11 Juin 2001 Millet. Les pamplemousses sont ronds et
roulent sans faire de mousse. En roulant ils écrasent, sans s’en apercevoir,
tout ce qui est moins grossier qu’eux et s’écrasent, souvent après un long
détour, contre plus grand qu’eux. N’importe quel phénomène social, culturel,
scientifique, politique… n’importe quel ique ou n’importe quel logue
est une occasion pour étaler leur capacité de tourner en rond. On peut faire
toutes les critiques qu’on veut aux pamplemousses, mais… mais, il serait
profondément injuste de ne pas leur reconnaître la capacité de sentir les
odeurs sociétales (sic !) comme des vieux chiens de sociologues. Il arrive
parfois qu’ils aient trop le nez dans le caca — les dossiers sur les médias qui
ne cessent de revenir dans leurs pages, en sont un bon exemple — et qu’ils ne
réussissent pas à détecter l’origine des odeurs, ils sont alors capables
d’asperger tout un pays avec des odeurs de réserve pour confondre encore plus
les idées. S’il y a une odeur qui fait partie de la vie de toutes les vies, et
donc de celle des pamplemousses aussi, c’est bien celle du sexe et parmi les
odeurs de sexe, celles des femelles en rut sont les plus vivifiantes.
Imaginez-donc si le magazine des pamplemousses français agréés (le Nouvel Obs.)
et son confrère italien (L’Espresso) pouvaient ne pas foutre leurs naseaux dans
les pages de « La vie sexuelle de Catherine M. » de Catherine
Millet ! Le N.O. titre « Sexe – Quand les femmes disent tout »
et son pendant[1] italien
(L’Espresso), la semaine suivante, intitule son dossier principal « Sexe –
Les femmes racontent tout ». Et nous du Trempet, nous qui avons dans le
nez les pamplemousses de tous les pays, nous essayerons de restaurer les coins
aigus après le passage des polisseurs et polisseuses transalpines. Nous réfléchirons,
nous aussi, sur les femmes qui parlent de sexe et nous prendrons, nous aussi,
le livre de Millet comme fête de turque. Une façon facile, convenons-en, de ne
pas trop lisser les coins, c’est de laisser chaque membre prendre sa place sans
se faire déranger par son voisin. C’est pour cela que, tout au long de la
semaine, les différents membres présenteront leur point de vue sur le livre de
Millet dont l’histoire peut être résumée en quelques mots : Catherine,
directrice de la rédaction de la revue Art Press, raconte, dans les
moindres détails et dans des termes qu’autrefois on disait crus, comment ses
trois orifices principaux, plus proches qu’on ne le pense dans l’espace sexuel,
sont visités par un nombre de bittes pratiquement incalculable. Des considérations
et des réflexions de l’auteur guident le lecteur dans l’interprétation d’un
monde où la mécanique est reine.
Personne n’est vacciné contre toutes les formes
de pamplemousserie[2] surtout
quand on aborde un sujet aussi complexe que celui des femmes de sexe. Mais les
membres du Trempet n’ont pas peur de se mouiller et de risquer de se trouver
côte à côte avec des journalistes aux idées courtes et aux bibittes longues.
P.S.
Millet a affirmé dans plusieurs entrevues qu’il
ne s’agit pas de fiction mais de comptes rendus authentiques de rencontres et
de fantasmes réels.
12 Juin 2001 Vue par Marguerite J’aime les provocations quand elles servent à provoquer les bourgeois, et encore ! J’ai beau faire des efforts, les livres de cul, crus, je ne les digère pas. À la page trente du livre de Millet, je n’en pouvais plus. Non seulement ça ne m’intéressait pas, mais ça me déprimait. Profondément. Comme Gary, je pense que le sexe on le fait et on n’en parle pas. J’aime les livres qui suggèrent et qui croient en l’intelligence de la lectrice. J’aime les écrivains qui n’ont aucun besoin d’étaler quoi que ce soit sur le présentoir du corps et qui, quand ils dissèquent, ne se regardent pas faire. J’ai toujours considéré que l’étalage de bittes et de vulves est sans intérêt, ennuyeux et sans charme et que la parole sur le sexe détruit le plaisir par complaisance. Entre le sexe et la vie il y a un monde. Il y a un monde, comme entre l’écriture et la vie.
