22 janvier 2001 Le reste. Quand on commence à étudier l’homme “scientifiquement” on se cogne fatalement la tête contre le mur de la conscience et de sa réduction (ou non réduction) au physique — le physique étant ce sur quoi on peut légiférer sans craindre de créer de grandes injustices. Mais, est-ce vraiment « scientifique » de penser que la méthode scientifique doit s’appliquer à l’esprit. Les erreurs néopositivistes de Freud sont bien là pour nous montrer que si on veut tout soumettre à des « lois » on peut le faire. Mais, dans quel dessein ? Pour le goût d’inventer un désordre à ordonner ? Pour mettre de l’eau dans le vin du possible ? Et si, indépendamment de matière et esprit nous pensions le monde comme constitué de deux autres champs : un avec des lois connues ou connaissables et où la nécessité domine, l’autre qui n’a pas besoin de lois pour être compris. Le premier pourrait être le royaume de la technique et le second celui du… du reste. Le « reste » car on n’a pas encore un nom pour le désigner et parce que toutes les fois que l’on a trouvé un nom (liberté, humanité, poésie, etc.) ce nom était trop (car il couvrait même une acception de la technique) et pas assez (car parasite d’un monde en décomposition).

 

23 janvier 2001 Solution. Méconnaître que la vie, dans les pays où la technique est bien installée, est plus facile et plus paisible qu’au bon vieux temps est un signe de ramollissement intellectuel. Croire que la technique est La solution est un signe de ramollissement intellectuel et moral. La technique ne résout que les problèmes qu’elle-même crée. Elle est l’arbitre des jeux de la matière qui emploient l’homme comme source d’énergie et de savoir. Elle est donc tout autre qu’un instrument — mais les médias aussi le savent, depuis que le berger de la forêt noire le proféra.

 

24 janvier 2001 Entre vaches[1](première partie). Ce n’est absolument pas une fable alourdie par des préceptes moraux. Non, ce n’est pas du mauvais Ésope. Ce sont des extraits d’un vrai dialogue entre vraies vaches : celles à quatre pattes, cornues, aux grand yeux soyeux et aux mamelles moelleuses. Même si les extraits choisis reflètent une certaine sympathie pour ces animaux « à l’esprit de velours paré[2] », nous croyons avoir été, dans les limites de la nature humaine, objectifs.

 

* * *

 

I La Grosse reformule la question de la Rousse.

 
PROLOGUE : La rencontre avec le préfet avait été dramatique. Les maires de Seilhac et Nevic avaient quitté en claquant la porte « Putain ! Encore une décision de Paris contre les éleveurs. C’est trop. Nous envahirons les Champs-Élysées avec nos troupeaux. Ce sera pire que les Boches ! » La mairesse de Bugeat, Mme Céleste d’Aurignac, aurait bien voulu, elle aussi, partir mais elle ne pouvait pas. Son mari, un des notables les plus en vue du parti socialiste de la Corrèze, ne l’aurait pas pris. Combien de fois n’avait-il pas affirmé que les intérêts de la nation passaient avant les intérêts des éleveurs ! Elle arriva à Bugeat à trois heures de l’après-midi, fit rédiger l’avis mais décida, contrairement aux ordres du préfet, de ne l’envoyer que le jour suivant. « Qui sait ? ces fainéants de Strasbourg pourraient changer d’avis. » Elle écouta le télé-journal de vingt heures. Tout était confirmé. Il fallait abattre toutes les têtes d’un troupeau même si une seule vache était atteinte de la maladie de la vache folle. Elle nota pour la première fois que, par je ne sais pas quelle pudeur, on n’osait pas dire « quand une vache devient folle ». Le lendemain, le dix-sept octobre à huit heures, M. Polliac et M. Saint-Onge reçurent l’avis d’abattage. Le dix-huit, quand la Rousse alla du côté de chez Polliac pour ruminer avec la vielle Brune, le pré était désert. Ça sentait la mort. Une mort épaisse, lourde et dense, irrespirable comme une brume de miel avait recouvert le champ d’avoine, le pré, le coude de la Dordogne qu’on apercevait derrière les ormes, l’étable. Pas un signe de vie, seules trois taches noires dans le silence, trois truies somnolant à côté du vain abreuvoir. La Rousse secoua la tête avec rage, comme pour chasser un gigantesque taon et se figea, le regard fier plongé dans le mouvement lent du troupeau prenant la direction du Plateau des Chevreuils. Une bave verte-jaunâtre dégoulinait de la bouche figée dans une grimace piccassienne. « Il faut qu’on se réunisse et qu’on aborde en profondeur ces massacres », se dit-elle en tournant lentement vers l’étable, la tête baissée, les oreilles bourdonnantes de silence.

