26 février 2001 Le Juif. Tourgueniev est un progressiste, mais je ne suis pas sûr que ça se voie, au moins dans Le Juif, une nouvelle écrite en 1846 qui lui créa certaines difficultés avec la censure (c’est, à vrai dire, Nekrassov, le directeur du Contemporain, qui veut publier cette nouvelle anonyme qui a les problèmes). Après quelques retouches des censeurs, dont l’étendue est inconnue, Nekrassov peut la publier. F. Flamant, dans la notice sur Le Juif écrite pour la Pléiade, nous laisse entendre que c’est parce : « Tourgueniev y condamne les exécutions sommaires, peut-être même la peine capitale » que la nouvelle est censurée. J’ai l’impression que, plus que les exécutions sommaires, il condamne l’étroitesse d’esprit du général « d’origine allemande, honnête et bon, mais exécuteur rigoureux du règlement[1]. » La nouvelle est le récit que Nicolas Ilitch, officier russe, fait d’un événement qui eut lieu dans le campement de son armée près de Dantzig en 1813. Une courte parenthèse : 1813 est l’année qui suit l’invasion de la Russie par les armées napoléoniennes, l’année de la Bataille des nations à Leipzig où les « nations européennes » défont « l’empire européen » représenté par Napoléon ; Dantzig est la ville annexée par les Allemands en 1939 quand ils déclenchent la Deuxième Guerre mondiale. Donc Nicolas Ilitch raconte qu’un juif « petit, maigrichon, grêlé, roux » qui procurait aux militaires « alcool, provisions de bouche et toutes sortes de babioles » lui propose une femme pour une nuit lorsqu’il apprend  que Nicolas a gagné énormément d’argent aux cartes — comment a-t-il pu l’apprendre ? Question crétine : les Juifs savent tout, quand il s’agit d’argent ! Hitschel, le Juif, conduit dans la tente de l’officier russe une jeune femme belle et rétive, mais il ne veut pas déguerpir, ce qui, pour une âme non perverse, une simple âme russe comme celle de notre Nicolas, n’est pas tellement excitant. Il veut encore de l’argent, le Juif. C’est Nicolas qui parle : « Je tirai de ma malle une poignée de tchervonets, le lui fourrai dans la main et le poussai dehors. » La jeune fille aussi ramasse de l’argent, mais sans rien lui concéder. Nicolas, entiché, veut la revoir. Elle revient mais cette fois aussi… Cette fois elle pleure continuellement. C’est encore Nicolas qui parle : « J’en eus le cœur tout retourné […] " Hirschel, lui dis-je, voici l’argent promis. Emmène Sarah ". » Quelques lignes après, Nicolas, lorsque ses soldats battent la campagne, sauve le canard et les poules de la mère de Sarah, mais il ne réussira pas à sauver son père quand celui-ci espionne pour les Français : son père qui n’est rien d’autre que Hitschel. Le Juif a peur. L’imminence de la Mort lui fait perdre toute dignité — s’il en a jamais eu — et il exprime sa peur « par des gesticulations, des cris et des bonds si étranges et si grotesques que nous sourions tous involontairement ».

 

Je vais et je veux rester au premier niveau, le bon dans ce cas-ci. Cette nouvelle, gracieuse comme une tulipe blanche, est noire de racisme comme une vielle blatte sourde. Pas de meilleur commentaire que celui de Mérimée, qui, à propos de cette nouvelle où un juif pour faire de l’argent devient l’entremetteur de sa fille, parle d’une juste « analyse de la race juive ».

 

27 février 2001. Malentendus. Une question adressée à Nietzsche et à tous ceux qui, comme lui, retiennent que la philosophie n’est pas une nécessité, ni un soutien, ni un médicament, ni un apaisement, ni un détachement de soi : si la philosophie est « un malentendu à propos du corps » (comment ne pas être d’accord ?) qu’est-ce que la religion ? Un malentendu à propos du pouvoir ? Et la psychanalyse ? Un malentendu à propos de l’amitié, de cela je suis sûr.

 

Ma fille. Attention ! ma fille. Fais attention aux malins tendus.

 

Possessifs. Il vogue loin, Nietzsche ! Loin des eaux basses de la famille psychanalytique barbotant dans les mots, quand il parle de vertus inconscientes. « Des vertus inconscientes ? Quoi ? C’est quoi ça ? », s’étonnent-ils. Oui, des vertus inconscientes : mon zèle, ton orgueil, sa perspicacité. Mon, ton, sa : ce qui compte. Seuls des possessifs. Il vogue loin, Nietzsche ! Loin des barres des prisons psychanalytiques où tu te recroquevilles à la chaleur des maux. Il vogue parmi les adorateurs des formes. Loin de la profondeur des gynocides et coranolâtres du proche Afghanistan.

