4 juin 2001 Contexte Je ne sais plus où, Adorno écrivit : « Aucune pensée n’est immunisée contre les risques de la communication : il suffit de l’exprimer dans un contexte inadéquat et sur la base d’un mauvais consensus pour en miner la vérité ». J’ai tellement aimé cette pensée que, depuis une dizaine d’années, je la mets en exergue dans le syllabus d’un de mes cours sans penser que je la sortais de son contexte et que j’en minais ainsi la vérité. Drôle de façon de faire pour quelqu’un qui aime afficher des « grandes vérités » sur la première page de ses syllabus pour faire réfléchir ses étudiants[1]. Ce matin, je ne sais pas pourquoi (peut-être parce que j’ai mangé des poulpes grillés pour fêter l’anniversaire de celle qui me supporte), mais j’ai vu dans cette phrase un concentré de pessimisme adornien qui m’a lancé dans une petite réflexion que je vous fais partager — sautez au 5°° juin si vous n’avez pas envie de considérations trop lourdes.

 

Il est difficile de douter que le contexte soit important pour comprendre un événement, une pensée, une action, pour comprendre, pour le dire en un seul mot. Qui, sinon le contexte, donne les points de repères, facilite les prises de positions, assure un certain degré de communication ? Qui, sinon le contexte, permet au sens de marcher sur ses pattes ? Il permet d’approfondir, de nuancer et de revigorer une vérité sans trop la toucher : de la rendre autonome. Mais, comme dirait Adorno, toute vérité autonome devient fausse. Dès que les pilotis du contexte soutiennent l’habitation de la vérité, celle-ci se cache, se renferme sur elle-même et laisse que ses chiens de garde aboient à tout inconnu. Rien n’est plus nuisible à une vérité que de savoir qu’un sifflement suffit pour avoir d’ardents et de bruyants défenseurs à ses pieds. La pensée « exprimée dans un contexte inadéquat, et sur la base d’un mauvais consensus » ne peut pas se cacher, elle doit chercher dans le nouveau contexte de nouveaux points d’appui ; elle doit s’exposer et compter seulement sur ses forces. Dans ces nouveaux lieux elle ne peut pas cacher ses côtés sombres et grossiers, ses formes informes, sa consistance douteuse, son vernis écaillé. Elle est obligée de montrer sa fausseté : d’être vraie.

 

5 juin 2001. Poncifs I. Rien de plus évident que les poncifs des autres.

 

Poncifs II. Rien de plus troublant que les poncifs qu’on ne connaît pas.

 

Poncifs III. Rien de plus emmerdant que les savants au sourire cynique qui vous disent : « Ça c’est un poncif ! ».

 

Poncifs IV. Rien de plus triste que ces gens qui vous assènent des poncifs avec le calme des dieux.

 

Poncifs V. À propos des rapports entre religion et science. Celle-ci, je ne la connaissais pas : la science étudie comment les cieux vont et la religion comment aller aux cieux.

 

6 juin 2001. Débarquement. Elle a débarqué. Huit ans après le débarquement.

 