 

La GROSSE : Les prévisions les plus noires sont confirmées. Les hommes ont décidé que quand une tête du troupeau, prend la vie avec un peu de légèreté, quand elle s’amuse, elle rit ou, plus simplement, elle décide de ne pas ruminer, tout le troupeau doit être éliminé. C’est un bovicide !La BELLE : sexiste, par dessus le marché ! Pourquoi pas les taureaux ? —La ROUSSE :

Calmez-vous ! Ce n’est pas le moment de se laisser aller à ses états d’âme ! On n’est pas dans une séance de psychanalyse. Nous devons être fortes et réfléchir sur les événements mais en gardant une certaine distance. Celle qui permet à la pensée de penser l’impensé. On est jeté dans une tâche inbovine mais là où est le danger, là on rumine la vérité. — La GROSSE : La vérité mes cornes ! Pendant que nous discutons nos copines sont égorgées ! La CONNE : Pourquoi crèvent-elles ? Elles n’ont rien fait de mal, n’est-ce pas ? — La BELLE : Parce qu’elles sont des femelles ! Depuis quand les vaches doivent faire quelque chose de mal pour être tuées ? Quand elles ne font plus assez de lait… — La ROUSSE : Ce sont des choses qu’on ressasse depuis des générations. Pourquoi ne pas faire un effort de penser au-delà du quotidien et de l’immédiateté politique ? Il faut qu’on se détache des contingences… — La GROSSE : Oui, mais si nos contingences mènent à… je vois que La Belle me regarde d’un œil mauvais… j’arrête. Discutons « théorie », même si je crois que les discussions ne servent plus à rien… La ROUSSE : Je crois qu’avant de céder à la panique il faudrait s’interroger sur la folie. Qu’est-ce que la folie ? — La BELLE : C’est trop abstrait. Sans intérêt en se moment. — La GROSSE : Je suis d’accord. C’est bien la théorie mais il y a des limites ! — La ROUSSE : Vous avez sans doute raison. Voici alors une question plus « concrète » : « Est-il juste de tuer toutes les vaches du troupeau à cause d’une tête folle ? »… — La GROSSE : C’est déjà mieux, mais je propose de la reformuler comme suit : « Est-il juste de tuer tous les membres d’un groupe à cause d’actions d’un membre ou plus en général d’une minorité, jugées par les hommes comme incorrectes ? » Premièrement, ma formulation est plus générale car on peut l’appliquer aux taons, aux porcs, et même aux hommes ; deuxièmement, elle met en évidence que le jugement est hétéronome et, troisième point, je trouve qu’accepter l’épithète de folle sans discussion relève de la lâcheté. Dans le cas qui nous concerne, c’est le jugement des hommes qui a force de loi et cela n’est pas secondaire pour notre discussion. Qu’en dis-tu, La Rousse ? — La ROUSSE : Je suis d’accord, quitte à revenir par la suite sur le problème de la folie, qui me semble essentiel non seulement à cause de ces douloureux moments mais aussi parce que les hommes nous ont toujours traitées, selon moi avec une pointe de mépris, de sages.

II Les deux « non »  de la Grosse sont acceptés.

