29 janvier 2001 Pour tous les goûts. Le Tasse chante Jérusalem délivrée, Cervantès adoube son héros, Racine enchante la belle Hélène, Fischart ironise sur les femmes et saint Jean de la Croix noircit l’âme ; Catherine de Médicis et sa couvée préparent la route au Navarrais, Élisabeth règle ses problèmes domestiques et Ivan le Terrible égorge son fils ; les Turques massacrent les Chypriotes, à Lépante les Chrétiens se vengent, en France les Chrétiens se massacrent ; Drake plante le drapeau anglais en Californie, l’Espagne perd Tunis et son armée entre au Portugal ; Brahe construit un observatoire dans la péninsule danoise et Titien, Tintoretto et Véronèse ornent palais et églises de l’italienne ; les français construisent le Pont Neuf et les portugais fondent Rio. Il y en avait pour tous les goûts dans les années soixante-dix du seizième siècle, en Europe. Pour tous les goûts excepté en cuisine, où, selon The Timetables of History, c’est l’impérialisme de la cuisine italienne — parmi les nobles et les bourgeois, ça va de soi,

 

30 janvier 2001. Faust et Freud. Il peut arriver qu’on le croie. Qu’on se dise qu’il n’est pas complètement en contrôle de la situation, qu’il dissémine des concepts dont la trace et pratiquement inanalysable, qu’il jette un regard désabusé sur les restes, mais pas dans une conférence où il explique, en termes très simples et sentis, ce qu’est la déconstruction par rapport et envers la psychanalyse et, plus généralement, à l’analyse. Surtout pas à la fin de la conférence sur les résistances « de » et « à » la psychanalyse. Il termine donc en citant un passage de Faust où Méphistophélès, déguisé en Faust, montre à un étudiant venu demander conseil, que la compréhension des philosophes vient toujours après. Après l’action. Après coup.

Il introduit la citation en écrivant qu’elle est une « traduction convenue », c’est-à-dire une traduction résultant d’un accord et surtout d’une convention. Pourquoi qualifie-t-il de « convenue » la traduction de Nerval, lui qui des conventions ne s’est jamais fait le défenseur ? Y a-t-il une critique subtile qui m’échappe ? Sans doute. « Il est de fait que la fabrique des pensées est comme un métier de tisserand, où un mouvement de pied agite des milliers de fils, où la navette monte et descend sans cesse, où les fils glissent invisibles, où mille nœuds se forment d’un seul coup[1] : le philosophe entre ensuite, et vous démontre qu’il doit en être ainsi : le premier est cela, le deuxième est cela, donc le troisième et le quatrième (…) Les étudiants de tous les pays prisent fort ce raisonnement, et aucun d’eux pourtant n’est devenu tisserand. » Il aurait pu terminer la tirade de Méphistophélès, mais il ne l’a pas fait. Il aurait dû, parce que le faux Faust introduit la chimie cette science qui… mais, cela pour après… Je le ferai donc à sa place, avec une traduction « non convenue »[2] :

 

Qui veut connaître et peindre le vivant

N’en doit d’abord chasser l’esprit fervent ;

Car, s’il possède en sa main les parties,

L’âme liante hélas ! en est partie.

« La nature en nos mains », dit la chimie… Eh ! Quoi ?

Elle-même se raille, et n’en sait le pourquoi.

 

