Premier
janvier 2001 Creux. Parfois
j’en veux aux « grands » hommes de parole. Je leur en veux parce
qu’ils permettent à des masses de rachitiques de se gonfler les pectoraux et de
faire peur aux âmes simples comme la mienne ou celle de certains de mes copains
et beaucoup de mes copines. Les Heidegger ou les Nietzsche, les Wittgenstein ou
les Derrida, les Joyce ou les Mallarmé, tracent de nouveaux sentiers dans la
forêt indécente de l’humanité… Oui, si j’enlève cet arbre-là, on n’aura pas
besoin de passer à côté du ravin : « passe-moi la tronçonneuse de
Saint-Thomas »…. Ici je pourrais creuser entre ces deux roches pour
arriver au pic du midi, une mine devrait suffire… C’est dommage de traverser
cette clairière je vais faire un détour par la côte… Un pont serait parfait ici…
Ils nous donnent plein de choix. Nous avons même le choix de tracer de nouveaux
sentiers si nous en avons l’envie et la force.
Si on n’est pas de grands défricheurs on peut
se contenter de se promener, de regarder le paysage et d’admirer les travaux de
nos prédécesseurs. Mais. Mais il y a aussi les Creux — je les appelle
Creux par économie d’écriture et, si vous continuez à me suivre dans mon
allégorie, vous verrez pourquoi. Donc les Creux se promènent sur les sentiers,
parfois fraîchement creusés, comme vous et comme moi, mais… Mais, les Creux ne
se contentent pas de flâner et de nettoyer le sentier tout en marchant :
avec l’air très concentré, propre aux grands ou aux débiles, ils cherchent une
branche cassée que le vent de la nuit a fait tomber ou un caillou que la pluie
a abandonné ou une bouteille vide que des fêtards ont oubliée… quand ils ont
trouvé leur butin au lieu de faire simplement ce que vous auriez fait (déplacer
la branche sur le bord, donner un coup de pied au caillou, ramasser la
bouteille), ils prennent la posture regardez-moi-faire du gorilla gorilla
et ils font des danses et ils crient et ils déclament et ils disent au monde la
portée de leur découverte, l’importance de leur pensée… Si je n’avais pas
déplacé cette branche les gens auraient pu se blesser… à quoi sert un sentier
sale ? C’est bien plus important d’enlever les branches que de creuser des
sentiers qui polluent le paysage… il faut écouter les traces du passé… Mais
contrairement à ce qu’ils disent, ils n’écoutent rien. Ils se regardent faire
semblant d’écouter. Il y a même ceux qui ne font même pas l’effort de déplacer
un caillou et qui restent assis pour déplacer quelques aiguilles de sapin avec
la pointe de leur bâton. Ils n’écoutent pas les fourmis avec les oreilles de
leurs yeux, ils se contentent de regarder la pointe de leur bourdon. Ils ne
pourront jamais être des fourmis, jamais être assez grands pour construire des
cathédrales d’aiguilles. Ils n’ont pas la grandeur de Proust qui des fourmis
comprit la force, ou de Walser qui avec des feuilles construisit des cabanes…
Les Creux se prennent pour d’autres. Surtout pour d’autres qu’ils ne
connaissant pas sinon dans les formules vides qu’ils ont su extraire de leurs
textes. Et alors ? Est-ce ton problème ? Eux aussi ont droit à la
vie ! Bien sûr. Ils ont même le droit à la parole, comme moi. Comme tous.
Et j’oppose ma parole à la leur. Je l’oppose avec un seul espoir : que ma langue ne soit pas une langue de bois comme la
leur. Comme leur langue de bois creux[1].
Action. Souvent j’en veux aussi aux grands hommes d’action.
Mais ça c’est une autre histoire. Beaucoup moins simple.
