10 décembre 2001. J’avais décidé de le lire à cause du mot « médecine » qui apparaissait dans le titre : Dante la médecine et la philosophie de son temps, de René Gutmann, publié chez Douin en 1965. Je savais que Dante avait été membre de l’art des Apothicaires et médecins mais j’avais toujours cru qu’il y était entré parce que, pour être élu prieur, il fallait être inscrit à un « parti ». J’étais donc tout excité à l’idée de découvrir un Dante médecin. Effectivement j’ai découvert des choses intéressantes dans ce petit livre de 84 pages, lignes bien espacées, caractère pour lecteurs dans la cinquantaine et — ce qui est au moins aussi important que la police — très bien écrit, mais elles ne concernent pas la médecine et même pas la philosophie (sur lesquelles l’auteur dit beaucoup de choses très connues, comme, par exemple, qu’au moyen âge les œuvres des Grecs, celles de médecine aussi, retournèrent en Occident via les traductions arabes parce que la majorité des intellectuels occidentaux ne connaissaient pas le grec), elles concernent plutôt l’Islam. (Je crois qu’il serait une bonne idée de republier ce petit bouquin en changeant le titre pour « Dante et l’Islam » non seulement parce qu’il en reflèterait mieux le contenu, mais aussi parce que c’est un livre où on voit que Dante, le poète de la chrétienté, n’avait aucune peur d’emprunter aux les infidèles. Tous les lecteurs de Dante savent que Saladin, la terreur des rois Chrétiens, est placé dans les limbes parmi les grands de l’histoire, mais je ne sais pas combien de gens savent que le célèbre cri de Pluton

 

Papé satan papé satan aleppe

 

que pratiquement tous les commentateurs de Dante jugent incompréhensible ou interprétent de manière abracadabrante, pourrait être, comme le croit Gutmann, une transcription de l’arabe :

 

Bab el Cheitan, bab el Cheitan, houlepte.

 

qui veut dire : porte de l’enfer, porte de l’enfer tu es vaincue.

Et l’autre célèbre ver incompréhensible :

 

Raphel may amech zabi almi

 

Encore du n’importe quoi ? Non, toujours selon Gutmann, il s’agit de la transcription d’une phrase arabe :

 

Raphel mâa âameche zâabi al min

 

qui veut dire : l’ignorant et l’aveugle cherchent la vérité.

 

Au-delà de ces considérations linguistiques, il faut ajouter que Gutmann juge « incontestable que Dante a été sensibilisé […] par une œuvre arabe, le livre de l’Eschiele de Mahomet (L’Échelle de Mahomet) [où] est longuement décrit ce voyage de Mahomet dans les sphères de l’autre monde » ce qui n’est pas une mince affaire et confirme le slogan « monothéismes du monde entier même combat ! » Ceux qui doutaient encore de ces maux d’ordre changeront certainement d’opinion en voyant qu’à Tora Bora les hommes de Bush II[1] et ceux de Ben Laden premier mènent le même combat (tellement le même qu’ils s’entretuent).

 

PS.

Après avoir lu ces considérations, mon amie m’a dit qu’elle est sûre que les expressions que j’emploie quand je crois être affectueux dérivent du Mongol.

 

11 décembre 2001 Moyen-âge. Ayant toujours eu des difficultés à écrire correctement « moyen âge », j’ai fait faire une petite recherche à une jeune bachelière qui a trouvé qu’on peut l’écrire de six manières différentes : moyen âge, Moyen âge, Moyen Âge, moyen-âge, Moyen-âge, Moyen-Âge.  Malgré les prières de mes collègues et de mes amis pour que j’écrive un article pour les Publications de l’institut d’études médiévales de Montréal, sur les six manières d’écrire moyen âge, je ne le ferai pas. Je dois dire, par contre, que l’idée d’écrire un livre sur le fait que le Grand Robert, en présentant les différentes manières d’écrire moyen âge écrit deux fois « Moyen âge » au lieu de « Moyen âge » et « Moyen Âge » commence à me chatouiller le noyau solitaire. Qui sait, je donnerai peut être une petite contribution pour détruire la confiance dans les musées des mots. On n’est plus au mOyen-âGe pour croire aux livres de manière si bête !  