Probablement l’auteur n’a pas cité ce passage parce que les paroles de Méphistophélès sont trop convenues et en même temps trop facilement critiques d’une approche analytique qui est au fondement pas seulement de la chimie ou de la psychanalyse. L’analyse est interminable aussi à cause de ce que Méphistophélès dit : si elle se terminait, si elle trouvait les éléments ultimes elle se retrouverait avec une poignée de cendres ou comme écrit Derrida — oui, c’est bien de Derrida dont il s’agit et, en particulier, de la première de trois de ses conférences publiées par Galilée sous le titre de Résistances en 1996 : « (…) c’est parce qu’il n’y a pas d’éléments indivisibles ou d’origine simple que l’analyse est interminable ». Si Derrida avait poursuivi la citation, il aurait dû ajouter que la chimie a fait beaucoup de route, et pas toujours fausse, depuis ses débuts à l’époque de Goethe et que, même en chimie, l’analyse est interminable, si on la continue avec la mécanique quantique. Si on analyse les atomes (éléments étymologiquement indivisibles) on trouve un noyau entouré d’électrons, si on délie le noyau, on trouve des protons et des neutrons, si on défait les protons, on a des quarks… Comme quoi les ressemblances entre la mécanique quantique et la psychanalyse se situent bien ailleurs que là où une connaissance superficielle des deux la fait apparaître[3]. Il n’aurait pas pu écrire comme il fait à page 42 : « Rien n’est plus éloigné de la déconstruction, malgré quelques apparences, rien ne lui est plus étranger que la chimie, cette science des simples (…) » Mais il devait l’écrire. Pour souligner la différence de la psychanalyse cette « science » que Freud dit, pour des mauvaises raisons, sœur de la chimie. Une attaque en règle. En règle comme Derrida sait le faire : par le travers et avec ambivalence. Une attaque qui se mue en résistance, une résistance active, armée. Mais ce type de résistance est-il encore une résistance ? Seulement si on pense à la Résistance, celle contre les Allemands : « Le plus beau mot de la politique et de l’histoire de ce pays ». La vraie résistance, pas celle de la philosophie, celle qui, comme disait Goethe par la bouche de Méphistophélès, vient toujours après, celle qui s’oppose aux cinq Allemands (Kant, Hegel, Husserl, Heidegger et Freud[4]), par exemple, « les philosophes de la tradition de l’analyse » auxquels la déconstruction demande des « explications ». Auxquels elle résiste. Qu’elle attaque. Une tradition qui délie, simplifie, va chercher les origines mais qui ne peut que trouver un ombilic au nœud indénouable, comme celui du rêve ou de la vie. Un nœud qui résiste et qui ne peut que résister à toute tentative de dénouement analytique : la psychanalyse existe parce qu’il y a résistance. Seulement pour cela.

 

31 janvier 2001 Cendres. Le feu ne laisse pas de traces. Brûlez une branche, un rat, une maison, des poils, un homme, un journal ou de la merde et il ne restera rien. Rien que des cendres. Mais, les cendres sont des traces ! Oui, mais seulement du passage du feu. Seulement ?

 

Premier février 2001 Maître de vérité. Il s’agit d’un discours prononcé par Derrida dans le cadre d’une rencontre organisée à l’Unesco et intitulée Lacan avec les philosophes. Différence, ce mot qui circule désormais dans l’indifférence la plus totale dans d’innombrables textes, thèses et essais qui polluent la scène éditoriale française, et pas seulement française, ne pouvait pas ne pas se montrer, sous son meilleur jour, dans une conférence où Derrida résiste-attaque Lacan. Le service est à Lacan : la différence entre lui [Derrida] et moi, c’est qu’il n’a pas affaire à des gens qui souffrent. Et maintenant, à Derrida : La différence […] c’est que, formule à entendre comme il plaira, le manque [sa marotte] n’a pas sa place dans la dissémination [ma marotte]. Je ne connais pas de commentaires de Lacan[5] sur l’affirmation de Derrida, par contre les considérations de Derrida sur l’affirmation de Lacan qu’on vient de citer figurent à la page 86 de Résistances : Qu’en savait-il ? Très imprudent. Il ne pouvait pas tranquillement dire cela, et le savoir, qu’à ne se référer ni à la souffrance […] ni au transfert, c’est-à-dire à l’amour qui n’a jamais eu besoin de la situation analytique pour faire des siennes. Mais, alors, que veut-il dire, Lacan ? Il faisait donc de la clinique institutionnalisée sur un certain mode, et des règles de la situation analytique, un critère de compétence absolue pour parler — de tout ça. Ce Lacan, qui voulait, semble-t-il, entrer dans l’université, avait certainement un rapport très simple aux institutions. Il voulait détruire les mauvaises pour pouvoir bâtir la « bonne » — la sienne — où la vérité vit et prospère ; où on sait de quoi on parle quand on parle de souffrance. On le sait parce qu’on est dedans, dans l’institution. Parce que quand mille nœuds criblent le fil[s] invisible, le philosophe-Lacan démontre qu’il doit en être ainsi. Et c’est à Derrida, moins institutionnalisé et institutionnalisable que Lacan, de renchérir, de régler ses comptes : Que je n’aie jamais été en analyse, au sens institutionnel de la situation analytique, ne m’empêche pas d’être ici ou là, de façon peu comptable, analysant et analyste à mes heures et à ma manière. Comme tout le monde. Comment interpréter, à la lumière aussi de la conférence précédente, cet hommage : Lacan est un philosophe tellement plus averti que Freud, tellement plus philosophe que lui ? Peut-être faut-il ne pas l’interpréter : laisser l’interprétation en suspens et suivre Derrida dans son analyse de la bévue du « maître de vérité[6] » : Comment pouvait-il insister à deux reprises sur mon statut réel de non-analyste institutionnel et sur mon statut à tort supposé par lui d’analysant institutionnel, alors qu’il aurait dû être le premier à soupçonner les limites ou les bords de ces sites, à faire attention aux nœuds surnoués de cette invagination[7] ?

