22
janvier 2001 Le reste. Quand on commence à étudier l’homme
“scientifiquement”
on se cogne fatalement la tête contre le mur de la conscience et de sa
réduction (ou non réduction) au physique — le physique étant ce sur quoi on peut
légiférer sans craindre de créer de grandes injustices. Mais, est-ce vraiment
« scientifique » de penser que la méthode scientifique doit
s’appliquer à l’esprit. Les erreurs néopositivistes de Freud sont bien là pour
nous montrer que si on veut tout soumettre à des « lois » on peut le
faire. Mais, dans quel dessein ? Pour le goût d’inventer un désordre à
ordonner ? Pour mettre de l’eau dans le vin du possible ? Et si,
indépendamment de matière et esprit nous pensions le monde comme constitué de
deux autres champs : un avec des lois connues ou connaissables et où la
nécessité domine, l’autre qui n’a pas besoin de lois pour être compris. Le
premier pourrait être le royaume de la technique et le second celui du… du
reste. Le « reste » car on n’a pas encore un nom pour le désigner et
parce que toutes les fois que l’on a trouvé un nom (liberté, humanité, poésie,
etc.) ce nom était trop (car il
couvrait même une acception de la technique) et pas assez (car parasite d’un monde en décomposition).
23
janvier 2001 Solution.
Méconnaître que la vie, dans les pays où la technique est bien installée, est plus facile et
plus paisible qu’au bon vieux temps est un signe de ramollissement
intellectuel. Croire que la technique est La
solution est un signe de ramollissement intellectuel et moral. La technique ne
résout que les problèmes qu’elle-même crée. Elle est l’arbitre des jeux de la
matière qui emploient l’homme comme source d’énergie et de savoir. Elle est
donc tout autre qu’un instrument — mais les médias aussi le savent, depuis que
le berger de la forêt noire le proféra.
24
janvier 2001 Entre vaches[1](première partie). Ce n’est absolument pas une fable
alourdie par des préceptes moraux. Non, ce n’est pas du mauvais Ésope. Ce sont
des extraits d’un vrai dialogue entre vraies vaches : celles à quatre
pattes, cornues, aux grand yeux soyeux et aux mamelles moelleuses. Même si les
extraits choisis reflètent une certaine sympathie pour ces animaux « à
l’esprit de velours paré[2] »,
nous croyons avoir été, dans les limites de la nature humaine, objectifs.
* * *
I La Grosse reformule la
question de la Rousse.
PROLOGUE : La rencontre avec le préfet avait été
dramatique. Les maires de Seilhac et Nevic avaient quitté en claquant la porte
« Putain !
Encore une décision de Paris contre les
éleveurs. C’est trop. Nous envahirons les Champs-Élysées avec nos troupeaux. Ce
sera pire que les Boches ! » La mairesse de Bugeat, Mme Céleste
d’Aurignac, aurait bien voulu, elle aussi, partir mais elle ne pouvait pas. Son
mari, un des notables les plus en vue du parti socialiste de la Corrèze, ne
l’aurait pas pris. Combien de fois n’avait-il pas affirmé que les intérêts de
la nation passaient avant les intérêts des éleveurs ! Elle arriva à Bugeat
à trois heures de l’après-midi, fit rédiger l’avis mais décida, contrairement
aux ordres du préfet, de ne l’envoyer que le jour suivant. « Qui
sait ? ces fainéants de Strasbourg pourraient changer d’avis. » Elle
écouta le télé-journal de vingt heures. Tout était confirmé. Il fallait abattre
toutes les têtes d’un troupeau même si une seule vache était atteinte de la
maladie de la vache folle. Elle nota pour la première fois que, par je ne sais
pas quelle pudeur, on n’osait pas dire « quand une vache devient
folle ». Le lendemain, le dix-sept octobre à huit heures, M. Polliac et M.
