemple, que les ânes sont plus beaux, qu’ils ont une grâce dans leur lenteur qui les rend presque félins… Et puis si on veut vraiment comparer les ânes je te dirai ce qu’un ami anar, fou des ânes, ne se lasse pas de répéter : « Les ânes sont désobéissants, sans hiérarchie, pour l’amour libre, en un mot libertaires. » Ouais, c’est une façon de voir les choses. C’est une vision anarcho-chrétienne : Jésus a bien été réchauffé par un âne ! Je comprends qu’on puisse préférer les ânes aux chevaux, comme je peux comprendre ceux qui préfèrent leur chien à un vieux dégueulasse. Non, à vrai dire, ce n’est pas que je comprenne, c’est plutôt que j’accepte intellectuellement l’idée que quelqu’un puisse préférer les ânes, mais de là à dire que je comprends c’est une toute autre histoire.

 

J’ai repensé à cette histoire d’ânes et de chevaux en lisant un article de Jane Smiley intitulé « Mon règne, un cheval[1] ». Jane Smiley fait partie de cette catégories de femmes, toujours plus nombreuses, qui tombent amoureuses des chevaux à un âge pas trop vert (elle a acheté son premier cheval à quarante-trois ans mais actuellement en a « trop pour les compter » et elle « en monte deux tous les jours »). Elle a une vision du cheval assez traditionnelle, assez stéréotypée : le cheval oblige les hommes à être plus féminins (histoire de sensibilité, d’écoute, de finesse, etc.) et les femmes plus masculines pour « dominer un animal désobéissant et indiscipliné ». Mais il suffit d’avoir fait un peu sérieusement de l’équitation pour comprendre que cette catégorisation est moins maladroite qu’on ne le pense d’habitude. Ce qui est certain c’est qu’il est difficile d’imaginer un article intitulé « Mon règne, un âne », ou, si on voit le titre, on a des difficultés à imaginer le contenu de l’article. Ayant poussé dans un monde paysan où l’âne n’avait de positif que les dimensions de son sexe, je ne peux qu’imaginer un glissement vers la bestialité. Ce qui est peut-être choquant pour certains, mais qui en effet pourrait être un atout pour nos aimants des ânes car comment ne pas préférer l’amour à la guerre ! J’ai essayé aussi d’imaginer la transformation de l’exclamation du Richard III de Shakespeare : “A horse! a horse! my kingdom for a horse !” (un cheval ! un cheval ! mon règne pour un cheval), an "An ass[2] ! an ass ! my kingdom for an ass !" (Un âne ! un âne ! mon règne pour un âne !) et honnêtement je trouve que ça fait plus Monty Python que Shakespeare. Ce qui, encore une fois, n’est peut-être pas mal… Est-ce possible d’imaginer Alexandre qui, au lieu de dompter Bucéphale, dompte un âne ? Ou Gengis Khan qui envahit la Chine à dos d’âne ? Toutes des images de guerre, tu me diras. C’est vrai. L’âne est un animal pacifique, démocratique… ce n’est pas un hasard s’il est le symbole du parti démocrate américain et puis… Clinton était bien célèbre pour sa queue !

 

27 avril 2001. Guernica. Aujourd’hui, 74e anniversaire du bombardement de Guernica, une petite ville du Pays Basque près de Bilbao, par la légion Condor de la Lufwaffe, nos collègues Ematze (Basque) et Fuentes (Espagnol) rencontrent le ministre de la culture espagnol pour lui remettre une lettre signée par trente mille intellectuels demandant que le tableau Guernica de Picasso soit transféré du Prado au musée de Bilbao — est-ce un rêve ? Probablement.

 

Togo. Le 27 avril 1960, le Togo devenait indépendant et quelques années plus tard, en 1967, un sous-officier de l’armée française, Eyadéma, prenait le pouvoir pour ne plus le lâcher. Dans le gouvernement, trois généraux : Défense (ça peut aller), Intérieur (ça va pas) et Justice (ça ne va pas, pas du tout). Comme quoi la dictature et la bêtise n’ont pas de couleur. Comme la contestation : l’université de la capitale, Lome, est fermée à cause de « troubles » causés par des étudiants qui trouvent que la démocratie au Togo a encore de la route à faire.

 

Un vraie question. À propos de la mort du chef d’orchestre Giuseppe Sinopoli après le troisième acte de l’Aïda, un journaliste de CBC a demandé, très sérieusement, à un musicologue londonien : « Y a-t-il quelque chose de mortifère dans le troisième acte ? »

 

28 avril 2001. Éthique pour ados. Comment expliquer à des adolescents que l’éthique pourrait ne pas être un simple ensemble de règles dictant ce qu’il faut faire dans certaines situations ? Comment leur expliquer qu’il est beaucoup plus intelligent d’extirper les ronces au lieu de se soigner les écorchures ? Comment leur faire comprendre que celui qui « taxe » par fidélité à sa gang n’a pas un comportement nécessairement mauvais ? Comment leur expliquer qu’entre viol et vol il y a plus qu’une simple voyelle de différence ?

 

29 avril 2001. Poil et poils. Dans la publicité de Vogue, ce mois-ci les chiens ont cédé la place aux vaches. Trois photos d’une fille aux seins imposants comme on en voit rarement dans les revues de mode, longs cheveux noirs et un chapeau blanc de cow-boy. Elle chevauche à poil une vache au poil noir et blanc. Dans la première photo, le chapeau cache le visage et le triangle des poils noirs semble continuer le manteau de la vache, dans la deuxième, le triangle du bas a presque disparu et celui du visage commence à apparaître, dans la troisième, les poils ont disparu, le visage complètement découvert sourit de ce sourire bête qui donne envie de sortir de l’humanité, les cheveux sont ramassés en deux tresses et deux bracelets serrent les biceps rachitiques. Ça fait la publicité de quoi, cette fausse séquence intitulée « all together but all different » ? De Kana beach. C’est quoi ça ? Probablement un canular, une simple excuse pour le photographe. Il n’y a rien à vendre. Rien que de l’art pour l’art. L’art pour l’art qui reprend du poil de la femme.



[1] Jane Smilay, My Kingdom a Horse, The New York Times Magazine, 29 avril 2001.

[2] Âne en anglais se dit donkey ou ass (qui veut dire aussi cul). Pour ceux qui aiment les doubles sens, voici ce qu’écrit un célèbre dictionnaire : The African wild ass, Equus asinus (also, Equus africanus), often referred to as the true ass. The related Asiatic wild ass, often called the half-ass. (…) half-ass differs from the true ass in its extremely long, slender legs, shorter ears and larger hooves”.