24 décembre 2001 Apprendre. Il suffit qu’un enfant touche le feu une fois pour qu’il apprenne. Les adultes, même s’ils le touchent 430 millions de fois, n’apprennent rien. Leurs connexions neuronales sont bétonnées, comme l’échangeur Décarie. Il y a des adultes qui crient sur tous les toits qu’ils apprennent, qu’ils sont souples, etc., il est vrai, mais, pour employer une terminologie philosophique « ils prennent leurs désirs pour des lanternes ». Qu’à l’âge adulte on n’apprenne plus, c’est tout à fait normal. Ce qui, par contre, est étonnant, c’est qu’on donne une connotation négative au non apprentissage. Mais comment peut-on apprendre quand on est ce qu’on a appris ? Il y a, peut-être, une autre cause à cette incapacité : si on apprenait, la vie serait trop facile et elle deviendrait inhumaine.
25 décembre 2001 Proverbes latins. Les proverbes latins m’ont toujours fasciné par leur concision : c’est comme si le temps avait fait évaporer le liquide des mots inutiles pour ne conserver que l’essence métallique de l’expérience : l’âme de la société : la vérité. Même après que j’ai cessé de croire aux vérités avec un « V » majuscule, ils continuent à me hanter avec leur affairement pour se créer une place entre vérité et Vérité.
Il était inscrit en bas d’un tableau, plutôt abstrait, peint par Padre Marco : Discite non scholae sed vitae (apprenez pour la vie et non pour l’école). Quand on construisit la nouvelle aile du pensionnat le tableau avait été déplacé à l’entrée du dortoir des vieux. « Un dernier lavage de cerveau » comme disait Adriano, le mouton noir, passablement clavelé, du troupeau 1948-1949 dont je faisais partie ou « un distillé de sagesse pour nous fortifier » avant la sortie dans le monde où notre mère l’Église n’était pas assez honorée, comme disait le proviseur. Plus proche du proviseur que d’Adriano, je trouvais l’inscription latine lourde de vérité et légère d’espoir. Pour moi, elle était plus vraie que le lac de Côme qui cachait les cuisses des Alpes avec une papelardise indignante. Plus vraie que les montagnes, elles-mêmes. Elle était vraie comme Achille, comme Hector, comme César, comme Jane Mansfield. Je n’ai pas ajouté Jane Mansfield à la liste des héros de l’antiquité pour relever la cucuterie de l’enfant naïf que j’étais, mais parce qu’elle était ma compagne préférée de chambrée (elle était souvent la vedette de Sorrisi e canzoni, le magazine qui mettait à l’honneur des femmes en bikini et que le proviseur laissait lire à moi seul. « Il finit toujours vite ses devoirs et il aime lire », avait dit le proviseur à Adriano qui s’était insurgé contre ce privilège). Quand, beaucoup plus tard, j’ai su que c’était l’adaptation d’un constat malheureux de Sénèque : Non vitae sed scholae discimus (Nous apprenons pour l’école et non pour la vie), j’admirai encore plus Padre Marco qui avait su transformer ce pessimisme en une invitation à la vie. Quand, beaucoup plus tard encore, je commençai à douter de l’école, je trouvai que Discite non vitae sed scholae (apprenez pour l’école non pour la vie) était un impératif bien plus intéressant : il permettait de s’en aller vers Ne discite (n’apprenez pas ) qui me semblait être le seul moyen de ne pas devenir soumis et lâches comme les enseignants. Et maintenant ? Maintenant, je sais qu’on n’apprend ni pour l’école ni pour la vie, qu’à l’école on apprend parce qu’on est obligé ou parce qu’on aime. Ce qui est du pareil au même, s’il est vrai qu’amour et obligation, dès la naissance, logent à la même enseigne. Taupin vaut taupine, quoi !
Cet autre, je le vis quelques années plus tard : Post coïtum omne animal triste est (après l’accouplement tout animal est triste). Il me soulagea car je pris coïtum au sens large ce qui me permit d’interpréter l’abattement, après avoir joué au billard anglais, non plus comme la conséquence d’une culpabilité catholique mais comme une nécessité humaine. Quelques années plus tard, pris d’une rage féministe, je me dis que ce proverbe était une excuse macho pour s’endormir après l’amour et ne pas cajoler sa belle. Je devins d’abord affectueux et spirituel, comme un petit chiot et, ensuite, j’employai des techniques chinoises pour ne pas bénir trop vite des pieds, comme un petit macho. La rage passa, la sagesse vint et avec la sagesse le constat que l’animal triste était toujours le mâle (de n’importe quelle espèce) et que donc toute cette histoire de tristesse devait être liée à la maternité. Le temps passa mais j’en restai là.