Saint-Onge reçurent l’avis d’abattage. Le dix-huit, quand la Rousse alla du
côté de chez Polliac pour ruminer avec la vielle Brune, le pré était désert. Ça
sentait la mort. Une mort épaisse, lourde et dense, irrespirable comme une
brume de miel avait recouvert le champ d’avoine, le pré, le coude de la
Dordogne qu’on apercevait derrière les ormes, l’étable. Pas un signe de vie,
seules trois taches noires dans le silence, trois truies somnolant à côté du
vain abreuvoir. La Rousse secoua la tête avec rage, comme pour chasser un
gigantesque taon et se figea, le regard fier plongé dans le mouvement lent du
troupeau prenant la direction du Plateau des Chevreuils. Une bave
verte-jaunâtre dégoulinait de la bouche figée dans une grimace piccassienne.
« Il faut qu’on se réunisse et qu’on aborde en profondeur ces
massacres », se dit-elle en tournant lentement vers l’étable, la tête
baissée, les oreilles bourdonnantes de silence.
La GROSSE : Les prévisions les
plus noires sont confirmées. Les hommes ont décidé que quand une tête du
troupeau, prend la vie avec un peu de légèreté, quand elle s’amuse, elle rit
ou, plus simplement, elle décide de ne pas ruminer, tout le troupeau doit être
éliminé. C’est
un bovicide !— La BELLE : sexiste, par dessus
le marché ! Pourquoi pas les taureaux ? —La ROUSSE :
Calmez-vous !
Ce n’est pas le moment de se laisser aller à ses états d’âme ! On n’est
pas dans une séance de psychanalyse. Nous devons être fortes et réfléchir sur
les événements mais en gardant une certaine distance. Celle qui permet à la
pensée de penser l’impensé. On est jeté dans une tâche inbovine mais là où est
le danger, là on rumine la vérité. — La GROSSE : La vérité mes cornes ! Pendant que nous discutons nos copines
sont égorgées ! — La CONNE : Pourquoi
crèvent-elles ? Elles n’ont rien fait de mal, n’est-ce pas ? — La BELLE : Parce qu’elles sont
des femelles ! Depuis quand les vaches doivent faire quelque chose de mal
pour être tuées ? Quand elles ne font plus assez de lait… — La ROUSSE : Ce sont des choses
qu’on ressasse depuis des générations. Pourquoi ne pas faire un effort de
penser au-delà du quotidien et de l’immédiateté politique ? Il faut qu’on
se détache des contingences… — La GROSSE : Oui, mais si nos contingences mènent à… je vois que La Belle me
regarde d’un œil mauvais… j’arrête. Discutons « théorie », même si je
crois que les discussions ne servent plus à rien… — La ROUSSE :
Je crois qu’avant de céder à la panique il faudrait s’interroger sur la folie.
Qu’est-ce que la folie ? — La BELLE :
C’est trop abstrait. Sans intérêt en se moment. — La GROSSE : Je suis d’accord. C’est
bien la théorie mais il y a des limites ! — La ROUSSE : Vous avez sans
doute raison. Voici alors une question plus « concrète » :
« Est-il juste de tuer toutes les vaches du troupeau à cause d’une tête
folle ? »… — La GROSSE : C’est déjà mieux, mais je
propose de la reformuler comme suit : « Est-il juste de tuer tous les membres d’un groupe à
cause d’actions d’un membre ou plus en général d’une minorité, jugées par les
hommes comme incorrectes ? » Premièrement, ma formulation est plus
générale car on peut l’appliquer aux taons, aux porcs, et même aux
hommes ; deuxièmement, elle met en évidence que le jugement est hétéronome
et, troisième point, je trouve qu’accepter l’épithète de folle sans discussion
relève de la lâcheté. Dans le cas qui nous concerne, c’est le jugement des
hommes qui a force de loi et cela n’est pas secondaire pour notre discussion.
Qu’en dis-tu, La Rousse ? — La ROUSSE : Je suis d’accord, quitte à revenir par la
suite sur le problème de la folie, qui me semble essentiel non seulement à
cause de ces douloureux moments mais aussi parce que les hommes nous ont
toujours traitées, selon moi avec une pointe de mépris, de sages.
II Les deux
« non » de la Grosse sont
acceptés.