 
 


La ROUSSE : Dans un premier temps, il me semble qu’il est préférable de simplifier la question et de transformer « d’un membre ou plus en général d’une minorité » en « d’une minorité », « un » n’étant qu’un cas particulier de minorité. — La SALE : Qu’as tu, aujourd’hui, La Rousse ? D’habitude tu as

le don de tout compliquer pour nous mettre en difficulté et maintenant tu veux simplifier une question qui, pourtant, est déjà très simple. Que mijotes-tu ? Veux-tu nous ramener à ta question initiale par des sentiers tordus ? — La BELLE : je suis d’accord avec la Sale et puis je crois que si on veut simplifier la question il est préférable de le faire dans l’autre sens : d’enlever « minorité » et laisser « un membre ». Minorité ça sent un peu trop la rectitude politique et en ce moment… — Comme dans toutes les situations conflictuelles on regarda vers La Zara, la cheffesse qui, dans les discussions, doit toujours rester super partes et qui a le droit d’intervenir seulement si on lui fait une demande formelle[3]. Son intervention a valeur légale et est le moyen que les vaches ont trouvé afin que les meilleurs manipulatrices de la langue n’aient pas toujours raison. En signe d’accord, la Zara donna un coup de langue du bas ver le haut sur l’encolure de la Belle. — La GROSSE : pour moi la réponse à la question de la Rousse est simple : « non ». Et ce « non » peut être doublement motivé : 1) un des acquis des luttes de nos ancêtres est la responsabilisation de chaque tête qui a comme conséquence très importante que la communauté non habet corporem. 2) quand les hommes nous ont créées comme vaches à lait ils nous ont promis qu’ils ne tueraient un troupeau que dans un cas de « grève du lait ». — La CONNE : Je suis d’accord. C’est terminé ? — La ROUSSE : La Grosse a bien dit. Sa double motivation est parfaitement logique si… si tout ce que les luttes de nos ancêtres nous ont laissé est juste. Dans ce cas tout ce qu’on a qui découle de notre histoire est bien et donc il ne faut pas se rebeller et accepter la décision des hommes. — La CONNE : Je suis d’accord. C’est terminé ? — La BELLE : Sophiste ! Une sophiste emmerdeuse ! — La ROUSSE : Ce n’est pas du sophisme. Je voulais seulement voir si, en suivant le raisonnement de la Grosse jusqu’au bout, on n’arriverait pas à une contradiction. Je suis moins sûre que toi, La Grosse, de ton « non ». Moi je ne connais pas la vérité, je doute. Je doute même des choses très simples. — La GROSSE : Moi, par contre, je connais la souffrance et je vois l’injustice ! — La ROUSSE : Si tu vois l’injustice, donc tu connais la vérité. Dis la nous ! Mais si tu la dis, tu dois être logique ! Moi je n’ai fait rien d’autre que de continuer ton raisonnement. Et ce que j’ai trouvé, jusqu’à présent c’est que ton « non » n’est pas suffisamment justifié. — La BELLE : Dans certains cas il faut arrêter d’ergoter et il faut agir. — La ROUSSE : si tu appelles cela ergoter, alors… alors tu sapes les fondements de la dialectique qui est la seule voie pour accéder à la vérité. — La CONNE : Je suis d’accord. C’est terminé ? — La GROSSE : J’accepte que mon premier « non » n’était pas suffisamment justifié et je t’accorde qu’il est dangereux de renoncer trop vite au dialogue. Mais, es-tu d’accord avec mon deuxième « non » ? — La ROUSSE : Je ne sais pas. Je suis trop lente et ignorante pour te répondre tout de go. Tu dis que les hommes avaient décrété qu’ils n’auraient jamais tué toutes les têtes du troupeau sinon dans le cas d’une « grève du lait », n’est-ce pas ? — La GROSSE : Oui, c’est bien ça. — La ROUSSE : Et la grève est un choix des têtes du troupeau ? — La GROSSE : Rien de plus facile à admettre ! — La ROUSSE : Et le choix est un choix démocratique, fait par la majorité ? — La GROSSE : Cela aussi je peux facilement te le concéder. — La ROUSSE : Donc les hommes devraient massacrer un troupeau seulement quand la majorité décide de manière libre de ne pas livrer ce pour lequel les hommes nous font vivre. — La GROSSE : c’est parfait. Et puisque, dans le cas qui nous concerne, étant donné que non seulement il ne s’agit pas de majorité mais il n’y a même pas de choix, ils ne peuvent pas nous tuer. Mon deuxième « non » résiste à tes critiques. — La ROUSSE : Oui. J’admets que tout est très cohérent et logique. — La CONNE : Je suis d’accord. C’est terminé ?