 

Je crains que les extraits et le ton choisis donnent l’impression d’une opposition, d’une polémique[8] trop forte aux esprits qui [croient] que je m’opposais ou que je donnais tort à Lacan. Le fond soutient une chose tout autre, bien plus froide et dépourvue de polémique : Donc non seulement je ne critiquais pas Lacan mais je n’écrivais même pas sur Lacan ou sur un texte de Lacan […] J’étais par mon écriture engagé dans une scène […] pas fermable, pas cadrable. Au-delà de Lacan. Est-ce que Derrida ne pardonne pas à Lacan son phallogocentrisme ? Sans doute. Mais peut-on pardonner quoi que ce soit à un « maître de vérité » ?

 

2 février 2001 Oui. Joyce naquit à Dublin le 2 février 1882 et sa muse de la jalousie, à Galway le 21 mars 1884. Elle lui inspira le personnage de Berthe dans Les Exilés, ce qui n’est pas ce qu’elle pouvait faire de mieux. Heureusement, elle lui inspira Molly aussi, qui, contrairement à Berthe, dit « Oui » dans la chair.

 

3 février 2001 Anti Œdipe. Ils disent que c’est lui, Joseph, qui a tué son père. Ils disent aussi que ce n’est pas son père : « Il n’a rien du Bantou, personne de plus Tutsi que lui ! ». Comme Brutus et César. Un jour, dans mille six cent ans, un Chèque Spire malien chantera la tragédie des Kabila. Sans ironie — de ma part.

 

Âge. « Chaque âge a ses plaisirs, dit-on. Le président [Joseph Kabila] saura-t-il s’arracher à l’insouciance et à la désinvolture propre au sien (…) ? » Il n’a pas trois ans, il en a trente ! Et, généralité pour généralité, on a souvent plus de désinvolture et d’insouciance à soixante-dix ans qu’à trente. On a beaucoup moins de choses à perdre. Je pourrais dérouler quelques kilomètres de noms de personnes qui ont fait l’Histoire (bien ou mal, ça dépend des points de vue) dans l’âge de « l’insouciance ». N’empêche que j’aimerais connaître l’âge de ce journaliste généraliste qui termine son article avec une autre perle : « [Le Congo] a besoin de sang neuf, d’audace et d’imagination créatrice », ce qui demande, des hommes, disons, pour ne pas exagérer, ayant entre soixante-dix et cent ans.

 

4 février 2001. Couple impossible. Il y a des couples manqués comme Gide et Proust, fictifs comme Sartre et de Beauvoir, des couplets comme les frères Goncourt, des couples mythiques comme Joyce et Becket, infernaux comme Barak et Arafat, ennuyeux comme Jésus et Gandhi, heureux comme Jane Mansfield et la Marsupilami, des couples impossibles comme Nietzsche et Freud. Derrida, appelle couple étrange celui formé par Nietzsche et Freud, ce couple que trop de voyeurs nous assurent avoir vu ensemble. Même Foucault se laisse prendre au piège de la facile facilité pendant quelques lignes et met Nietzsche et Freud, ensemble, du « bon côté », comme souligne ironiquement Derrida. Seulement quelques lignes, quelques pas ; après Nietzsche reste avec Holderlin, Nerval et Artaud, « les bons » tandis que Freud se promène bras-dessus bras dessous avec Pinel.