La ROUSSE : Dans un premier
temps, il me semble qu’il est préférable de simplifier la question et de
transformer « d’un membre ou plus en général d’une minorité » en
« d’une minorité », « un » n’étant qu’un cas particulier de
minorité. — La SALE : Qu’as tu,
aujourd’hui, La Rousse ? D’habitude tu as
le
don de tout compliquer pour nous mettre en difficulté et maintenant tu veux
simplifier une question qui, pourtant, est déjà très simple. Que
mijotes-tu ? Veux-tu nous ramener à ta question initiale par des sentiers
tordus ? — La BELLE :
je suis d’accord avec la Sale et puis je crois que si on veut simplifier la question il
est préférable de le faire dans l’autre sens : d’enlever « minorité »
et laisser « un membre ». Minorité ça sent un peu trop la rectitude
politique et en ce moment… — Comme
dans toutes les situations conflictuelles on regarda vers La Zara, la cheffesse
qui, dans les discussions, doit toujours rester super partes et qui a le
droit d’intervenir seulement si on lui fait une demande formelle[3].
Son intervention a valeur légale et est le moyen que les vaches ont trouvé afin
que les meilleurs manipulatrices de la langue n’aient pas toujours raison. En
signe d’accord, la Zara donna un coup de langue du bas ver le haut sur
l’encolure de la Belle. — La GROSSE : pour moi la réponse à la question de la Rousse
est simple : « non ». Et ce « non » peut être
doublement motivé : 1) un des acquis des luttes de nos ancêtres est la
responsabilisation de chaque tête qui a comme conséquence très importante que
la communauté non habet corporem. 2) quand les hommes nous ont créées
comme vaches à lait ils nous ont promis qu’ils ne tueraient un troupeau que
dans un cas de « grève du lait ». — La CONNE : Je suis d’accord.
C’est terminé ? — La ROUSSE :
La Grosse a bien dit. Sa double motivation est parfaitement logique si… si tout
ce que les luttes de nos ancêtres nous ont laissé est juste. Dans ce cas tout
ce qu’on a qui découle de notre histoire est bien et donc il ne faut pas se
rebeller et accepter la décision des hommes. — La CONNE : Je suis d’accord.
C’est terminé ? — La BELLE : Sophiste ! Une
sophiste emmerdeuse ! — La ROUSSE : Ce n’est pas du sophisme. Je voulais seulement
voir si, en suivant le raisonnement de la Grosse jusqu’au bout, on n’arriverait
pas à une contradiction. Je suis moins sûre que toi, La Grosse, de ton
« non ». Moi je ne connais pas la vérité, je doute. Je doute même des
choses très simples. — La GROSSE :
Moi, par contre, je connais la souffrance et je vois l’injustice ! — La ROUSSE : Si tu vois
l’injustice, donc tu connais la vérité. Dis la nous ! Mais si tu la dis,
tu dois être logique ! Moi je n’ai fait rien d’autre que de continuer ton
raisonnement. Et ce que j’ai trouvé, jusqu’à présent c’est que ton
« non » n’est pas suffisamment justifié. — La BELLE : Dans certains cas il faut arrêter d’ergoter et
il faut agir. — La ROUSSE :
si tu appelles cela ergoter, alors… alors tu sapes les fondements de la dialectique
qui est la seule voie pour accéder à la vérité. — La CONNE : Je suis d’accord.
C’est terminé ? — La GROSSE :
J’accepte que mon premier « non » n’était pas suffisamment justifié
et je t’accorde qu’il est dangereux de renoncer trop vite au dialogue. Mais,
es-tu d’accord avec mon deuxième « non » ? — La ROUSSE : Je ne sais pas. Je
suis trop lente et ignorante pour te répondre tout de go. Tu dis que les hommes
avaient décrété qu’ils n’auraient jamais tué toutes les têtes du troupeau sinon
dans le cas d’une « grève du lait », n’est-ce pas ? — La GROSSE : Oui, c’est bien
ça. — La ROUSSE : Et la grève est un
choix des têtes du troupeau ? — La GROSSE : Rien de plus facile à admettre ! — La ROUSSE : Et le choix est un
choix démocratique, fait par la majorité ? — La GROSSE : Cela aussi je peux
facilement te le concéder. — La ROUSSE : Donc les hommes devraient massacrer un
troupeau seulement quand la majorité décide de manière libre de ne pas livrer
ce pour lequel les hommes nous font vivre. — La GROSSE : c’est parfait. Et
puisque, dans le cas qui nous concerne, étant donné que non seulement il ne
s’agit pas de majorité mais il n’y a même pas de choix, ils ne peuvent pas nous
tuer. Mon deuxième « non » résiste à tes critiques. — La ROUSSE : Oui. J’admets que
tout est très cohérent et logique. — La CONNE : Je suis d’accord. C’est terminé ?
