15 janvier 2001 Riz et réalité. J’ai toujours aimé les personnes directes et franches, surtout quand elles parlent de religion. Comme Ravi Zacharias, un preacher protestant d’origine indienne qui, comme tout vrai croyant est contre toute forme de pluralisme car « la réponse du pluralisme est trop superficielle ». En bon intégriste il est pour la profondeur et, sans beaucoup de détours, il écrit qu’il y a une seule vraie religion, un seul vrai Dieu et qu’il n’y a pas de doutes que Jésus Christ est « la voie, la vérité et la vie ». Ce n’était pas facile de trouver Jésus parmi les « 330 millions de dieux » qui sillonnent l’Inde ! C’est comme tirer un pet d’un âne mort[1], à moins qu’on ne soit si « affamé de réalité » qu’on découvre que « la réalité se trouve en Jésus ». Et les centaines de millions d’indiens affamés de riz ? Trouvent-ils le riz dans leurs 330 millions de dieux ? Nous en doutons. Nous qui ne sommes pas religieux, nous qui mettons en doute même les paroles absentes de Joseph Kabila, nous qui avons douté des serments de Clinton, nous nous demandons si les prix du riz et de la réalité, dans les magasins des dieux, sont vraiment honnêtes.

 

16 janvier 2001  Dialogue quasi imaginaire.

    J’en peux plus ! Tous les jours je lis quelque chose sur les intégristes qui me donne envie de leur tirer dessus.

    Tu te fais avoir par les journaux américains. Personnellement je crois qu’on en parle trop et mal. Qui souligne que les américains ont financé les Talibans quand ça faisait leur affaire ? Pratiquement personne. Mais c’est plus général que cela, les intégrismes sont une réaction à la violence de la modernisation. Même les intégristes protestants Américains sont trop méprisés par les intellectuels « libéraux » qui ont perdu le sens des traditions.

    Certes, si personne n’en parlait, je ne m’irriterais pas. Je fais probablement partie des intellectuels sans traditions, mais, j’ai l’impression que des intégristes comme les Talibans, avec leurs atrocités…

    Et les atrocités de l’Occident…

    Après. Les atrocités n’ont pas de signe. Elles sont toutes négatives donc elles ne peuvent pas s’annuler. Le Nazisme n’annule pas les Talibans, les sionistes n’annulent pas les intégristes Saoudiens, même chose pour la guerre au Vietnam et la guerre de l’Irak…

    Il y a aussi des « atrocités » plus subtiles, comme la réorientation des prêts de l’Occident et les difficultés de remboursement de la dette et ça après que, dans les années soixante, on ait pompé certaines économies du tiers monde…

    J’espère que l’intégrisme n’est pas la seule forme de lutte au capitalisme ! Et puis les riche Saoudiens qui financent les écoles de pays comme l’Albanie si  les veuves portent le voile sont autant capitalistes que les Américains…

    Oui, mais le fait est qu’actuellement « intégrisme » est presque synonyme d’intégrisme islamique. Et toi-même tu es en train de le montrer.

    On a un certain nombre de raisons de le penser…

    Là je ne suis plus d’accord. C’est seulement parce que c’est plus spectaculaire couper une main que faire une injection létale dans une prison aseptisée de l’Arizona…

    On est d’accord. La peine de mort est inhumaine, peu importe la méthode employée. Je suis d’accord mais ce n’est pas là le problème. Ces fous furieux se prennent par les interprètes de la parole de Dieu ! Croient que quatre signes gribouillés par des hommes plus ou moins exaltés…

    Ce sont les livres qui fondent notre humanité…

    Et notre inhumanité.

    Facile.

    Vrai. Mais ce n’est pas seulement cela. C’est que dans les livres plus ou moins sacrés on peut trouver des traces légères ou des trous noirs. Malheureusement les traces permettent d’écrire des thèses, les trous nous engloutissent…

    J’ose espérer qu’un jour les traces nous permettront de mieux vivre en remémorant le passé et que les trous seront remplis d’amour.