2
janvier 2001 Se taire. Quelque
part dans les annales il y a écrit « De ce qu’on connaît, il faut se
taire ». J’aimerais y faire une légère modification (histoire de commencer
le millénaire, qui sera très long, avec le bon pied — celui de l’espoir) :
De ce que l’on connaît, il faut savoir se taire
Je relis : de ce que l’on connaît, il faut savoir se taire. Il y a quelque chose qui ne va pas. Trop sage. Trop jeune engagée-sérieuse-modérée. Autre tentative : De ce que l’on connaît, on peut se taire. Fade. Une autre encore : De ce que l’on connaît, on veut se taire. Trop tirée par les cheveux. Trop littéraire comme dirait une jeune engagée-sérieuse-modérée. Non. Une dernière ? De ce que l’on veut connaître, il faut pouvoir se taire. Trop complexe. Comme d’habitude la première idée est la meilleure :
De ce que l’on connaît, il faut se taire
3 janvier 2001 FF. Il y a des films qu’il ne faut pas voir (et ils sont en majorité), d’autres qu’on peut voir une fois et d’autres encore qu’on doit regarder au moins deux fois — comme le dernier Kubrick. La première fois, je fus passablement déçu. Je disais, à droite et à gauche, que Kubrick avait fait une erreur impardonnable en le situant dans le New York moderne et que le réalisateur de Barry Lyndon aurait dû baigner ces corps dans la Vienne d’il y a cent ans. Aujourd’hui j’en suis moins sûr. Je l’ai trop aimé. Je l’ai aimé au-delà de la perfection des images, de l’emploi si efficace des couleurs (la première fois je n’avais pas vu ces bleus : puits de lumière, de froideur et de pureté), de la maîtrise de la nuit dont la présence adoucit, humanise et salit les vicissitudes, de la confusion subtile entre réel et songe qui en est le sel, de ce concentré de New York qui ne permet pas de lâcher, de ce rite où images et musique disent tout haut l’inutilité de la parole, de ces scènes de séduction naïves comme toute séduction, de ce dialogue de stones qui redit l’imperméabilité des sexes. A faking fuck. Au-delà de tout. Au-delà de tout j’ai aimé ces pieds qui se bagarrent avec la petite culotte dans le rêve de l’homme qui re-rêve le rêve de la femme, ces pieds et ces jambes sans visage pressés d’y être, ces visages sans jambes et sans cul qui y sont, ce tiroir de la morgue avec un corps splendide qui ne peut pas être mort. It’s a fake, il lui dira dans une discussion sans bavures autour du billard. J’ai adoré sa perception de la jalousie qui ne connaît que détails et fake. A fucking fake. J’ai aimé ce film Goethien, ce film freudien, ce film qui du réel et du rêve fait une pâte pour modeler les âmes, ce film où le sexe détruit, unit, fait vivre ou survivre ou vivoter ou crever. J’ai aimé ce final inattendu où elle a le dernier mot, le mot après lequel les mots se reposent :
— On a besoin d’une chose, le plus tôt possible…we
must fuck.
4
janvier 2001 FF. Ça faisait très longtemps que je voulais le voir. On
m’en avait parlé comme du film érotique au féminin. Je l’ai loué. Je
l’ai regardé. Je l’ai passablement aimé. Passablement, parce qu’après un début
formidable le film se normalise et devient masculin. Dans les premières scènes,
derrière chaque prise de vue, derrière chaque mouvement de la protagoniste,
dans le rythme des phrases on perçoit des mains féminines : subtiles,
prévenantes, coquettes, ironiques, pénétrantes ; un regard que je ne me souviens
pas d’avoir vu dans d’autres films. Voilà l’érotisme au féminin que je me dis
et pas un film de foutre faux. Sa jupe n’est pas bien repassée, ni trop
longue ni trop courte. Une jupe normale d’une honnête femme, qui comme le
personnage du dernier Kubrick, a besoin… foutre[2].
Elle a foutrement besoin de foutre, de se faire foutre, du foutre de l’autre,
de son foutre, elle est une honnête femme et non un morceau de viande pour des
cochons roses ni un vase d’intelligence pour des secs rapaces. Elle aime son
mec mais son mec ne peut pas la baiser et en bon honnête mec il fait semblent
qu’il ne veut pas. Elle a besoin de se faire défoncer qu’elle dit. Elle se fait
prendre brutalement sur un escalier, mais la brute est trop brute. Il n’a pas
la classe du sadique qui l’enchaîne et la dévore avec ses propres fantasmes. Il
— son amour — la pénètre comme un flocon de neige pénètre une coulée de lave.
Elle, elle échoue enceinte. Elle, pour qui un baiser est plus obscène que
n’importe quel baiser, rêve de bites et de trous, de trous et de bites. Pas un
film de faux foutre. Elle honnête femme rêve comme un honnête homme. Il — son
amour — dort, elle ouvre le gaz, va à la clinique, jette dans la vie une vie.
Le cri de l’enfant cache le bruit de l’explosion. Il — son amour — est mort. Il
— son enfant — est né. Il s’agit, bien sûr, de Romance de Catherine
Breillat.