III Retour à la case de
départ.
La ROUSSE : Mais, j’aimerais
que tu me répondes à une autre question, une question bien simple, La
Grosse. — La GROSSE : Je n’attends que de
pouvoir te répondre. — La BELLE :
Fais attention, La Grosse. Ça sent le lait caillé. —
La CONNE : Pourquoi le lait
caillé ? — La GROSSE :
Pas de panique, ce n’est pas la première fois qu’on se libère des sophismes de
la Rousse ! Vas-y avec
ta question. — La ROUSSE : Est-ce que quand
on parle de la majorité on parle d’une majorité formelle ou d’une majorité
réelle ? — La GROSSE :
D’une majorité réelle bien sûr. — La ROUSSE : Acceptes-tu l’hypothèse que lorsqu’une tête du
troupeau est atteinte de la maladie de la vache folle, après un certain temps
toutes les autres sont atteintes ? — La GROSSE : En ce moment je peux bien l’accepter. — La ROUSSE : Donc, toutes les
vaches étant atteintes, il s’agit bien d’une majorité. Bien plus qu’un
majorité : une totalité. Une totalité réelle ! — La GROSSE : Mais ce n’est pas
un choix ! — La ROUSSE :
Comment peux-tu dire que ce n’est pas un choix ? — La GROSSE : Dès qu’une vache
est atteinte, toutes le sont. C’est un rapport de causalité. — La ROUSSE : Je ne te comprends
pas, la Grosse, toi la grande championne des vaches ! Donc tu acceptes le
rapport de causalité que les hommes établissent sans te demander si ce n’est
pas un choix du troupeau que de « devenir fou » ! — La BELLE : Ou veux-tu arriver
avec tes renversements ? — La CONNE : Où-veux tu arriver ? — La ROUSSE : À la vérité. — La GROSSE : Nous aussi, nous
voulons la vérité ! mais je suis prête à renoncer à la vérité et à me
contenter du vraisemblable si la vérité justifie le bovicide ! — La ROUSSE : Vous avez constaté
qu’en partant des prémisses de La Grosse, on est dans un cul de sac et on doit
renoncer ou à la vérité ou à la justice. Nous avons, sans doute, commis
quelques erreurs dans notre discussion. Peut-être que nous n’avons pas assez
reculé. Quand nos ancêtres ont accepté de se soumettre aux hommes, elles ont
accepté pour se soustraire à la peur de la mort et pour se libérer de
l’emmerdement des taureaux. Les hommes nous protègent contre les dangers du
monde et nous assurent non seulement qu’ils nous tueront seulement quand nous
serons inutiles mais qu’ils nous mangeront de manière telle qu’après notre mort
nous « deviendrons des hommes » ! Si on oublie cela, tous nos
raisonnements sont des phrases vides. Notre mort est en effet notre naissance
dans le monde des hommes ! — La BELLE : Ça n’a pas de rapport ! — La ROUSSE : C’est un rapport
tellement étroit qu’on ne le voit pas. Qu’est-ce qui se passe dans le cas de la
vache folle ? Ils nous tuent mais ils ne nous mangent pas ! Pourquoi
ne nous mangent-ils pas ? Parce qu’ils disent qu’eux aussi deviennent
fous ! Mais est-ce vrai ? Sont-ils sûrs ? D’où vient leur
assurance ? Et pour retourner à nos débuts, qu’est-ce que la folie ?
Si on ne répond pas à ces questions on ne pourra jamais juger le comportement
des hommes ! — La CONNE :
Je n’y comprends plus rien ! — La BELLE : Comme d’habitude, tu veux nous noyer dans les
questions. — La ROUSSE : Non. J’ai suivi les
raisonnements de la Grosse, mais on est incapable de trouver la vérité. — La BELLE :
Si tu avais des mains, je te dirais de te la mettre dans le cul, la vérité! — La CONNE : Dans le cul !