 

12 décembre 2001 Isabelle, Gustave et les calendriers. Les dates sont vides. Même celle d’aujourd’hui, 12-12-2001, qui n’est composée que de 0, 1 et 2. Un numérologue dirait que c’est un jour très spécial parce que l’addition des chiffres du jour, du mois et de l’année donne 3 ce qui fait 3 fois 3, qui donne 9 qui, même si on y soustrait les deux 0, reste 9… Pour moi, il s’agit d’un jour spécial pour des motifs moins numériques, moins abstraits, plus âme à âme : c'est l’anniversaire de Gustave Flaubert[2] et d’une amie (très chère) de mon amie. Et alors ? Et alors je voudrais profiter du manque d’idées, d’anecdotes, d’inspiration et de tout le tralala qui me tient alerte, pour défendre ma passion pour les anniversaires. À mon réveil, depuis ma plus tendre enfance, mon problème a toujours été d’associer quelque chose de concret à la journée naissante. Étant donné qu’elle n’était pas encore passée, je ne pouvais pas lui associer mes exploits de la journée et puisque, mon passé, je l’oublie dès qu’il est passé, je ne pouvais pas y coller ce que j’avais fait les années précédentes (surtout pas quand j’avais un an). L’église me vint en aide avec ses saints : le 8-12 par exemple n’était pas un simple 8-12 mais le jour de saint Ambroise ; le 4-10 était plus qu’un 4 et un 10, il était aussi la date de naissance de saint François d’Assise… et ainsi de suite. Ma mère aussi m’aida énormément, car elle m’apprit la date de naissance de toutes les tantes et les oncles (16 au total), des cousins (quelques dizaines) et de tous les voisins. Mais, vers ma quinzième année, lorsque je décidai que l’église était un centre de pouvoir contre lequel il fallait mener une lutte sans merci (je me faisais alors influencer par les grands exaltés et luttais contre tout ce que je ne comprenais pas). Adieu saints ! Adieu vierge ! Adieu ascension, noël et pâques ! Adieux fêtes (aïe, aïe) ! Je me retrouvais ainsi avec plein de jours vides (même en ajoutant mes amis aux parents, je ne remplissais pas plus qu’un quart de l’année). Que faire pour garder espoir dans la vie en ces matins enneigés alors que la chaleur de mon corps était inutilisable ? Chercher d’autres saints ! Les saints de la révolution… Les années passèrent, la chaleur du corps était parfois utile, les saints de la révolution on pouvait les compter sur les doigts d’une main, je passai donc à la littérature, aux sciences, à la philo… Voilà donc pourquoi je suis maniaque des dates : pas pour afficher mes connaissances, pas pour emmerder le voisinage, mais à cause du besoin, très simple et enfantin, de colorer les dates comme d’autres colorèrent les voyelles (j’aurais pu le dire sans tous ces détours, j’en conviens, mais Gustave, Isabelle et mon amie m’ont appris que les détours rallongent la vie).

 

13 décembre 2001 Nul. « En matière de politique, permets-moi de te dire que tu es nul. » Je suis absolument d’accord. C’est aussi pour pallier cette déficience que je me suis lié aux douze personnes qui forment le Trempet. Tu me diras que les résultats laissent encore à désirer. Il est vrai. Pour montrer que nous sommes nuls, mais pas nuls nuls, je dois dire que, contrairement à ce qu’a compris mon juge, lorsque je parlais contre ceux qui envoient des jeunes se suicider, je ne pensais pas à Arafat mais à cette espèce de momie qu’est le chef du Hamas (c’est lui que, éventuellement, je compare à Sharon).

 