 

Vérité. Pourquoi en veux-je aux médiocres ? Parce qu’ils souillent les belles choses. Et s’ils y sont bien ? Tu as raison. Laissons les cochons se vautrer dans la vérité. Passons outre sans être outré. Passons vraiment outre. La vulgarité a les mêmes droits que le raffinement, même plus, s’il est licite de parler de droits à ce propos. Passons outre car on ne voit que ce qu’on est.

 

Vérité encore. Qu’il n’existe pas de vérité c’est encore plus vrai qu’on ne le pense. Même les petites vérités, celles qui sont les plus vraies, les plus dangereuses, les plus chatouilleuses, n’existent pas. La vérité est la condamnation à mort que les tribunaux de l’État et de la religion infligent à la vie.

 

28 février 2001 Hemingway avait disparu de mon horizon depuis des dizaines d’années. Il revint quand je lus que le réchauffement de la planète causait la fonte des neiges du Kilimandjaro. Trent-cinq ans d’oubli, et pourtant Hemingway avait été mon grand amour de jeunesse. Je l’avais laissé pour Faulkner et Joyce et probablement je ne l’avais plus relu par un snobisme culturel très enfantin. J’avais honte de m’être entiché de cette écriture claire et presque journalistique, de ces dialogues simples et trop bien coupés, de ces histoires un peu trop romantiques, de ce réalisme un peu trop fin XIXe. Il m’était arrivé, quelquefois, de parler de Pour qui sonne le glas mais toujours dans le cadre de conversations politiques plutôt que littéraires. Le Hemingway romancier, pour moi, était mort. Et s’il m’est arrivé de parler de la « scène du sac de couchage », c’était parce que cette scène était pour moi mythique et n’appartenait plus à Hemingway, ni à la littérature. Ce qui est certain, c’est que je n’avais plus pensé à Là-haut dans le Michigan même si cette nouvelle m’avait terriblement marqué. Je l’avais lue la première fois, à quinze ans, en 1963. Je m’en souviens très bien car c’était l’année de l’assassinat de Kennedy et, quand, dans le train qui m’amenait à Sondrio, Claudio annonça la nouvelle du meurtre je m’agitais pour convaincre Mauro qu’il fallait absolument qu’il la lise. « C’est la chose plus bandante que j’aie jamais lu. » Trente-huit ans après, je décidai donc de faire une expérience : essayer de me souvenir de la nouvelle et la lire ensuite pour voir quels tours m’avait joué ma mémoire.

 

Un petit village… une fille très jeune… un jeune homme timide et travailleur… une cloison de planches… il la déshabille… ils font l’amour sous le soleil… elle est follement amoureuse… il la caresse partout… elle se met sur lui… elle pleure en venant

 

Le village est en effet petit : Horton’s Bay, le village, comptait en tout cinq maisons sur la grand-route de Boyne City à Charlevoix et Liz était une jeune fille qui avait de jolies jambes et portait toujours des tabliers de cotonnade. Jim, le jeune homme, était venu du Canada […] était un petit homme noir, avec de grandes moustaches et des mains énormes et plutôt silencieux et indifférent que timide. Il n’y a aucune cloison de bois, mais l’entrepôt de la baie ; Jim ne l’a pas déshabillée mais il avait soulevé sa robe et ce n’était pas sous le soleil mais dans une nuit sans lune qu’ils font ce que tu sais bien qu’il faille qu’on fasse, comme lui dit Jim. Elle en effet pensait tout le temps à Jim Gilmore qui ne la caresse pas partout et elle ne se met pas sur lui car, comme on peut lire à page 69[2] Avec peine, elle se dégagea de dessous lui et elle pleure mais certainement pas en venant mais plutôt parce qu’il dormait après.

 

Qu’avait-elle de si érotique ? Pourquoi la lus-je et la relus-je ? Que cherchais-je ? Ce que je cherche, sans doute.

 

Premier mars 2001. Écrire. Comme toute activité, l’écriture devient vulgaire dès que le vulgus peut l’exercer. Quand la fille d’un bûcheron, d’un maçon ou d’un technicien écrit, on va chercher plus loin. Mais où ? Dans une écriture excessivement écrite comme Mallarmé ou le dernier Joyce ? Dans une écriture envahissante et sans pudeur comme Proust ou Sollers ? Dans le silence ? Dans l’attente qu’ils cessent d’écrire et de lire, afin que l’écriture redevienne noble. Dans mille ans. Ceux qui ont quelque chose à redire savent attendre et ils seront là.