Hi hi. — La ROUSSE : Ça va ? Vous
vous êtes défoulées ? La discussion devient vide et inutile si on ne
commence pas en se demandant qu’est ce que la folie. — La BELLE : Il me semblait que
tu avais lâché le morceau un peu trop vite ! Tu voulais nous ramener à la
case de départ, la queue baissée. — La CONNE : La queue baissée. — La GROSSE : Dès qu’on a accepté
le débat il fallait s’attendre à un pareil retournement.
ÉPILOGUE :
Les pis commençaient à faire mal. Le soleil avait disparu derrière l’étable. Le
petit Marc, commençait à crier et à lancer des cailloux. Il fallait rentrer. La ROUSSE : je propose de repenser
calmement à notre discussion et de la reprendre le jour de la marmotte. — La CONNE : Je suis d’accord.
C’est terminé ? — En signe d’assentiment toutes baissèrent les
oreilles et, d’un pas plus mélancolique que d’habitude, suivirent la Zara vers
l’étable.
25
janvier 2001 Dura tecnica sed tecnica.
La technique n’admet pas d’exceptions. Même les plus grands avocats de la
singularité n’ont jamais réussi à éviter la peine de mort pour les choses
« uniques ». Dans le meilleur des cas (du point de vue des avocats),
l’attente dure quelques mois, dans le pire l’absorption de la singularité suit
incontinent son apparition. La technique vit en avalant tout ce qui est
spécifique, unique, divers. Si elle ne trouve pas de singularités prêtes à être
bouffées, elle les invente. Elle n’hésite pas à manger ses créatures :
elle est au-delà du bien et du mal. Elle est infra-humaine, comme l’eau, le
ciel, les arbres et les animaux. Elle est sur-humaine, comme les dieux et les
anges. La technique est l’humus sur lequel croît l’humanité. La technique est
l’humanité.
26
janvier 2001 Concordia. Merci, M. Lowy. Merci pour la leçon d’urbanité,
d’intelligence, d’amour de l’université, d’engagement et de culture que vous
avez donnée dans la réponse, publiée dans Le Devoir du 26 janvier 2000,
aux critiques des médias aux décisions de votre Université de « permettre
aux étudiants en période d’examens d’assister au sommet parallèle, prévu à
Québec en marge du Sommet des Amériques. » Moi, simple étudiante, je n’ai
ni vos responsabilités académiques, ni votre urbanité et je peux donc me
permettre de dire tout haut ce que je pense des réactions des médias. Par
exemple de celles d’une petite crétine auteur d’un article dans Le Devoir du 24
janvier intitulé « L’étudiant-roi ». Je dis bien une petite crétine
car, en m’appelant étudiante-reine, elle m’autorise a un mépris royal. Notre
crétine, aux yeux de nouille à la crème, croit qu’il s’agit d’un problème
« de responsabilité des étudiants », qui doivent, j’imagine, mettre
au centre de leur vie les examens et donc « L’Université ne rend pas
service au jeunes en banalisant ses propres activités. » L’université pour
cette panicule de banalités doit produire des journalistes responsables, des
philosophes responsables, des ingénieurs responsables… responsables de
quoi ? De leur carrière, probablement. Mais, y a-t-il une responsabilité
plus grande, plus digne de respect que celle de ceux qui luttent pour la res
publica ? Ce Mozart de la connerie essaye même la corde
ironique ! Écoutez : « (…) l’établissement pourrait-peut-être
accorder des crédits aux jeunes qui descendent dans la rue ? Et d’autres
aux étudiants qui ont reçu le cours Désobéissance civile 101 ? »
Est-ce que cette andouille chevelue a une idée de ce que représente le
Sommet ? Est-ce qu’elle sait qu’on peut déplacer la date des examens et
pas celle de cette réunion où on pourrait décider de licencier toutes les
andouilles des Rivières ? Je dois admettre qu’elle se reprend légèrement
dans le final : « L’université n’a pas à accommoder les étudiants
(…) ». Comme vous voyez elle est peut-être nouille mais pas sadique, car,
femme de grande culture (elle a passé tous ses examens le jour prévu), elle
emploie « accommoder » dans le sens littéraire de « maltraiter
et injurier » ou dans le sens de « apprêter » Je suis
d’accord : il ne faut pas apprêter les étudiants comme le poisson..