 

III Retour à la case de départ.

 
 


La ROUSSE : Mais, j’aimerais que tu me répondes à une autre question, une question bien simple, La Grosse. — La GROSSE : Je n’attends que de pouvoir te répondre. — La BELLE : Fais attention, La Grosse. Ça sent le lait caillé. —

 La CONNE : Pourquoi le lait caillé ? — La GROSSE : Pas de panique, ce n’est pas la première fois qu’on se libère des sophismes de la Rousse ! Vas-y avec

 ta question. — La ROUSSE : Est-ce que quand on parle de la majorité on parle d’une majorité formelle ou d’une majorité réelle ? — La GROSSE : D’une majorité réelle bien sûr. — La ROUSSE : Acceptes-tu l’hypothèse que lorsqu’une tête du troupeau est atteinte de la maladie de la vache folle, après un certain temps toutes les autres sont atteintes ? — La GROSSE : En ce moment je peux bien l’accepter. — La ROUSSE : Donc, toutes les vaches étant atteintes, il s’agit bien d’une majorité. Bien plus qu’un majorité : une totalité. Une totalité réelle ! — La GROSSE : Mais ce n’est pas un choix ! — La ROUSSE : Comment peux-tu dire que ce n’est pas un choix ? — La GROSSE : Dès qu’une vache est atteinte, toutes le sont. C’est un rapport de causalité. — La ROUSSE : Je ne te comprends pas, la Grosse, toi la grande championne des vaches ! Donc tu acceptes le rapport de causalité que les hommes établissent sans te demander si ce n’est pas un choix du troupeau que de « devenir fou » ! — La BELLE : Ou veux-tu arriver avec tes renversements ? — La CONNE : Où-veux tu arriver ? — La ROUSSE : À la vérité. — La GROSSE : Nous aussi, nous voulons la vérité ! mais je suis prête à renoncer à la vérité et à me contenter du vraisemblable si la vérité justifie le bovicide ! — La ROUSSE : Vous avez constaté qu’en partant des prémisses de La Grosse, on est dans un cul de sac et on doit renoncer ou à la vérité ou à la justice. Nous avons, sans doute, commis quelques erreurs dans notre discussion. Peut-être que nous n’avons pas assez reculé. Quand nos ancêtres ont accepté de se soumettre aux hommes, elles ont accepté pour se soustraire à la peur de la mort et pour se libérer de l’emmerdement des taureaux. Les hommes nous protègent contre les dangers du monde et nous assurent non seulement qu’ils nous tueront seulement quand nous serons inutiles mais qu’ils nous mangeront de manière telle qu’après notre mort nous « deviendrons des hommes » ! Si on oublie cela, tous nos raisonnements sont des phrases vides. Notre mort est en effet notre naissance dans le monde des hommes ! — La BELLE : Ça n’a pas de rapport ! — La ROUSSE : C’est un rapport tellement étroit qu’on ne le voit pas. Qu’est-ce qui se passe dans le cas de la vache folle ? Ils nous tuent mais ils ne nous mangent pas ! Pourquoi ne nous mangent-ils pas ? Parce qu’ils disent qu’eux aussi deviennent fous ! Mais est-ce vrai ? Sont-ils sûrs ? D’où vient leur assurance ? Et pour retourner à nos débuts, qu’est-ce que la folie ? Si on ne répond pas à ces questions on ne pourra jamais juger le comportement des hommes ! — La CONNE : Je n’y comprends plus rien ! — La BELLE : Comme d’habitude, tu veux nous noyer dans les questions. La ROUSSE : Non. J’ai suivi les raisonnements de la Grosse, mais on est incapable de trouver la vérité. La BELLE : Si tu avais des mains, je te dirais de te la mettre dans le cul, la vérité! — La CONNE : Dans le cul ! Hi hi. — La ROUSSE : Ça va ? Vous vous êtes défoulées ? La discussion devient vide et inutile si on ne commence pas en se demandant qu’est ce que la folie. — La BELLE : Il me semblait que tu avais lâché le morceau un peu trop vite ! Tu voulais nous ramener à la case de départ, la queue baissée. — La CONNE : La queue baissée. — La GROSSE : Dès qu’on a accepté le débat il fallait s’attendre à un pareil retournement.