    Inch Allah ou Amen. Comme tu préfères.

 

17 janvier 2001 Saint Martin et Hegel. Je me suis aperçu d’avoir changé mon fusil d’épaule, quand la viscosité et le sens de l’auto-publicité de Saint Martin ont commencé à me faire écumer comme un verrat. Il fut un temps où je trouvais admirable l’histoire du manteau[2], mais maintenant ce Martin « qui a montré la voie aux missionnaires des générations suivantes », « ce mystique [qui] est aussi un homme d’action[3] », cet exemple vivant d’exaltation religieuse (pratiquement la seule forme d’exaltation dangereuse), m’a fait perdre le peu de confiance dans le catholicisme que les papes enculeurs de la Renaissance m’avaient donnée. Dans sa folie dangereusement pure, lorsque il est militaire, ce Hegelien ante litteram, comme écrit Sulpice Sévère : « Se contentait simplement de la compagnie d’un seul esclave, et pourtant, renversant les rôles, il le servait, lui son maître, tant et si bien qu’en général c’était lui qui lui retirait ses chaussures, lui encore qui le nettoyait. »

 

18 janvier 2001 Style. Dans leur entourage, il y a un style qu’il ne faut pas avoir, des choses qu’il ne faut pas aimer, faire et, surtout, dire. Les choses qu’ils n’aiment pas ne sont pas mauvaises « en soi » mais à cause du style qui les fait vivre : les choses ne comptent pas. La seule chose qui est importante — et qui, à vrai dire, n’est pas une chose ! — c’est le style. Là-dessus, ils sont catégoriques. C’est leur seule croyance forte car, pour le reste, ils sont nuancés et conciliants. Ils aiment les demi-teintes et les manières discrètes, ils ont l’habitude de parler à mi-voix et quand le ton s’élève, quand une idée est proférée avec un peu trop d’assurance ou quand une personne, pas très à l’aise dans leurs tonalités de gris, tombe dans la fosse aux contrastes, leur pouce n’indique jamais le sol (il ne se dresse pas non plus vers les étoiles. Il reste horizontal, sans doute pour évoquer la difficulté de juger, même sur ce qui leur tient le plus à cœur. Ils ont de la classe.) Dans les moments critiques, seule du regard pruiné se détache une fine poussière suggérant la vanité des critiques arrêtées : pas besoin de lever la voix, même pas d’un demi-ton. Pas besoin de voix. Ils font partie des âmes qui honnissent à tel point les positions fermes que les nuances mêmes doivent être assouplies avec nuance. Ce qui ne veut pas dire qu’ils utilisent les nuances pour cacher la confusion des idées ! Ils aiment les détails dans les nuances et les nuances dans les détails — ce qui n’est pas à la portée de tous. Imaginez donc l’effet qu’a dû faire ma copine Lara quand, en bonne américaine passée sans solution de continuité du fondamentalisme protestant à celui féministe, a affirmé, avec un ton de voix un peu trop assuré et un nombre de décibels de discothèque : « Je n’ai aucun doute que les femmes sont supérieures aux hommes. » Imaginez la tronche de ces gens qui peuvent passer des soirées à discuter des différences sémantiques entre « connin » et « connil » et qui se retrouvent avec une butch américaine qui parle d’Allah à la messe et, pas assez fine pour comprendre le malaise qu’elle crée, continue, sans baisser d’intensité et en fixant de manière ostentatoire Marie-Andrée : « Dans des cas pareils seuls des ass holes… » Il y en aurait eu à suffisance pour déclencher une bataille, mais, cohérents avec leurs principes de tolérance urbaine — parfois méprisante mais jamais tranchée — ils ne dégainèrent pas leurs âmes blanches. Après que Lara, avec une assurance frôlant la jactance, eut lancé le mot « aura », Georges ou Marcel (je ne sais plus lequel), prenant bien sa bisque, s’enquit si Benjamin n’avait pas, par hasard, écrit un essai assez criard, « je crois en 1916, quand il avait vingt-quatre ans, car il est né, si je me souviens bien, le quinze juillet 1892 à Berlin, la même année où Hamsun, qu’il appelle maître des héros fainéants, publia Mystères », sur la puissance des femmes. Lara, à qui cette interruption permit de reprendre son souffle, après avoir prié que Marie-Andrée tombe comme une figue mûre, se lança dans une tirade encore plus dogmatique. Elle nomma un manipule de femmes dont les œuvres avaient été violées par des ass holes, comme Tolstoi, ou Joyce et, à propos de Benjamin, « il est important de souligner que personne n’ose dire que, dans son essai sur Walser, il ne se gêne pas de voler le concept de convalescence à Margaret T. Farbroch sans la citer. » Impossible de l’arrêter. Un après l’autre, ils filèrent à l’anglaise. Quand même Marie-Andrée, la plus patiente du groupe, se leva, je proposai un toast et une lecture à haute voix de l’essai de Benjamin. « A good idea, mais tu risques d’ennuyer Marie-Andrée ». « Pas du tout », répondit cette dernière qui essayait, sans trop de succès, de noyer le effluves du travail dans l’alcool. Je lus mal et vite le court essai sur Walser.