Merci
aux départements, aux professeurs et aux cadres de l’université Concordia qui
nous ont montré qu’au Québec il n’y a pas seulement des intellectuels craintifs
ou n’ayant que nationalisme ou anti-nationalisme dans leur triste sacoche.
Merci surtout aux étudiants dont la flamme a chauffé quelques cœurs refroidis
et qui, en avril, brûlera les vieux buissons épineux pour rendre le Sommet plus
facilement atteignable. Merci.
27
janvier 2001 États d’âme. En août 1924, lors du discours inaugural de la
conférence épiscopale de Palerme, le cardinal Paralardi, ébaucha une thèse qui
aurait mérité bien plus d’attention de la part des évêques catholiques :
« La résistance de certains théologiens à la modernité, considérée comme
l’espace laïc où les sciences de la nature fixent arbitrairement l’horizon du
savoir, a voilé la richesse du sacrement de la confession comme revelatio
revelans[4] (…) Un souci
excessif de conservation et l’influence, pas toujours positive, des
philosophies romantiques ont obscurci la fonction du discours dans une revelatio
revelans comme nœud d’où procède la parole (…) une nouvelle science laïque,
nommée psychanalyse, fondée à Vienne par M. Sigmund Freud, introduit une
" confession " où l’événement de parole, né du discours,
révèle ce que la raison ne peut connaître (…) Elle [la psychanalyse] risque
d’occuper un lieu stratégique abandonné sans trop de réflexion par la majorité
de nos théologiens. » En lisant le texte de la conférence donnée par
Jacques Derrida lors des États généraux de la psychanalyse, tenus à
Paris en juillet 2000, je me suis souvenu de l’allocution de Palerme. J’ai eu
l’impression que, comme le cardinal, Derrida avançait des concepts « qui
auraient mérité plus d’attention » et que « le souci excessif de
conservation et une certaine influence des philosophies structuralistes »
empêchait de voir l’énorme espace qui s’ouvrait devant la psychanalyse et dont
Derrida faisait don à celle-ci sur un plateau d’argent.
Derrida, maître des incipit
et souverain ornemaniste, ne pouvait pas ne pas renvoyer ses
auditeurs aux États généraux de mai 1789 et, tout au long de sa
conférence, y revenir pour y puiser des questions : Plus de deux
siècles plus tard, des États généraux de la psychanalyse sont-ils destinés à
sauver ou à perdre un roi ou un Père de la nation ? de quel père, de quel
roi, de quelle nation[5] ?
Sans trop prendre de risques, je peux suggérer les réponses qui circulent tout
au long de la conférence : « du Père qui a nom Lacan-Freud et de la
nation Europe », et si cette réponse est la bonne, la deuxième en découle
immédiatement : « Ils sont destinés à perdre le Père si Noblesse et
Clergé ne s’allient pas au Tiers[6]
(monde). » Un Tiers qui non seulement n’a pas encore obtenu un vote par
tête mais qui, dans bien des pays qui se disent « souverains », n’ose
même pas s’attaquer à un « vote par banque ». Si la psychanalyse ne
veut pas, comme le fit le catholicisme, perdre une occasion d’aider l’émancipation
et la connaissance, elle doit penser ses résistances au monde, mais pour cela
elle doit sans doute se libérer de l’esclavage de ses origines. La psychanalyse
n’a pas encore entrepris, et donc encore moins réussi à penser, à pénétrer
et à changer les axiomes de l’éthique, du juridique, et du politique, notamment
en ces lieux séismiques où tremble le phantasme idéologique de la souveraineté
et où se produisent les événements géopolitiques les plus traumatiques, disons
encore confusément les plus cruels de ce temps. Il serait certes facile de
lui répondre que tout cela est à l’extérieur des frontières de la psychanalyse
et que la force de cette dernière est étroitement liée à son éloignement de
l’éthique et du politique les plus immédiats. Mais le politique et l’éthique
sont en train d’être broyés et reconstitués par une économie et une technique
qui récusent le concept même de frontières et tout cela en passant sur le corps
de l’énorme majorité qui constitue le Quart (monde).