 

ÉPILOGUE : Les pis commençaient à faire mal. Le soleil avait disparu derrière l’étable. Le petit Marc, commençait à crier et à lancer des cailloux. Il fallait rentrer. La ROUSSE : je propose de repenser calmement à notre discussion et de la reprendre le jour de la marmotte. — La CONNE : Je suis d’accord. C’est terminé ?  — En signe d’assentiment toutes baissèrent les oreilles et, d’un pas plus mélancolique que d’habitude, suivirent la Zara vers l’étable.

 

25 janvier 2001 Dura tecnica sed tecnica. La technique n’admet pas d’exceptions. Même les plus grands avocats de la singularité n’ont jamais réussi à éviter la peine de mort pour les choses « uniques ». Dans le meilleur des cas (du point de vue des avocats), l’attente dure quelques mois, dans le pire l’absorption de la singularité suit incontinent son apparition. La technique vit en avalant tout ce qui est spécifique, unique, divers. Si elle ne trouve pas de singularités prêtes à être bouffées, elle les invente. Elle n’hésite pas à manger ses créatures : elle est au-delà du bien et du mal. Elle est infra-humaine, comme l’eau, le ciel, les arbres et les animaux. Elle est sur-humaine, comme les dieux et les anges. La technique est l’humus sur lequel croît l’humanité. La technique est l’humanité.

 

26 janvier 2001 Concordia. Merci, M. Lowy. Merci pour la leçon d’urbanité, d’intelligence, d’amour de l’université, d’engagement et de culture que vous avez donnée dans la réponse, publiée dans Le Devoir du 26 janvier 2000, aux critiques des médias aux décisions de votre Université de « permettre aux étudiants en période d’examens d’assister au sommet parallèle, prévu à Québec en marge du Sommet des Amériques. » Moi, simple étudiante, je n’ai ni vos responsabilités académiques, ni votre urbanité et je peux donc me permettre de dire tout haut ce que je pense des réactions des médias. Par exemple de celles d’une petite crétine auteur d’un article dans Le Devoir du 24 janvier intitulé « L’étudiant-roi ». Je dis bien une petite crétine car, en m’appelant étudiante-reine, elle m’autorise a un mépris royal. Notre crétine, aux yeux de nouille à la crème, croit qu’il s’agit d’un problème « de responsabilité des étudiants », qui doivent, j’imagine, mettre au centre de leur vie les examens et donc « L’Université ne rend pas service au jeunes en banalisant ses propres activités. » L’université pour cette panicule de banalités doit produire des journalistes responsables, des philosophes responsables, des ingénieurs responsables… responsables de quoi ? De leur carrière, probablement. Mais, y a-t-il une responsabilité plus grande, plus digne de respect que celle de ceux qui luttent pour la res publica ? Ce Mozart de la connerie essaye même la corde ironique ! Écoutez : « (…) l’établissement pourrait-peut-être accorder des crédits aux jeunes qui descendent dans la rue ? Et d’autres aux étudiants qui ont reçu le cours Désobéissance civile 101 ? » Est-ce que cette andouille chevelue a une idée de ce que représente le Sommet ? Est-ce qu’elle sait qu’on peut déplacer la date des examens et pas celle de cette réunion où on pourrait décider de licencier toutes les andouilles des Rivières ? Je dois admettre qu’elle se reprend légèrement dans le final : « L’université n’a pas à accommoder les étudiants (…) ». Comme vous voyez elle est peut-être nouille mais pas sadique, car, femme de grande culture (elle a passé tous ses examens le jour prévu), elle emploie « accommoder » dans le sens littéraire de « maltraiter et injurier » ou dans le sens de « apprêter » Je suis d’accord : il ne faut pas apprêter les étudiants comme le poisson..