7 juin 2001 La clairière. Suite à une assez douloureuse chute, dans les escaliers de mon voisin — qui semblait ne pas aimer que sa femme me trouve prête pour la séance de photos de Spencer Tunik[2], dans son lit, à trois heures du mat : « Elle ne te croira jamais, va-t-en, je t’en prie. Tu sais très bien comme elle est bornée ! », m’a-t-il dit, presque fâché — je me suis retrouvée à l’hôpital Notre-Dame avec trois côtes et le nez cassés. J’eus ainsi le temps de réfléchir sans mettre tout de suite mes émotions (multiples) et mes idées (pour mettre le « s », deux ça suffit, n’est-ce pas ?) sur papier comme je fais d’habitude[3]. Et, cela m’a fait du bien. Un grand bien. J’ai pensé à la vie, à la mort, au plaisir, à toutes ces choses qui, si on n’y réfléchit pas, risquent de passer inaperçues. J’ai ruminé, concassé, mixtionné et, quinze jours plus tard, nouvelle femme, je suis sortie de l’hôpital. Avant de me rendre à la maison, je me suis installée au café des « m’as-tu vu alternatifs » de la rue Duluth, chez José. Et là, pour la première fois de ma vie, j’ai écrit un poème. Il faut dire que j’étais stimulée par les visages souffrants de deux jeunes auteurs qui raclaient le fond de leur pensée, le regard perdu dans l’infinité de la vie et les doigts accrochés au stylo comme des singes à la branche. Et je ne me suis pas contentée de quelques vers d’occasion, à la Mallarmé, pour nous entendre, mais j’ai écrit une trentaine de tercets en rimes comme les créait… j’ai honte… je dois être moins folle que je ne le pense… mais… rendue à ce point il est inutile d’atermoyer… Dante… oui je me suis mise à barbouiller des tercets « à la Dante »… je me sentais terriblement inspirée… j’étais tellement inspirée que j’« oubliai » le cahier chez José et ne peux donc vous faire partager que le début :

 

Aux deux tiers du chemin de ma vie

Je me retrouvai dans une vaste clairière

Et de la vague souffrance j’étais sortie.

 

D’un trait j’y fus, sans aucune prière

Étonnée comme femme qui voit l’amour

Faire sauter dans le cœur la triste barrière

 

De l’homme aimé refusant depuis des jours

Demandes, sourires, poèmes et  promesse

Que votre âme semait dans tous ses parcours.

 

« Tu n’es pas la première qui fait du Dante de café et tu ne seras pas la dernière », vous êtes en train de penser. Je le sais. Ça doit être pour ça que j’ai oublié mon cahier. Mais, la clairière ? L’image de la clairière ! Qu’en dites-vous ? Pas mal, n’est-ce pas ? Paradisiaque. Ce séjour à l’hôpital avait été mon purgatoire à moi et maintenant, à quelques jours de mon cinquantième anniversaire, je pouvais affirmer, avec une assurance inconnue jusqu’à La chute, que les détours sans fin, les ronces, les torrents imprévisibles, les vieux troncs bloquant le chemin, étaient affaires du passé. Du passé ! Fini. Fini. Vive la clairière, libre ! Le dos tourné au vieux soleil, je m’assis au milieu de la clairière pour contempler, sans mépris et sans refus, la touriste de la vie que je fus.

 

8 juin 2001 Poètes. Paul Celan « à la différence de beaucoup d’autres poètes, connaissait les fleurs dont il utilisait les noms dans ces vers et il ne se contentait pas de s’en servir comme des métaphores », on nous dit dans le numéro spécial de la revue Europe sur Celan. Est-ce que cela a une importance quelconque pour les lecteurs de poésie ? Non. C’est connu que les poètes ont l’art de prendre des mots que vous connaissez pour vous chanter ce que ni vous ni eux ne savez. Et pour les lecteurs d’une revue ? Bien sûr que oui. Ça leur permet de faire des considérations sur les poètes ou d’épater les amis avec des détails de connaisseurs.

 

9 juin 2001. Lait. Que les bébés, dès leur premier jour, puissent être nourris de lait de vache — de préférence allongé — en dit beaucoup sur les frontières entre les humains et les autres animaux.

 

10 juin 2001. Slogan. Les femmes du Trempet, toutes tendances sexuelles confondues, ont envoyé une lettre à plusieurs associations gaies françaises pour leur proposer la première phrase de Derrière la porte d’Alina Reyes comme slogan des lesbiennes du IIIe millénaire[4] : Femme, sois la bienvenue dans l’antre d’Éros.

 

 



[1] Comme s’ils avaient besoin de moi pour réfléchir !

[2] Photographe qui s’amuse à dénuder les masses.

[3] Dans un premier jet j’avais écrit, de manière un peu trop svelte : « Comme une Angot quelconque ».

[4] Je trouve qu’après une indigestion de « millénaires » ont est en train de rayer ce très beau vocable de tous les médias. Plus vendeur, comme ils disent.