26 décembre 2001 Père et fils sur la rue Duluth.
— Est-ce qu’il y a de la bière dans l’alcool ?
— C’est le contraire. Il y a de l’alcool dans la bière.
— Pourquoi ?
— Parce que c’est comme ça.
27 décembre 2001 Idées. Qui n’a jamais eu l’impression d’avoir eu des très bonnes idées, parfois des idées même géniales que, à cause de l’imbécillité d’un chef quelconque, de l’incompréhension des amis, de l’envie des collègues ou tout simplement de la bêtise ambiante, il n’a pas pu mettre en pratique ? Personne. Mais, y a-t-il de bonnes ou de mauvaises idées ? Je ne sais pas. Mais je sais une chose : il est très facile d’avoir des idées géniales : il suffit d’être le moindrement intelligentes. Ce qui veut dire que les idées sont toujours bonnes, même les pas bonnes, vu que les personnes non-intelligentes se comptent sur les doigts d’une main. Des catégories comme « bon » ou « mauvais » ne s’appliquent pas aux idées. Aux idées ne s’applique rien. Elles ne sont rien, ne sentent rien et ne disent rien : elles sont comme les gaz parfaits. Je me rappelle, ça devait être à peu près il y a quinze ans, que j’avais eu des idées « géniales » par rapports à une certaine « politique éditoriale ». Je les croyais tellement géniales que je ne les avais même pas expliquées. Elles étaient tellement géniales que l’autre jour on m’a dit qu’il y a quinze ans j’avais raison mais que j’étais trop en avance. Mais n’est-ce pas cela la génialité ? Non. C’est la bêtise. Trop souvent les idées géniales ne sont que des mots habillés en pensée. Mes idées d’édition, par exemple, ne tenaient pas compte des contraintes de l’organisation, de la psychologie des individus, des machines, de l’ignorance de mes collègues, du machisme de la boîte… Elles étaient de simples idées, faciles et sans intérêt ; elles étaient, comme toutes les idées, du n’importe quoi jusqu’au moment où un événement réel (hors des idées et des mots) pouvait les mettre à l’épreuve. Et quand elles ont été mises à l’épreuve, elles se sont cassé les cornes. On pourrait se demander si cela ne vaut pas que pour les idées qui servent à quelque chose, des idées « pratiques ». Certes, on peut se le demander. On peut tout se demander, comme on peut tout répondre. Mais, les idées ne vivent pas dans le monde des idées (elles s’emmerderaient trop !), elles ont besoin de se frotter à la réalité : aux sentiments, aux rapports humains, à la politique, au travail. Elles ne peuvent pas s’empêcher de réveiller le réel qui dort, de se chercher des contre-preuves. Et les contre-preuves on les rencontre partout, il suffit de ne pas les fuir. Prenez le monde de la poésie ou celui de la philosophie, par exemple, deux mondes où, il serait naturel de penser que les idées peuvent être bonnes indépendamment de leur application — parce que, entre autres, elles n’ont pas d’application. On pourrait le penser si on était un des trois ou quatre imbéciles qui vivent sur terre, mais nous ne le sommes pas (surtout toi, lecteur, qui a la patience de me suivre) et donc nous savons que, dans la poésie, il n’y a pas d’idées mais de la musique et que les rares fois qu’il y a des idées, ce sont des images qui ont leur contre-preuve dans d’autres images tirées de l’histoire personnelle ou de la Grande Histoire. Les idées c’est du cinéma — dans le cerveau. Dans la philosophie les idées ont la contre-preuve des autres idées qui ont déjà été figées par l’histoire (et qui donc ne sont plus des idées mais de simples briques sociales) et qui transforment le philosophe en un joueur d’échecs qui change les règles au cours du jeu. Il y a bien sûr joueur et joueur. C’est pour cela que les idées de Kant semblent être plus solides, plus bien pensantes que celles d’un morne professeur de littérature comparée qui se rend intéressant à force d’oxymorons. Ce dernier a comme seule contre-preuve la bêtise de ses collègues qui, comme lui, sont dans la production forcée de phrases pour justifier leur salaire, Kant avait comme contre-preuve des milliards de petits signes sur papier. Et les idées dans les sciences humaines ? Simple. Plus elles sont géniales et plus elles sont bêtes, parce qu’elles se vantent de ne pas être de simples constats, parce qu’elles tirent le char du monde comme la célèbre mouche. Et le char tourne en rond, tiré par des hommes géniaux sans idées et poussé par des hommes normaux sans idées eux aussi, sous les yeux complaisants des brocanteurs de la foire aux mots.