Et tout cela cruellement.
Pourquoi la cruauté ? Pourquoi le plaisir de faire et de vouloir le
mal ? Il s’agit là de questions incontournables, et non seulement à notre
époque, et ce sont des questions que la psychanalyse doit assumer. Peut-être
même des questions fondamentales pour la psychanalyse si elle veut se sauver —
en sens de rester fidèle à sa mission de délimitation des pouvoirs de la
raison. Mais, contrairement à Derrida, je crois qu’elle doit devenir un outil —
complexe et riche comme on veut, mais toujours un outil — pour nous aider à
mieux écouter la parole du Christ, qui se fit homme et des hommes subit la
cruauté, pour nous apporter la bonne parole. Celle qui ne nous demande pas
d’alibis, même théologiques. Apprivoisés par les médias, il ne faut pas croire
que la cruauté soit seulement celle des Talibans ou des Hutus — celle du Tiers
—, c’est surtout la peine de mort, en particulier aux États-Unis, le pays qui,
même sur la cruauté, peut se faire du capital : Tant qu’un discours
psychanalytique conséquent n’aura pas traité (…) du problème de la peine de
mort et de la souveraineté en général, du pouvoir souverain de l’État sur la
vie et la mort du citoyen, cela manifestera une double résistance, et celle du
monde à la psychanalyse et celle de la psychanalyse à elle-même comme un monde.
J’ai écrit « surtout la peine de mort », et ce « surtout »
est complètement, simplement, bassement, et, sans doute, inutilement politique
car : il y a seulement des différences de cruauté, des différences de
modalité, de qualité, d’intensité, d’activité, ou de réactivité dans la même
cruauté. Et pourtant, si ce sont les différences qui comptent ? S’il
fallait laisser tomber le mot trop grossier de « cruauté » et
introduire des centaines de mots pour définir les différentes cruautés, pour
les comprendre et les combattre ? Mais, peut être que Derrida a raison et
que ces centaines de mots ne sont pas de simples noms mais le discours
psychanalytique qui, j’ajoute, éclaircit la voie vers la Parole.
Parler de cruauté
implique introduire une catégorie éthique, politique et même du droit, mais si la
psychanalyse en tant que telle n’a pas à évaluer ou à dévaluer, à discréditer
la cruauté ou la souveraineté d’un point de vue éthique (…) [est-ce que
cela veut dire] qu’il n’y a aucun rapport entre psychanalyse et éthique,
droit ou politique ? Non, il y en a, il doit y avoir une conséquence
indirecte et discontinue : la psychanalyse en tant que telle ne produit ou
ne procure aucune éthique, aucun droit, aucune politique, certes, mais il
revient à la responsabilité, dans ces trois domaines de prendre en compte le
savoir psychanalytique. La psychanalyse comme simple outil de
connaissance ? comme science au service du politique ? comme savoir
qui, par exemple, enlève à l’État toute justification dans la condamnation à
mort d’un citoyen ? Certes une psychanalyse plus humble, mais,
probablement, une psychanalyse qui participerait à la construction d’égouts où,
parfois, la cruauté coulerait sans laisser trop de traces.
Que dire quand Derrida
écrit : Bien sûr l’État et l’Église tendent à limiter la production de
tels esprits …la couche supérieure d’hommes à l’esprit indépendant, sinon
qu’il y va un peu vite dans l’amalgame État-Église ? Et en allant trop
vite, en se laissant prendre par son goût de la belle formule, il perd la
richesse de la différence du religieux seul rempart, à notre avis, contre les
assauts de la cruauté.
Et, pour conclure avec un
retour aux État généraux de 1789, sans pourtant m’égarer dans le délire
historique, j’aimerais citer Michelet qui, en décrivant le défilé des
députés du 4 mai 1789, se demandait : « Qui distinguait dans cette
foule d’avocats, la taille raide, la pâle figure de tel avocat d’Arras[7] ? »,
pour poser quelques questions à propos du défilé des psychanalystes de juillet
2000 : où est la nouvelle Arras ? encore en Europe ? ou en
Chine ? ou dans un pays Musulman ? » Si Arras reste en Europe,
le risque est énorme qu’un « pâle avocat » de la psychanalyse,
nouveau Robespierre, étouffe, dans la terreur de la parole, la révolution
déclenchée par Freud.