5
janvier 2001 Experts. Quand un sourire ironique répond à votre tentative de montrer que
Ducharme et Sollers, Heidegger et Adorno, Nietzsche et Lénine, Jésus et Sade,
etc. ont énormément de points en
commun, ne vous en faites pas. Et si on ajoute : « La seule chose en
commun, c’est que tu les aimes », vous devriez vous réjouir car ils vous
donnent raison sans le savoir. Par contre, quand vous lisez des comparaisons entre
des auteurs faites sérieusement, selon tous les canons de la scientificité du
moment; quand on voit l’expert du domaine trouver, avec une finesse extrême des
points communs qui excitent l’intelligence (je ne l’avais pas vu et pourtant…)
ou quand vous entendez des gourous des médias dire nonchalamment que… vous
devriez peindre sur vos lèvres un court sourire ironique du type « J’en ai
vu d’autres ». Ne vous faites pas avoir. Mais retournons au premier
sourire : ce petit sourire en coin, qui, de manière paternaliste, semble
vouloir protéger ce « petit animal qui aime tout, en partant de ses
excitations du moment », ce petit sourire n’a sans doute pas compris que
« cet amour qui unifie » n’est pas quelque chose de subjectif, de
volontariste, de farfelu, etc. Celui qui aime est inséré chair et os dans le
monde et ce qu’il voit ne relève pas de l’arbitraire mais du social et du
naturel qui a pris corps en lui. Ce naturel est infiniment plus fort que
l’exercice de l’expert (qui n’arrivera à la même conclusion que quand des
millions d’idées de ce genre seront dans l’air). L’expert, par définition
(c’est-à-dire à cause de la prudence qui le fait expert) ne trouvera jamais de
nouveautés. C’est tellement normal de s’exciter (intellectuellement) en lisant
Heidegger et ses défenses du passé et de la contemplation et en même temps
aimer l’apologie de l’action (et du futur) de Bloch; d’aimer l’éternel retour
du même et l’utopie du socialisme…
6
janvier 2001 Livres et histoire. « Les
livres d’histoire doivent éduquer les jeunes à vivre en paix », a déclaré
à CBC une historienne norvégienne à propos de l’enseignement de l’histoire en
Palestine et en Israël. Ça dépend à quel prix, chère madame. Comment croire que
les livres des deux pays puissent raconter les mêmes histoires si même les
histoires des livres de leurs Dieux sont différentes ?
Chiens. Taiwan est bien plus civilisée que la Chine
(continentale). Dans cette île de la Chine (c’est une manière de dire) la vente
et la consommation de viande de chien ont été déclarées illégales. Qu’est-ce
qu’ils ne feraient pas pour se différencier de la Chine !
7
janvier 2001 Bon chrétien Il y a de
bonnes chances que le chef du département de la justice des États Unis soit
John Ashcroft. Pourquoi ? Ce n’est pas parce qu’il est le grand champion
des droits des « enfants pas encore nés », que Bush risque de le
choisir. Ni parce que les fabricants d’armes l’appuient. Ni parce que sur la
peine de mort il pense comme le président. Ce n’est pas parce que, contre une
moyenne de 3 144 $ donnés par des fondations religieuses aux 27
candidats au sénat hyper-conservateurs, il en reçu 23 577. Non. C’est
parce qu’il est l’homme intègre, l’homme de religion, le très bon chrétien dont
Bush aura besoin pour combattre, à coup de justice, la pourriture sociale.
Vrai
Chrétien. Finalement un homme d’État
canadien qui a le courage de faire une déclaration pro Russe. Jean Chrétien,
devant Poutine, à propos du plan de défense (sic !) militaire
américain : « la stabilité qui existe ne doit pas être sapée par le
plan des Américains ». Après le réchauffage avec Chrétien, Poutine a
rencontré le chancelier allemand Schröder, sur les gros problèmes de gros
sous : les Russes doivent 20 milliards de Dollars aux Allemands.
Russe ? Allemands ? Lesquels ? Ah peuples, que de conneries en
votre nom ! Mieux vaudrait disparaître, n’est-ce pas ?
Sainte
Alliance. « L’église épiscopale
et l’église luthérienne évangélique ont décidé de s’allier et de s’échanger (…)
les membres du clergé[3]. »
Un jour ils pourront s’allier même aux catholiques ! Mais, à moins d’une
réforme radicale de la politique des prépuces, une alliance avec les Juifs et
les Musulmans est impossible. Ce n’est pas pour demain la fin des guerres de
religion.
Doute. J’ai toujours été un inconditionnel de Toscani. J’ai
lu qu’il prépare une série d’émissions sur les trois religions monothéistes. Je
trouve que c’est bien trouvé. Mais j’ai un doute. Ce roi des iconoclastes
serait bien capable de défendre le monothéisme après s’être entraîné en
publiant un livre sur la merde. On verra.
[1] Les creux ne sont pas des pamplemousses, même si les deux font partie de la catégorie des sphères molles.
[2] Gentille lectrice, charmant lecteur, pardonnez-moi ce manque de respect de la vérité. J’aurais dû écrire « baiser », mais, j’ai besoin de foutre pour continuer avec mon FF.
[3] New York Times du 7 janvier.