14 décembre 2001 Florence, la Corse, les Alpes et l’Afghanistan. N’est-ce pas complètement débile de vouloir lire des livres sur la vie quotidienne[3] aux temps de Dante pour mieux comprendre la Divine comédie ? N’est-ce pas plus brillant de faire le contraire : de lire la Comédie pour comprendre la vie quotidienne ? On risque de comprendre d’autres choses aussi. Et pourtant je l’ai acheté, ce livre au ton déplacé — et Dieu sait si le ton compte ! Il nous raconte ce que bien de gens de ma génération ont vécu comme quelque chose d’exceptionnellement éloigné. A titre d’exemple : il nous parle des médaillons de Della Robbia pour nous dire, qu’il ne fait pas des blagues, que c’est bien comme cela que les choses se passaient, pour les bébés florentins en 1300 : dès la naissance « le petit enfant est étroitement emmailloté dans des langes croisées des épaules aux talons ». Même si je ne me suis pas vu emmailloté (physiquement emmailloté, je veux dire), j’en ai vu des plus jeunes que moi emmaillotés de la sorte. Et quand il nous sort Le Goff pour nous parler du temps de l’église ou du temps des marchands ? Quel paysan du XXe siècle n’a pas vécu les deux ? Les Florentins au XIVe siècle se levaient tôt pour aller à la messe, qu’il écrit. Tôt, pour lui, c’est six heures. Tôt ça n’a jamais été 6 heures pour les travailleurs ! La messe, surtout en été, était bien avant six heures pour pouvoir aller faucher ou à l’atelier ! Et, avant la messe, on allumait la cheminée pour préparer le café. Et, à propos de cheminée : « Au centre le foyer (à peine surélevé) dont la fumée s’échappe par les interstices du toit ou par un orifice aménagé ans celui-ci […] selon un usage qui était encore visible, au début de ce siècle, dans la Corse rurale. » Monsieur Antonetti est fier de nous faire découvrir qu’en Corse, au début du siècle, on avait des cheminées comme à Florence en 1300. Belle découverte ! À vrai dire, belle ou pas belle, je m’en fous. Ce que je sais c’est qu’elle m’irrite. Elle m’irrite parce que, quand on sait que pendant quelques milliers d’années les pauvres de la terre ont vécu dans des taudis qui se ressemblaient tous comme deux croûte d’eux, on ne nous emmerde pas avec sa Corse natale ! Parce qu’alors, moi aussi, j’emmerde avec les baïtes de mes grands-parents dans les années cinquante — dans les années cinquante et non au début du siècle ! — qui avaient « Au centre le foyer (à peine surélevé) dont la fumée s’échappe par les interstices du toit ou par un orifice aménagé ans celui-ci selon un usage qui était déjà visible, au premier millénaire d’avant notre ère dans tout le bassin de la Méditerranée ». Mais l’irritation outre être bête est contagieuse. Je vois déjà un Afghan qui, au milieu du prochain siècle, en lisant les annales sur le SeperNet se demandera pourquoi un con d’Italo-Canadien parlait, avec une espèce d’orgueil, des cheminées de sa vallée comme s’il avait vu la fin de quelque chose, quand lui, il se rappelle très bien les maisons de Tora Bora, dans les années 2000, avant les bombardements américains, qui avaient « Au centre le foyer (à peine surélevé) dont la fumée s’échappe par les interstices du toit ou par un orifice aménagé ans celui-ci selon un usage qui était déjà visible, au premier millénaire d’avant notre ère dans toute l’Asie centrale »

 

En voyant qu’à Florence en 1300 on vivait comme chez moi en 1950, j’ai peur de commencer à me prendre pour un florentin du XIVe siècle ce qui est mieux que de se prendre pour un autre — à moins que je ne commence à me prendre pour Dante.

 

 

15 décembre 2001 Dépossession. Que faire quand on nous dépossède de quelque chose de très cher et le voleur est trop bête pour reconnaître sa chance ? Faire taire notre vanité et dire, à qui peut nous entendre, que ce qu’il nous a volé est sans intérêt. Je fis ainsi quand Suzanne me déposséda de Jalil et elle ne sut jamais ce qu’elle m’avait volé.

 

16 décembre 2001 Chimpanzé. Je ne ferai pas le jeu stupide de vous demander lequel est Bush et lequel est Ben Laden.

 

 

On n’a pas besoin de regarder très longtemps la photo pour s’apercevoir que les deux chimpanzés sont bien plus humains que Bush et Ben Laden. Si on n’est pas trop hypocrite on arrive aussi à voir qu’ils sont plus humains que bien de gens qu’on fréquente. Mais qu’est-ce que ça veut dire humain ? Avoir l’air con comme le chimpanzé de gauche, rire comme un berlicoteau comme s’efforce de faire son compagnon ? Non, ça veut dire que quand vous regardez quelqu’un vous trouvez qu’il fait partie de la même espèce que vous. Dangereux ce que je viens de dire. Je le sais. Ça ce peut que je sois de la même espèce que les chimpanzés et donc ce n’est pas Bush qui n’est pas humain, mais moi qui suis un singe. Oui il y a aussi cette possibilité là, mais je dois vous confesser que je me sens plus singe que...



[1] Je considère les militaires de l’alliance du Nord comme des hommes de Bush II.

[2] Gustave Flaubert naquit le 12-12-1821 qui, du point de vue de la numérologie, est très intéressant surtout à cause du chiffre du siècle (2 au cube) qui additionné au millénaire donne 9 qui, à son tour, est le produit de l’addition des chiffres du jour avec ceux du mois et celles de l’année dans le siècle. Dans le cas de I.M. qui est née le 12-12-1952 l’intérêt est aussi très grand et la signification (que je ne connais pas) également profonde car le neuf est explicitement présent et le cinq… le cinq, il faut être un vrai expert pour bien le placer sans tomber dans le ridicule des numérologues de cuisine, donc je n’en dirais rien.

[3] Antonetti Pierre, La vie quotidienne à Florence à l’époque de Dante, Hachette, 1979.