28
janvier 2001 Photo I. Ça aide.
Sans le naturel apprêté de la photographie, Claes Oldenburg (né le 28 janvier
1929) n’aurait sans doute pas « fait de l’art » avec des objets de la
vie quotidienne simplement agrandis ou décontextualisés.
Photo
II. Le dernier numéro du magazine Photo, publie les
meilleures photos d’un concours pour amateurs. Pour chaque catégorie de photo
il y a une introduction d’un psychanalyste. Rien à dire ? Non, pour le
moment. N’empêche que c’est un bon indice, pour ne pas dire
« symptôme ».
Photo
III. Supplément du magazine Panorama.
En couverture le buste d’une femme majestueuse au visage altier à peine
teinté d’une douce mélancolie. Un foulard de dentelle rouge couvre les épaules
et la moitié d’une chevelure inquiète. Des longs gants noirs protègent les
mains : l’une, appuyée à la gorge, ouvre ses doigts vers un cou puissant,
l’autre repose douce en dessous. Une madone, si Madonna n’avait pas gâché l’image.
Entre les deux mains gantées un sein nu. « Je n’avais pas vu le sein nu.
C’est vraiment le pire kitsch italien. Ça me fait presque vomir. J’ai honte,
pour elle aussi. » Elle a raison. Complètement raison. Mais, pour moi,
vieux reste d’un monde malade c’est la route étroite vers Béatrice. C’était la
route.
Photo
IV. Couverture du magazine Panorama.
Une blonde à quatre pattes, d’un collier et d’un string dévêtue, l’œil
débile et la bouche à la Bardot, regarde le regard du lecteur qui voit un
bellâtre, torse nu et grosse botte sur la croupe de la « bête ».
C’est dommage pour nous qui avons toujours défendu la position à quatre pattes.
C’est dommage, car c’est la position où le sexe de la femme est roi. C’est
dommage que la majorité des hommes soit encore au stade d’homo cretinus
erectus[8], C’est
dommage que la femina aperta soit encore vue comme vulgaire.
Photo
V. Couverture de Jeune Afrique.
Photo impressionnante de Kabila père. Un gorille. Ça fait peur. Ça fait peur de
voir une revue « africaine » pilotée par des Maghrébins publier une
telle photo d’un noir.
Photo VI. Mohammed VI et Mouammar Kaddafi assis, souriants, dans la tente de ce dernier. Qui se rappelle encore des temps où Kaddafi mit des gants avant de serrer la main au père de Mohammed VI ? Ce Hassan II qui l’aurait sali.
[1] Ceux qui désirent lire la transcription complète ou recevoir une copie de la cassette, peuvent les demander en envoyant un courriel à Maffezzini.Ivan@Uqam.ca. Pour ne pas recevoir inutilement des cassettes, sachez que l’enregistrement est en Avache classique.
[2] Émenorai Ematze, Vaches, Trempet , à paraître,
[3] Comme les Cours supérieures des pays démocratiques à une petite différence près : parmi les vaches la cheffesse s’auto-élisait à coups de cornes.
[4] À ce propos, René Habachi est on ne peut plus clair : « La distinction révélation révélante et révélation révélée peut sembler spécieuse puisqu’il s’agit, en fait, d’une même révélation et d’un même texte. La différence est dans le point de vue : faire le trajet : parole, discours, histoire, eschaton (révélation révélée) ou le trajet inverse : eschaton, histoire, discours parole (révélation révélante). René Habachi, Les deux pôles du problème d’une théologie de l’histoire, Actes du colloque, Révélation et Histoire, Aubier 1971, p. 113.
[5] Pour faciliter la lecture, toutes les citations tirées de la conférence de Derrida et publiée sous le titre de États d’âmes de la psychanalyse par Galilée en 2000, seront in italique.
[6] Ce n’est certainement pas l’Argentine, une province de l’Europe culturelle rattachée à l’Amérique du Sud qui peut parler au nom du Tiers (monde).
[7] Jules Michelet, Histoire de la Révolution française, éd. de la Pléiade, Gallimard, 1952, p. 90.
[8] À la mauvaise place.