 

2 mars 2001. Gozzano. Cinq heures du matin. La cafetière est déjà à sa place. Je tisonne la braise sans beaucoup de conviction. Le feu ne prend pas. Je sors chercher une bûche. Je la croise sur celle à moitié mordue qui ne veut pas s’allumer. Je prends le cahier économique du New York Times. Voouuuuf. Parfait. Le café est prêt. J’y trempe une madeleine qui en absorbe la moitié avant de fuir mes doigts et de s’affaisser. J’avale devant le rayon des poésies ma bouillie noire. Montale ? Non, je ne suis pas assez vif, ce matin. Ovide ? pas encore lui ! Goethe ? non… Gozzano ? Pourquoi pas ? Je m’installe pour compulser les Poesie devant une flamme qui, après l’exaltation initiale, est tombée à sa vitesse de croisière. La différence : Oh, canard, ma simple sœur, tu enseignes que la Mort n’existe pas : seuls meurent ceux qui y pensent… Les deux routes : Elle s’éloigna. La route, comme un ruban subtil d’albâtre, descendait dans la vallée… L’absence : Étonné de quoi ? Des choses… Le bon compagnon : Non, ce ne fut pas l’amour, non. Nos sens curieux, nés pour le culte des rêves […] Ne lie amour trempes semblables… Signorina Felicita ? J’avais oublié qu’il était de Gozzano, ce long hommage, teinté d’un faux regret, à une signorina[3] (mademoiselle) prisonnière d’une religion, d’une classe, d’une culture, d’un village, d’une maison et d’un père comme il était normal de l’être au début du XXe siècle en Italie, et non seulement.

 

Tu couds le lin, chantes et penses à moi,

À l’avocat qui ne revient ?

Et l’avocat est ici : il pense à toi

(…)

Tu es presque laide, loin des bicheries

Dans tes robes quasi campagnardes,

Mais ton visage est bon et casanier,

Tes beaux cheveux couleur de l’or

(…)

Oh ! Cette vie stérile, de rêve !

Mieux une vie rude concrète

Du bon marchant pris par l’argent,

Mieux aller fouettés par le besoin,

Mais vivre la vie ! J’ai honte,

Oui j’ai honte d’être poète !

 

Tu ne rimes point. Tu cous des chemises

Pour ton père. T’as fait ta troisième,

On t’a dit que la terre est ronde,

Mais tu ne crois pas… Tu ne rumines pas Nietzsche…

Tu me plais. Tu me rendrais plus heureux

Qu’une intellectuelle plaignarde…

 

L’avocat et la fille du marchand, dans une petite ville de campagne, entourés de pharmaciens, médecins et curés. La paix. Et les paysans ? Ils se préparent à mourir dans les tranchés à côté d’un avocat qui lit Nietzsche, tandis que leurs femmes pondent une ouvrière qui pondra un avocat qui ne lira point Nietzsche. Comme celle qui était presque belle et presque débile. Pauvre demoiselle du début du siècle, pauvre avocat de la fin du siècle.

 

3 mars 2001 Contraire. Ne me dis pas le contraire ! Comment puis-je, si je ne connais pas l’endroit ?

 

Creuser. À quoi bon creuser ? La terre que tu sors recouvrira les fleurs. Creuse seulement si tu veux t’enterrer. Tout approfondissement est mort pour les bien portants et illusion pour les débiles.

 

4 mars 2001 Praecox. Je vous accorde qu’il n’y a pas de pire rapport que celui entre un ejaculator praecox et une lesbienne. Mais je vous interdis de faire allusion à Freud et Lou Salomé !

 

Le fils. Freud qui écrit à Lou Salomé que son fils a une passion pour Rilke, ça donnerait du fil à retordre même à un vieux briscard comme Lacan.

 

Mauvais signe. Toutes les religions peuvent arriver — ou sont déjà arrivées — aux mêmes « extrêmes » que les Talibans. L’extrême du religieux c’est sa norme et l’extrême caché cache le pire. Lou Salomé à Freud « le fait de devenir religieux [est] un mauvais signe que quelque chose ne va pas. » Et quand ça ne va pas on fait du n’importe quoi, n’est-ce pas ?

 

Mémoire courte. Lou, à Freud, à propos des femmes: « leur esprit est sexe et leur sexe esprit ». Elle en sait long, comme le sage Viennois. Presque comme son autre ami, le fou, celui qu’elle ne sait pas si elle l’a embrassé. Elle en sait long mais elle a la mémoire courte.

 



[1] Je me hasarde à avancer l’hypothèse que « honnête et bon » a été ajouté par le censeur !

[2] Ernest Hemingway, Œuvres I, Pléiade, 1966.

[3] « Signorina — quel vilain mot », écrivit Gozzano à une amie.