5 février 2001 Sens 1. Tout a un sens et tout est sans causes.
Sens II. Le Tout n’a pas de sens bien qu’il ait une cause : notre esprit unificateur.
Sens III. Donner du sens est inutile, comme tuer les gens. Ça se fait tout seul. Et pourtant ils le font. Il y a même ceux qui font les deux : ils tuent et ils justifient.
Sens IV. Et si parler du sens ne sert qu’à justifier les massacres ?
Sens V. « Ça n’a pas de sens ! », ils crient quand il y en a trop.
Sens VI. « Ça n’a pas de sens ! », ils crient quand ils ont besoin de s’assurer qu’ils sont engagés, qu’ils pensent.
Sens VII : Paul Valéry : « Le poème — cette hésitation prolongée entre le son et le sens. »
Sens VIII : Iketnuk : « La vie — cette hésitation prolongée dans le sens. »
6 février 2001 Cons. Il a écrit plus que huit cent poèmes — la majorité des sonnets — mais ni l’encyclopédie Brittanica, ni l’Universalis ni le Robert des noms propres ne le mentionnent. Pourquoi ? Parce qu’il est un mauvais poète ? Il y en a de bien pires que lui qui ont droit à plusieurs colonnes. Parce qu’il écrit en vénitien ? Qu’on traduise du vénitien, du turc ou de l’anglais ça ne change pas grand chose et puis Goldoni écrivait en vénitien, n’est-ce pas ? Parce qu’il écrit des poèmes érotico-porno ? Mais, c’est un des genres qui fait vendre le plus ! Ça doit être parce qu’il exagère et à notre époque on peut exagérer seulement sur les peurs, les maladies, les justifications scientifiques et les interprétations psychologiques, sociologiques… disons — pour ne pas ennuyer avec une énumération trop longue — les choses qui terminent en « logiques » et qui sont tout autre que logiques. Ce qui est certain c’est qu’il n’a pas de tenue dans le domaine du tenu. Parmi les centaines de sonnets il est très difficile, par exemple, d’en trouver un où le mot « mona » (con) ou un synonyme (Bartolini[1] en répertorie vingt sept) ne revienne pas plusieurs fois ; il est très rare que « cazzo » (bitte) ne se pose pas à côté de la « mona » à tout bout de vers et que le foutre ne se répande pas dans tous les méats verbaux. Et pourtant c’est bien cette répétition, cette multiplication qui en fait, comme on dit, une œuvre. N’importe qui peut écrire un hymne au con, mais pour en faire des centaines sans tomber dans des répétitions rasantes, il faut avoir des couilles sans être un couillon.
Giorgio Baffo, naquit à Venise en 1694, vécut à Venise, mourut à Venise et chanta les « cons », les vrais, des Venitiennes en vénitien. Comme écrivit Apollinaire, un de ses rares admirateurs français : « Sans le Baffo, on n’imaginerait pas tout ce que fut la décadence pleine de volupté de la Serénissime République. » C’est la Venise de Casanova dont la mère fut « amie » du Baffo, la Venise de Goldoni, des cafés ouverts jusqu’à trois heures de la nuit, des masques, des aristocrates qui mariaient des putes, des putes qui jouaient aux intellectuelles et des inquisiteurs qui râlaient sans pouvoir trop censurer. La Venise qui envoyait ses intellectuels à Paris comme celle du XXe siècle recevra les écrivains décadents du monde entier. Dans cette Venise, Baffo bâtit une « philosophie » sur le sexe ou, pour le dire de manière moins prétentieuse, une « philosophie de vie » entourée du sexe :
Ont beau dire les gros philosophes
Que le bonheur est dans la vertu
(…)
Moi je crie sur mes deux pattes
(..)
Que le bonheur est dans la chatte.
Cette philosophie « conienne » ne pouvait pas ne pas se heurter aux bigots, aux tartuffes et à toute espèce d’inquisiteurs qui s’efforçaient, parfois avec succès, d’empester l’eau des canaux. Lui aussi cherchait Dieu, mais contrairement aux curaillons et à leurs patrons il ne le trouvait ni dans l’hostie, ni dans les fleurs, ni dans les nuages, ni dans l’âme, ni dans le pauvres, ni dans les saints. Il le trouvait « seulement dans l’éjaculation[2] ».
Pour vous donner envie de le lire, je me hasarde à traduire deux sonnets où il parle, de manière directe comme d’habitude, de sa poésie :
Critique contre l’auteur
Un jour,
dans un café, quatre bigots
Sur des
sonnets de Baffo criaient haut
Obscène !
tonitruaient ces rigolos,
Vengeance
viendra du roi des angelots !
Un poème
pris au hasard et ça suffit,
Votre
âme du mauvais est modelée.
Mathieu
dans l‘évangile a bien écrit :
Tout
homme qui scandalise sera damné.
Du
pauvre je cours à la défense, heureux.
Pourquoi
casser, mes pères, la boule,
Pourquoi
se réchauffer pour un si peu ?
Penser
que son chapelet se déroule ?
Mais non ! Toujours gland rouge et fiévreux,
Au repos tend, parmi des roses moules.