28 décembre 2001 Indignation. Si vous saviez, comme je connais la leçon par cœur ! L’indignation ne sert à rien, empêche de discuter, crée un monde en noir et blanc et, surtout, s’abâtardit en moralisme. L’indignation en dit beaucoup plus sur ce que la personne qui s’indigne ne dit pas que sur ce dont elle s’indigne, c’est connu. J’aimerais ne jamais m’indigner et nager dans la compréhension et la sagesse, porteuses de paix. Mais, qui porte qui ? Je crains que ce soit la paix qui porte la sagesse et non vice-versa et la paix on ne peut pas se la donner si on ne nous l’a pas injectée bien avant qu’on ne sache ce qu’elle est. J’aimerais que cela ne soit pas vrai, mais, malheureusement, il est évident comme le nez au milieu de la figure que l’indignation est la maladie enfantine de la morale. Du cancer de la vie. Mais si la tâche de se libérer de l’indignation est au delà de ses forces, que faire ? Ne pas être trop prétentieux et vouloir la transformer en une « énergie » positive et, banalement, se retirer de la conversation quand on sent monter l’indignation au nez. Apprendre à jouer avec le danger et s’arrêter de parler quelques secondes avant l’orgasme.
29 décembre 2001 Pecos. Pecos Bill, le cow-boy, élevé par les coyotes, héros de la génération qui portait des pantalons courts dans les années cinquante, n’a sans doute existé que dans les bandes dessinées, mais Pecos, sa présumée ville natale, existe bel et bien, à une centaine de milles de El Paso (autre lieu mythique des cow-boys). Elle existe mais… cette ville actuellement célèbre, parmi les mangeurs de patates, pour l’usine d’Anchor Foods Products qui produit des centaines de tonnes de frites par jour, a été mise à genoux par la compagnie canadienne McCain, le plus grand producteur de frites congelées au monde, qui a acheté l’usine Anchor pour la fermer. Pecos sans patates c’est comme Brejnev sans sourcils. Même les Texans sont victimes de la mondialisation, ce monstre aux mille yeux, qui a vu des sites où la main d’œuvre est moins chère et a enjoint à McCain d’y déplacer la production de Pecos. Et, à Pecos, c’est la panique, un peu comme aux XIXe siècle quand les bandits ne trouvaient pratiquement pas de résistance à leurs incursions. Pecos redeviendra-t-elle un centre de transit des vaches, comme à l’époque de Pecos Bill ? Peu probable, le prix de la viande a trop baissé, les ranchs sont vides. La viande argentine est tellement meilleur marché ! Quelle merde la mondialisation ! Même les Texans peuvent être perdants. Mais Bush ne laissera jamais tomber son pays et il fera bâtir à Pecos des prisons où on pourrait enfermer des prisonniers de tous les pays. Peut-être même Hosanna Ben Laden, le Pecos Ben de la génération qui portera des pantalons courts dans les années cinquante de ce siècle.
30 décembre 2001 L’armée des avocats. Les Américains sont en train de nous avoir et pas, comme le pensent la populace et les intellectuels, par son armée, mais par ses avocats qui forment une armée bien plus vorace et bien moins bête que celle des militaires. Jusqu’à présent cette armée s’était fait les dents et s’était rempli la panse avec des incursions dans les maisons, les usines et les bureaux des États-Unis et, à la différence de celle des cousins militaires, elle n’avait pas osé attaquer d’autres pays. Comment l’aurait-elle pu ? Selon la doctrine de l’immunité des pays étrangers, ces derniers ne peuvent pas être poursuivis en justice sans leur consentement, ni devant des tribunaux américains ni devant ceux du pays accusé. Mais en 1996, le Congrès a amendé la loi pour permettre à des civils de poursuivre en justice des pays étrangers pour violation des droits de la personne. Donc un Smith quelconque, s’il a un peu d’argent, peut poursuivre l’Arabie saoudite pour violation des droits humains devant des tribunaux américains. Un gros pas en avant pour une éthique commune, et s’il gagne et les Saouidiens refusent de donner la permission à leurs femmes de vivre au moins comme des animaux domestiques ? J’imagine que l’armée armée d’armes interviendra pour faire respecter les arrêtés du tribunal de… de Pecos, par exemple. J’ai l’impression que j’imagine mal. On ne touche pas aux amis du gouvernement américain. En effet, un privé peut poursuivre un pays étranger pour non respect des droits de la personne seulement si le pays en question a été déclaré sponsor du terrorisme par le gouvernement américain. On pourra donc mettre à l’épreuve le pouvoir des avocats, c’est-à-dire des dollars. Ils seront sans doute capables de faire déclarer terroristes un bon groupe de pays pour ensuite s’enrichir en les poursuivant. Je commence à tout mélanger. Est-ce la justice au service de l’armée ou l’armée au service de la justice ? Encore plus mélangé : depuis quand les avocats et les tribunaux ont quelque chose à voir avec la justice ?