 

Merci aux départements, aux professeurs et aux cadres de l’université Concordia qui nous ont montré qu’au Québec il n’y a pas seulement des intellectuels craintifs ou n’ayant que nationalisme ou anti-nationalisme dans leur triste sacoche. Merci surtout aux étudiants dont la flamme a chauffé quelques cœurs refroidis et qui, en avril, brûlera les vieux buissons épineux pour rendre le Sommet plus facilement atteignable. Merci.

 

 

27 janvier 2001 États d’âme. En août 1924, lors du discours inaugural de la conférence épiscopale de Palerme, le cardinal Paralardi, ébaucha une thèse qui aurait mérité bien plus d’attention de la part des évêques catholiques : « La résistance de certains théologiens à la modernité, considérée comme l’espace laïc où les sciences de la nature fixent arbitrairement l’horizon du savoir, a voilé la richesse du sacrement de la confession comme revelatio revelans[4] (…) Un souci excessif de conservation et l’influence, pas toujours positive, des philosophies romantiques ont obscurci la fonction du discours dans une revelatio revelans comme nœud d’où procède la parole (…) une nouvelle science laïque, nommée psychanalyse, fondée à Vienne par M. Sigmund Freud, introduit une " confession " où l’événement de parole, né du discours, révèle ce que la raison ne peut connaître (…) Elle [la psychanalyse] risque d’occuper un lieu stratégique abandonné sans trop de réflexion par la majorité de nos théologiens. » En lisant le texte de la conférence donnée par Jacques Derrida lors des États généraux de la psychanalyse, tenus à Paris en juillet 2000, je me suis souvenu de l’allocution de Palerme. J’ai eu l’impression que, comme le cardinal, Derrida avançait des concepts « qui auraient mérité plus d’attention » et que « le souci excessif de conservation et une certaine influence des philosophies structuralistes » empêchait de voir l’énorme espace qui s’ouvrait devant la psychanalyse et dont Derrida faisait don à celle-ci sur un plateau d’argent.

 

Derrida, maître des incipit et souverain ornemaniste, ne pouvait pas ne pas renvoyer ses auditeurs aux États généraux  de mai 1789 et, tout au long de sa conférence, y revenir pour y puiser des questions : Plus de deux siècles plus tard, des États généraux de la psychanalyse sont-ils destinés à sauver ou à perdre un roi ou un Père de la nation ? de quel père, de quel roi, de quelle nation[5] ? Sans trop prendre de risques, je peux suggérer les réponses qui circulent tout au long de la conférence : « du Père qui a nom Lacan-Freud et de la nation Europe », et si cette réponse est la bonne, la deuxième en découle immédiatement : « Ils sont destinés à perdre le Père si Noblesse et Clergé ne s’allient pas au Tiers[6] (monde). » Un Tiers qui non seulement n’a pas encore obtenu un vote par tête mais qui, dans bien des pays qui se disent « souverains », n’ose même pas s’attaquer à un « vote par banque ». Si la psychanalyse ne veut pas, comme le fit le catholicisme, perdre une occasion d’aider l’émancipation et la connaissance, elle doit penser ses résistances au monde, mais pour cela elle doit sans doute se libérer de l’esclavage de ses origines. La psychanalyse n’a pas encore entrepris, et donc encore moins réussi à penser, à pénétrer et à changer les axiomes de l’éthique, du juridique, et du politique, notamment en ces lieux séismiques où tremble le phantasme idéologique de la souveraineté et où se produisent les événements géopolitiques les plus traumatiques, disons encore confusément les plus cruels de ce temps. Il serait certes facile de lui répondre que tout cela est à l’extérieur des frontières de la psychanalyse et que la force de cette dernière est étroitement liée à son éloignement de l’éthique et du politique les plus immédiats. Mais le politique et l’éthique sont en train d’être broyés et reconstitués par une économie et une technique qui récusent le concept même de frontières et tout cela en passant sur le corps de l’énorme majorité qui constitue le Quart (monde).