Et voici la réponse à ce « défenseur » qui le traite de gland :
Réponse
Je réponds avec trois mots à ces sales
Soutanes, qui condamnent mes sonnets,
Que je ne les ai pas faits pour les curés
Qui sont bêtes, couillons et bittes gales.
Pondus sont-ils pour les fins finauds
Qui du prochain savent tous les secrets,
Qui ne prisent les théologiens indiscrets
Et qui dans le cul ont tous ces momieraux
Celui qui pour vouloir me couillonner
A écrit ce sonnet idiot et nouille
Qu’il ait dans le cul une bitte flanquée
Il est vrai, je suis un gland qui touille,
Mais lui doit en d’ssous de moi rester,
Car sous le gland sont bien les couilles !
Au moins le gland heureux s’encramouille
Et jouir il sait, malin, dans le corps à corps,
Mais, ne jouissent les couilles, qui restent dehors.
7 février 2001 Cous. J’aime les cous. Je les aime tous. Je suis maniaque, comme d’autres le sont des souliers, des chiens, des livres, des petits gars ou des voyages. J’aime les cous de cygne, les dodus comme les insignes ; tant les blancs que les noirs me redonnent l’espoir ; parfumés ou inodores, je les adore, tout comme les délicats, les lisses ou les moka ; ceux qui sont minces, comme ceux qui sont forts, les bronzés autant que les frêles, je les vénère ; ceux de pêche et les polissons me donnent des frissons : prêt à donner cent ans de ma vie pour baiser un cou allouvi ; les duvetés ou les revêches me gardent sur la brèche ; je peux savourer du menu fretin pour un cou nerveux ou un hautain ; des frivoles je raffole et les austères me lacèrent ; j’aime les cous loire, les cous l’œuvres, même les cous vents mais surtout les cous chéries, les cous reuses et les cous plage ; des cous pables comme des cous bas, des cous peur comme de cous rage je ne veux pas qu’on m’en dégage. Je vous le jure, je suis sincère, il n’y a qu’un type qui m’ulcère, m’affaiblit et me donne la gerbe : c’est bien sûr le cou illon au cerveau sans érection.
8 février 2001 Illon. Remy Ebdin, rédacteur en chef d’un hebdomadaire protestant, a écrit un article sur le théologien catholique Eugen Drewermann dans le Monde des pamplemousses, où il est surtout question de lutte à l’Église. Drewermann veut « démolir pierre par pierre l'édifice romain », l’édifice de « mère l'Église, marâtre sans scrupules ». Les mêmes images des « protesteurs » du XVIe siècle mais délavées dans le jus de pamplemousse. Ce que M. Ebdin oublie de dire c’est que si, selon Drewermann, la théologie catholique s’est égarée, il est encore plus vrai que celle protestante est complètement perdue et qu’il n’y a aucun espoir de la sauver car, contrairement au catholicisme, le protestantisme n’est pas « resté lié (…) au monde de l’inconscient sur un mode matriarcal, en particulier par la richesse de ses symboles dogmatiques et rituels. ». Il appelle Drewermann « nouveau Luther » et il oublie de dire que le nouveau Luther ne croit même pas que ça vaille la peine de contester le « vieux Luther », tellement celui-ci est responsable de la transformation de l’exégèse en critique historique et, prochaine menace, « de devenir une pure sociologie de la religion ».
9 février 2001 Science. Je le sais ce n’est pas de ta faute. Je sais, ça n’a pas de sens de parler de faute, surtout à propos d’un concept comme toi, qui est étouffé par le moindre miasme moral. Je le sais et pourtant quand je lis des articles comme celui du Devoir, sur le lait, du premier février[3], je ne peux que me demander : « N’y a-t-il pas quelque chose de pourri au royaume de la science ? » C’est quoi qui la rend si ridiculement sûre d’elle, si sérieuse et en même temps si vide ? Pourquoi, parfois, enveloppe-t-elle et protège-t-elle l’humanité entière comme une immense mère et pourquoi, d’autre fois, glandouille-t-elle en lançant des œillades mystérieuses et kitsch sur des pauvres buses ? Pourquoi ? Ça doit être là le problème. Dans le pourquoi. On a besoin de trouver les causes et la science nous en fournit d’efficaces, de bien rodées, de bien confectionnées. Pourquoi le lait fait-il du bien ? Parce que… Pourquoi est-il dangereux ? Parce que… Et si pour tous les phénomènes moindrement complexes il n’y avait pas de sens de parler de cause, de — lâchons-le le gros mot — « causalité » ? Et si on pouvait toujours trouver une cause et puis une autre et puis une autre encore pour pouvoir ensuite retourner à la première et, en l’analysant, y trouver plein de petites causes[4] et si, parmi les petites causes, il y en a une qui devenait grande et engendrait d’autres causes et ainsi sans fin, pour l’éternité ? Si nous étions des machiner à « causer », comme nous sommes des donneurs de sens ?