P.S.
Note pour les anti-nationalistes : vous devriez être contents qu’un pays comme l’Iraq compte comme un monsieur Smith quelconque chargé de $. Au moins tout est clair, n’est-ce pas ? On n’a plus besoin ni des pays ni des peuples pour redéfinir des zones de chasse pour les gypaètes à sous.
31 décembre 2001
Gilbert Bécaud est mort.
Quelle perte pour l’animalité, quelle défloraison pour la végétité, quelle métralgie pour l’humanité !
Qui consolera ceux qui ont renoncé aux richesses du monde pour impatroniser l’importance de la rose ? Qui ? Qui ? Kiki ?
Pas des roses, de la rose.
De la rose, pas des roses.
Il ne connaissait pas la fadeur des pluriels, il fuyait les généralités des abstraction.
Il vivait sa vis comme les bons hommes qui discourent de la phénoménologie des tournevices.
Et maintenant, que vais-je dire ?
Au-delà des allusions fort débiles, qu’est-ce que la rose ?
La rose c’est la rose, nom d’une rose !
Si, dans un texte fort politique, une parenthèse personnelle était permise, je vous dirais que, pour moi, homme de peu de foie, La Rose c’était La Rose (dans mon dialecte, comme dans les parlers populaires qui ont besoin d’une particule pour mieux marquer les noms propre — les noms sales se marquent tout seuls — on fait toujours précéder le nom propre de l’article et, quelle coïncidence ! ma mère s’appelait La Rose. C’est quand même étonnant de constater comment une parenthèse très personnelle permet de lancer en l’air des concepts politico-linguistiques d’une puissance géhennique comme cette défense des articles !).
Au-delà des considérations personnelles qui n’intéressent que la personne intéressée, nous, les bécaudiens, nous sommes une armée, même si les médias, dans leur honteuse politique du mensonge, ne parlent jamais de nous.
Nous,
plus bonasses que Ben
mais moins babouins que Bush
plus babyloniens que Boucher
mais moins baby-boomers que Blair
plus bacchantes que Baudelaire
mais moins babilans que Boisclair
plus bâclés que Benn
mais moins badigoincés que Bardot
plus bourrelés que les Burundiens
mais moins brusques que Bouchard
Nous,
les rosistes, les roselles, les roselets, les roseurs, les rosicruciaux, les rosieristes, les rosoyants et surtout les rosmarinés
nous,
nous, le sel de la taire.
Gilbert n’est plus.
Gilbert sera.
Bécaud n’est plus.
Bécaud sera.
Le mouvement pour la bécaudisation du monde commence sa guérilla contre l’empire JCM [1]une semaine après la naissance du Christ,
du fils aîné de Yavhé.
Christ et Gilbert, eux seuls content.
Oubliez Moïse et Mohamed ces deux compteurs,
fouteurs de troubles et
non Chrétiens par dessus-les-branchés.
Gilbert et Jésus se disputent la place du dieu le plus important de l’Occident.
Nous, les bécaudiens,
de gauche ou de droite,
gais lurons ou tristes larrons
nous crions sur tous les mois que :
Bécaud Gilbert
est le dieu pair !
Assez du blondinet
qui fut engendré
sans baisers
par une mémé
en Palestine
oh quelle coquine
cette sardine
pas très maligne
Gilbert Bécaud
Notre clabaud !
Avant que les Chinois ne prennent la relève, mettons un poing final à l’ère chrétienne.
En ce jour-ci, nous décrétons que l’ère chrétienne est finie.
Incipit Gilbert.
Et maintenant,
commençons, sans barder, à conter les ânées en soustrayant 1927 des calendriers (rappelez-vous que demain sera donc le premier janvier 75).