 

La troisième conférence de Résistances, Derrida la prononça en novembre 1991, à l’occasion du trentième anniversaire de Histoire de la folie à l’âge classique de Michel Foucault. La conférence la plus chargée émotionnellement et intellectuellement des trois, où la critique philosophique et le dialogue entre pairs ne s’enlisent jamais dans l’anecdote et l’ironie facile. Pas seulement entre pairs. Entre amis. Même s’il dit que non, Derrida continue à régler ses comptes avec Foucault, sans hargne, sans agressivité, avec classe, il faut l’admettre, comme on règle des comptes avec un vieil ami dont l’amitié s’est « obscurcie » sans que « l’admiration soit altérée ». Et c’est Freud le pivot autour duquel tourne la conférence. Un Freud que, au dire de Derrida, Foucault déplace d’un côté à l’autre d’une ligne de partage qui, tout en étant assez floue, partage les bons des mauvais. Le « bon génie » de Freud — celui qui met au centre la parole et s’oppose aux réductionnismes biologique et évolutionniste ; et le « mauvais génie », celui qui a continué à mettre au centre la pensée médicale, celui qui a transféré les murs de l’asile dans le rapport psychanalytique. De l’institution psychanalytique. Derrida ne limite pas l’analyse du mouvement pour et contre Freud (plutôt plus contre que pour) seulement à l’Histoire…, il considère aussi Les mots et les choses et l’autre histoire, celle de la sexualité où Freud est mis complètement K.O. : « [Freud a] relancé avec une efficacité admirable, digne des plus grands spirituels et directeurs de l’époque classique, l’injonction séculaire d’avoir à connaître le sexe et à le mettre en discours. » Ce que Derrida reproche à Foucault, c’est de ne pas être allé au-delà, au-delà, là où gît l’Au-delà du principe de plaisir. Là où il aurait pu trouver une critique de la maîtrise et du pouvoir presque foucaultiens : une « dualité pulsionnelle sans principe ». La dualité entre principe de plaisir et pulsion de mort « n’est-ce pas ce que Freud a tenté d’opposer à tous les monismes en parlant d’une dualité pulsionnelle et d’une pulsion de mort, d’une pulsion de mort qui n’était sans doute pas étrangère à la pulsion de maîtrise ? (…) J’essaye d’imaginer encore la réponse de Foucault. Je n’y arrive pas. J’aurais tant aimé qu’il s’en charge lui-même. » À sa manière derridienne classique, de travers, il dit qu’il n’y arrive pas et puis il y arrive : « Mais en ce lieu où personne ne put répondre pour lui, désormais, dans le silence absolu (…) je me risque à parier que, dans une phrase que je ne ferai pas à sa place, il aurait associé mais aussi dissocié, il aurait renvoyé dos-à-dos la maîtrise et la mort, c’est-à-dire le même, la mort comme le maître. »

 

Après cette conférence, impossible de ne pas plonger dans Foucault.



[1] Dans une traduction non « convenue », celle de P. Bregeault de Chatenay (Aubier 1948), on retrouve :

Par où fuit ce fil invisible

Que tout d’un coup mille nœuds criblent.

Je dois confesser qu j’aime ce fil criblé de nœuds. Je le préfère aux fils convenus de Nerval.

[2] Toujours de Bregeault.

[3] Je fais, bien sûr, allusion à la si galvaudée indétermination,.

[4] C’est moi qui ai ajouté Freud, parce qu’il me semble injuste qu’il l’ait oublié dans le paragraphe sur la tradition analytique, même s’il parle de la tradition  philosophique.

[5] L’affirmation de Derrida est tirée d’un texte de 1975. Six ans avant la mort de Lacan.

[6] Maître de vérité en tant qu’analysant, bien sûr ! Mais qui aurait pu en douter ?

[7] Pas mal. Vraiment pas mal !

[8] Ou poleros :  néologisme forgé dans la conférence précédente pour indiquer un rapport de force et une séduction qui naît de l’union de politique, polemos et eros.