Peut-on arrêter de se demander pourquoi ? d’analyser ? Sans doute que non, surtout si les réponses sont là pour apaiser sans rien changer, pour conserver les choses comme elles sont. Les causes au service de la cause des puissants ? Probablement. Quand je vois comment les têtes chercheuses fonctionnent dans nos universités et dans nos industries je me demande s’il ne faudrait pas instaurer une sorte d’armistice entre les hommes et la nature. De commencer par lui dire : « Nous arrêtons de t’analyser mais promets-nous que tu ne nous feras pas faire de pas en arrière, qu’on ne tombera pas dans les justifications religieuses. Nous arrêtons de nous analyser[5] mais promet nous que tu ne nous feras pas tomber dans l’enfer des sans raison » Nous, qui ? Au nom de qui parlé-je ? Sans doute au nom de mes ancêtres.
10 février 2001 Culture. Début d’une lettre à un magazine italien, seins au vent et soi-disant de gauche : « J’ai connu une personne qui, bien qu’elle ait arrêté l’école à huit ans et elle ait commencé à travailler à neuf ans, a créé un empire industriel avec plus que deux mille employés et qui vaut des centaines de millions. » Très bien. Finalement un peu de justice, je me suis dit. Enfin quelqu’un qui relativise l’importance de l’école ! Voilà de l’espoir pour ceux qui n’ont pas eu la chance ou l’envie d’étudier ! Malheureusement mon contentement n’a pas duré plus deux secondes. Voilà ce qu’il ajoute : « Pour faire de l’argent, souvent, la culture est une entrave ; ce qu’il faut c’est une mentalité mercantile, astuce, avidité et cynisme. » Est-ce que ce monsieur, comme les éditeurs de la revue, comme la majorité des gens cultivés aimeraient mieux que la culture serve à faire de l’argent ? Sans doute. Mais alors leur culture ne serait qu’un moyen pour acquérir le pouvoir et elle ne serait pas la « haute culture » dont ils jaspinent. Mais la culture est déjà un moyen pour acquérir du pouvoir. Existe-t-il une pays dans lequel les hommes d’État ne sont pas scolarisés[6] ? Je parie que même Bush à fait l’Université !
— Oui, mais la culture ne se mesure pas avec le nombre d’années d’école.
— Ah, non ? Donc le mec qui a arrêté son école à huit ans…
— Non, mais lui a toujours refusé la culture…
— Celle de l’école ?
— Pas seulement..
— Comment peux-tu dire qu’il l’a refusée ? Parce qu’il a fait de l’argent ? Parce qu’il est cynique, avide et rusé ?
— Ce n’est pas facile de le définir. C’est une ensemble de choses. Il a du mépris pour ceux qui étudient…
— Comme toi envers ceux qui n’ont pas étudié. Mais si ceux qui étudient pensent comme toi…
— Que veux-tu dire ?
— Que les gens cultivés sont avides exactement comme les non cultivés. Mais toi, tu crois que si toi, avec ta culture, tu faisais de l’argent ça serait différent. Tu a souffert pour avoir un doctorat ! Tu n’a pas étudié pour rien ! La culture doit bien servir à quelque chose ! À faire de l’argent, par exemple.
Les hommes de culture. Mépris et mes prix ?
11 février 2001 Bébés. Je pourrais parler du bouton de rose de ses lèvres, de sa peau délicate comme un vers de Pétrarque, de ses joues qui réclament des baisers, de ses doigts qui s’accrochent avec une force ténue, du torse immaculé évoqué par un zip coquettement ouvert, de ses pieds minuscules qui oscillent au gré de mes mouvement, de son corps qui porte encore le parfum de son ancienne demeure... Je ne le ferais pas, car ça fait trop kitsch et mes amis ne me le pardonneraient pas. Ce que je peux vous dire c’est que j’ai gardé dans mes bras pendant deux heures un bébé d’un mois et que je l’ai observé comme on observe la vie quand on n’est pas noyé dans son moi. Je pourrais aussi dire que j’ai mieux compris pourquoi je vois parfois (ou souvent ?) les femmes comme des enfants. Je ne le dirai pas car ça fait trop macho et mes amies ne me le pardonneraient pas.
[1] Raccolta universale delle opere di Giorgio Baffo, a cura di Elio Bartolini, Longanesi 1971. Ceux qui, à cause de l’âge, de la maturité ou du sens moral, préfèrent s’exciter sur les livres que sur les cons, sachez que je possède la copie No 43 sur papier d’Inde.
[2] Dans son premier sens de « émission de la verge », possiblement en érection, et non dans celui de prière.
[3] Le Devoir du premier février et non le lait. L’article signé par Judith Lachapelle et titré « Jamais sans mon lait » est accompagné par une photo du quart postérieur d’une hollandaise mamelue aux petites tétines quasi féminines.
[4] Pas bien loin des causettes !
[5] Cette deuxième promesse est inutile — ne sommes nous pas nature ? mais parfois on se laisse glisser sur les pentes de la langue. On devient rhéteur ne pouvant pas être poète.
[6] On dit que Joseph Kabila n’a pratiquement pas fait d’école. Oui mais on est en Afrique, un continent dans lequel on peut encore espérer. Pas à cause de Kabila, bien sûr.