 

Et tout cela cruellement. Pourquoi la cruauté ? Pourquoi le plaisir de faire et de vouloir le mal ? Il s’agit là de questions incontournables, et non seulement à notre époque, et ce sont des questions que la psychanalyse doit assumer. Peut-être même des questions fondamentales pour la psychanalyse si elle veut se sauver — en sens de rester fidèle à sa mission de délimitation des pouvoirs de la raison. Mais, contrairement à Derrida, je crois qu’elle doit devenir un outil — complexe et riche comme on veut, mais toujours un outil — pour nous aider à mieux écouter la parole du Christ, qui se fit homme et des hommes subit la cruauté, pour nous apporter la bonne parole. Celle qui ne nous demande pas d’alibis, même théologiques. Apprivoisés par les médias, il ne faut pas croire que la cruauté soit seulement celle des Talibans ou des Hutus — celle du Tiers —, c’est surtout la peine de mort, en particulier aux États-Unis, le pays qui, même sur la cruauté, peut se faire du capital : Tant qu’un discours psychanalytique conséquent n’aura pas traité (…) du problème de la peine de mort et de la souveraineté en général, du pouvoir souverain de l’État sur la vie et la mort du citoyen, cela manifestera une double résistance, et celle du monde à la psychanalyse et celle de la psychanalyse à elle-même comme un monde. J’ai écrit « surtout la peine de mort », et ce « surtout » est complètement, simplement, bassement, et, sans doute, inutilement politique car : il y a seulement des différences de cruauté, des différences de modalité, de qualité, d’intensité, d’activité, ou de réactivité dans la même cruauté. Et pourtant, si ce sont les différences qui comptent ? S’il fallait laisser tomber le mot trop grossier de « cruauté » et introduire des centaines de mots pour définir les différentes cruautés, pour les comprendre et les combattre ? Mais, peut être que Derrida a raison et que ces centaines de mots ne sont pas de simples noms mais le discours psychanalytique qui, j’ajoute, éclaircit la voie vers la Parole.

 

Parler de cruauté implique introduire une catégorie éthique, politique et même du droit, mais si la psychanalyse en tant que telle n’a pas à évaluer ou à dévaluer, à discréditer la cruauté ou la souveraineté d’un point de vue éthique (…) [est-ce que cela veut dire] qu’il n’y a aucun rapport entre psychanalyse et éthique, droit ou politique ? Non, il y en a, il doit y avoir une conséquence indirecte et discontinue : la psychanalyse en tant que telle ne produit ou ne procure aucune éthique, aucun droit, aucune politique, certes, mais il revient à la responsabilité, dans ces trois domaines de prendre en compte le savoir psychanalytique. La psychanalyse comme simple outil de connaissance ? comme science au service du politique ? comme savoir qui, par exemple, enlève à l’État toute justification dans la condamnation à mort d’un citoyen ? Certes une psychanalyse plus humble, mais, probablement, une psychanalyse qui participerait à la construction d’égouts où, parfois, la cruauté coulerait sans laisser trop de traces.

 

Que dire quand Derrida écrit : Bien sûr l’État et l’Église tendent à limiter la production de tels esprits …la couche supérieure d’hommes à l’esprit indépendant, sinon qu’il y va un peu vite dans l’amalgame État-Église ? Et en allant trop vite, en se laissant prendre par son goût de la belle formule, il perd la richesse de la différence du religieux seul rempart, à notre avis, contre les assauts de la cruauté.

 

Et, pour conclure avec un retour aux État généraux de 1789, sans pourtant m’égarer dans le délire historique, j’aimerais citer Michelet qui, en décrivant le défilé des députés du 4 mai 1789, se demandait : « Qui distinguait dans cette foule d’avocats, la taille raide, la pâle figure de tel avocat d’Arras[7] ? », pour poser quelques questions à propos du défilé des psychanalystes de juillet 2000 : où est la nouvelle Arras ? encore en Europe  ? ou en Chine ? ou dans un pays Musulman ? » Si Arras reste en Europe, le risque est énorme qu’un « pâle avocat » de la psychanalyse, nouveau Robespierre, étouffe, dans la terreur de la parole, la révolution déclenchée par Freud.