    Un peu de lemoncello ?

    What’s lemoncello ?

    Un jus de citrons qui ont poussé dans l’alcool.

    A stupid joke, as usual.

    Oui, moi j’en prends. Goûte-le, il est très bon, il est fait à la maison, dit Marie-Andrée en lui passant sa tasse à café.

La voix profonde, sérieuse et ralentie par le vin de Marie-Andrée ramassa les concepts que Lara avait éparpillés dans la maison et en fit une synthèse fort saccadée : « Il ne s’agit pas d’une supériorité scientifiquement démontrée ou démontrable… le mot « supériorité » est tellement riche de… de… de significations que la science ‘dure’ ne peut qu’arriver après coup pour justifier ce qui était déjà dans l’air… pas trop… j’ai trop bu… l’autonomie du culturel n’est jamais complète et penser à une culture qui n’est pas influencée par le biologique me semble être de la foutaise… Surtout ne pas de dire que la femme est supérieure moralement… chasteté, amour maternel, des inventions romantiques…tout se joue autour des différences sexuelles entre hommes et femmes et de la maternité… la technique a féminisé la société… c’est simple… la vie ne dépend plus des valeurs machos… la technique a diminué l’importance de la force physique et du raisonnement logique que les machines prennent en charge… quoi qu’on en dise, elle libère du temps de travail… j’en ai marre de travailler comme une bête… y a-t-il encore un peu de rouge ? merci… et ce temps peut être pris par le plaisir… surtout sexuel…là où la supériorité des femmes ne fait pas de doutes… la maternité nuit à la carrière… je m’en fous de la carrière… j’ai trente ans et je n’ai pas d’enfants, pas d’amis[4]… et avec la thèse je me torche… il faut être belle… même les hommes maintenant doivent être beaux… physiquement… toutes belles, tous beaux et tous seuls…comment dit-il, ce con de Demonc ? s’atouer ? non… s’atourner…oui, s’atourner… nous sommes toutes et tous atournés… et pouponnées… Tu sais Lara… je crois que you are right… on est seul ».

Je pris mon manteau et je les laissai seules.

 

19 janvier 2001 2 x 2 = . Wittgenstein : « Il est notoire qu’à l’école, les enfants apprennent que 2 x 2 = 4, mais pas que 2 = 2 » Est-il vrai que 2 = ? ou que 2 = deux ? ou que 2= II ?