 

28 janvier 2001 Photo I. Ça aide. Sans le naturel apprêté de la photographie, Claes Oldenburg (né le 28 janvier 1929) n’aurait sans doute pas « fait de l’art » avec des objets de la vie quotidienne simplement agrandis ou décontextualisés.

 

Photo II. Le dernier numéro du magazine Photo, publie les meilleures photos d’un concours pour amateurs. Pour chaque catégorie de photo il y a une introduction d’un psychanalyste. Rien à dire ? Non, pour le moment. N’empêche que c’est un bon indice, pour ne pas dire « symptôme ».

 

Photo III. Supplément du magazine Panorama. En couverture le buste d’une femme majestueuse au visage altier à peine teinté d’une douce mélancolie. Un foulard de dentelle rouge couvre les épaules et la moitié d’une chevelure inquiète. Des longs gants noirs protègent les mains : l’une, appuyée à la gorge, ouvre ses doigts vers un cou puissant, l’autre repose douce en dessous. Une madone, si Madonna n’avait pas gâché l’image. Entre les deux mains gantées un sein nu. « Je n’avais pas vu le sein nu. C’est vraiment le pire kitsch italien. Ça me fait presque vomir. J’ai honte, pour elle aussi. » Elle a raison. Complètement raison. Mais, pour moi, vieux reste d’un monde malade c’est la route étroite vers Béatrice. C’était la route.

 

Photo IV. Couverture du magazine Panorama. Une blonde à quatre pattes, d’un collier et d’un string dévêtue, l’œil débile et la bouche à la Bardot, regarde le regard du lecteur qui voit un bellâtre, torse nu et grosse botte sur la croupe de la « bête ». C’est dommage pour nous qui avons toujours défendu la position à quatre pattes. C’est dommage, car c’est la position où le sexe de la femme est roi. C’est dommage que la majorité des hommes soit encore au stade d’homo cretinus erectus[8], C’est dommage que la femina aperta soit encore vue comme vulgaire.

 

Photo V. Couverture de Jeune Afrique. Photo impressionnante de Kabila père. Un gorille. Ça fait peur. Ça fait peur de voir une revue « africaine » pilotée par des Maghrébins publier une telle photo d’un noir.

 

Photo VI. Mohammed VI et Mouammar Kaddafi assis, souriants, dans la tente de ce dernier. Qui se rappelle encore des temps où Kaddafi mit des gants avant de serrer la main au père de Mohammed VI ? Ce Hassan II qui l’aurait sali.



[1] Ceux qui désirent lire la transcription complète ou recevoir une copie de la cassette, peuvent les demander en envoyant un courriel à Maffezzini.Ivan@Uqam.ca. Pour ne pas recevoir inutilement des cassettes, sachez que l’enregistrement est en Avache classique.

[2] Émenorai Ematze, Vaches, Trempet , à paraître,

[3] Comme les Cours supérieures des pays démocratiques à une petite différence près : parmi les vaches la cheffesse s’auto-élisait à coups de cornes.

[4] À ce propos, René Habachi est on ne peut plus clair : « La distinction révélation révélante et révélation révélée peut sembler spécieuse puisqu’il s’agit, en fait, d’une même révélation et d’un même texte. La différence est dans le point de vue : faire le trajet : parole, discours, histoire,  eschaton (révélation révélée) ou le trajet inverse : eschaton, histoire, discours parole (révélation révélante). René Habachi, Les deux pôles du problème d’une théologie de l’histoire, Actes du colloque, Révélation et Histoire, Aubier 1971, p. 113.

[5] Pour faciliter la lecture, toutes les citations tirées de la conférence de Derrida et publiée sous le titre de États d’âmes de la psychanalyse par Galilée en 2000, seront in italique.

[6] Ce n’est certainement pas l’Argentine, une province de l’Europe culturelle rattachée à l’Amérique du Sud qui peut parler au nom du Tiers (monde).

[7] Jules Michelet, Histoire de la Révolution française, éd. de la Pléiade, Gallimard, 1952, p. 90.

[8] À la mauvaise place.