 

20 janvier 2001 Mercure et Jackson. Dans les anciens temps, quand les dieux se promenaient parmi les femmes pour profiter de leur beauté, Mercure et Apollon virent Chioné, jeune fille de quatorze ans, « douée de la plus grande beauté ». Mercure, très impatient, l’endort « avec sa baguette qui provoque le sommeil » et elle « subit les violentes approches du dieu ». Quelques minutes ou quelques heures plus tard[5] Apollon « goûte à son tour au plaisir[6] » et deux enfants vont naître. Elle se vante avec ses copines. Ouaouuuu ! Chanceuse ! Elle se monte la tête et ose dire qu’elle est plus belle et plus importante que Diane qui, comme on peut très bien imaginer, ne le prend pas très bien et décide de la punir. Comme un juge Afghan quelconque, avec une flèche « elle va percer la langue coupable ». Autre temps, autres lieux, autres mœurs ! Aux États-Unis ce n’est pas pareil. On n’est ni dieux ni barbares et les fillettes ont de plus petites attentes. Ça leur suffit d’un Jessie Jackson quelconque qui les schtroumfe après les avoir excitées avec un sermon sur l’égalité et la justice et d’un Ovide-journaliste pour la gloire d’un jour.

 

21 janvier 2001 Jenna. Que les journalistes soient des cruches sans anse, je le savais depuis ma plus tendre enfance, mais je dois confesser que leur myopie m’a dernièrement fort affecté. Leurs commentaires sur Bush ont encore réussi à m’étonner. Ils font un tas d’histoires sur le fait qu’il est fils d’un ex-président et les plus malins et engagés arrivent même à suggérer que la démocratie n’a pas tellement changé les manières de passer le sceptre. Que, en même temps, le petit Joseph Kabila remplace son lourdaud de père, leur donne la possibilité de faire de l’ironie facile. Et pourtant tout est si simple. Le mandat de Bush fils n’est d’aucune importance. Un zéro historique, si ce n’était pas qu’il est un pont vers le mandat de Jenna. Jenna Bush, cette fille qui connaît par cœur l’évangile selon Marc, qui a été capable de dessiner une carte du monde avec tous les États[7], qui… qui… la liste de ses exploits est si longue que John Willies l’a nommée l’Héraclès du troisième millénaire. Jenna qui, dès l’âge de deux ans, fut entraînée par son père W. à pratiquer des injections létales à ses poupées noires, est déjà prête pour devenir la première femme présidente des États Unis. Selon papi Bush elle serait bien plus à la hauteur que son père (c’est-à-dire son fils), mais les Américains ne semblent pas encore prêts à avoir une jeune fille intelligente, cultivée, courageuse et fougueuse for president. Ce que papi ne dit pas c’est que Jenna est sa fille et non la fille de son fils. Autour des bivouacs, au coucher du soleil, devant les pompes, les petrolboys chantent l’histoire de la naissance mythique de Jenna : ne trouvant pas the Laura’s fucking hole, Bush Le Jeune demanda un conseil à papa et Bush Le Vieux, bien content de remettre le pied à l’étrier, sceptre en gaine, sa belle fille à la forte encolure et ouverte du devant, sous le regard pénétré du fils, estrapassa et :

after two hundred

two hundred and seventy

two hundred and seventy five days

from the fucking

from the fuckiiiing

from the Laura’s fucking hole

went out

went out

went ouuuuuut

the Jenna’s fucking head

Jennaaaaaaaaaaaaaaaa’s

Fucking hhhhhhheaddddddddddd

 



[1] L’expression « Chercher une aiguille dans une botte de foin », aurait sans doute été plus appropriée, mais l’idée de rapprocher Dieu à un pet d’âne, nous semble indiquer un plus grand amour pour la vie, même quand elle se réduit à un souffle pas nécessairement vital, pour ceux qui entourent l’âne. D’un point de vue plus philosophique, il y aurait, bien sûr, l’âne de Zarathoustra.

[2] Plus correctement la chlamyde.

[3] Luci Piétri, dans la préface à Vie de Saint Martin de Sulpice Sévère.

[4] Je ne sais pas si elle voulait dire « amis » ou « amies ».

[5] Ovide ne précise pas.

[6] Gaudia sumit.

[7] Elle oublia seulement le Vatican. Mais, est-ce une erreur ou le début de la formation d’une stratégie présidentielle ?