13 Juin 2001 Vue par Joe. J’en ai connu, des femmes comme celle-là. Elles jouent à une bitte repousse l’autre quand la chair est ferme et s’accrochent à la première couille molle venue quand la parole seule est fringante. Je n’achèterais pas ce livre même s’il coûtait le même prix que le papier-cul.
14 juin 2001 Vue par Theodor. Le livre de Millet n’est pas intéressant en soi, mais il partage ce non-intérêt avec bien d’autres et donc, si on veut en parler, il vaut mieux le faire de manière civilisée : il n’est d’aucune utilité de descendre Millet comme si elle subsumait tous les mauvais livres qui envahissent la scène littéraire. « La vie sexuelle de Catherine M. », mérite d’être considéré comme un phénomène socioculturel qui jette une lumière, sans doute tamisée par le manque de maîtrise de la langue de l’auteur, mais quand même une lumière, sur ce que l’on peut appeler la « littérature de vie » féminine. Millet n’a besoin ni d’afficher « à la Flaubert » que Catherine M. c’est elle, ni de le cacher comme beaucoup d’auteurs de livres « osés » l’ont fait depuis des siècles. Elle est là, en première, en deuxième et en troisième personne. Elle est toute là : elle décrit Catherine en train de…, commente ses actions et les situe dans un cadre psychanalytique. Elle est en même temps scénariste, metteur en scène et actrice d’un film tourné dans sa tête, par son corps, pendant une trentaine d’année et mis en image pour les autres quand, je présume, elle ne croyait plus pouvoir jouer le rôle de déclencheur de désir. Si, du point de vue littéraire, les cent-soixante-dix premières pages pouvaient être réduites à trois ou quatre sans que le lecteur perde quoi que ce soit, du point de vue sociologique cet amoncellement de pénétrations est intéressant car il nous montre comment la quantité, tout en ne se transformant pas nécessairement en qualité, ne dégringole pas non plus vers une bouillie informe. Une femme qui choisit de se donner à des dizaines d’hommes dans des intervalles très courts (pour ne pas dire en même temps) non pas parce qu’elle a besoin d’argent (comme une pute) ou parce que son désir est irréfrénable (comme une nymphomane) mais parce que, dans le désir des autres, elle trouve le carburant du sien, n’est peut-être pas une nouveauté ; que cette même femme (une bonne femme avec une bonne position dans la bonne société) décide d’étaler sur le comptoir de la boucherie de l’édition les meilleurs quartiers de sa viande sans se soucier des mouches à merde qui tournent autour, cela ne relève pas seulement du courage ou de besoins personnels mais du fait que la société est passée du stade de la libération sexuelle à celle de la libération morale, du corps comme instrument de plaisir. Cette libération morale (mais il vaudrait mieux dire « libération de la morale ») n’implique ni amoralisme ni immoralisme mais un « papillonnage » de la morale qui choisit ses fleurs au gré des événements qui créent l’individu. La quatrième partie du livre (les quarante dernières pages) sont certainement les plus intéressantes, les plus pensées, les plus stimulantes (c’est le cas de le dire) pour un lecteur normal, celui qui dans un livre cherche une exposition du monde (ou d’un monde qui a une quelque analogie avec le sien) et non le lecteur « professionnel » qui lit parce qu’il doit faire des comptes rendus ou le drogué qui lit parce qu’il ne peut faire rien d’autre. La quatrième partie (Détails), c’est la partie réflexive. Elle réfléchit naïvement comme quand elle se questionne sur l’excitation que lui procure la fellation (Reste le mystère, pour moi, de la transmission de l’orifice supérieur à l’orifice inférieur) ; comme une bonne écolière (Écrire un livre à la première personne relègue celle-ci au rang de troisième personne) ; de manière pédante et sans tête ni queue (Comme la multiplication de deux nombres négatifs donne un nombre positif, ce plaisir est le produit […] de [l’] absence aperçue et de l’horreur qu’elle […] suscite) ; comme l’enfant qui découvre la philo via Lacan et nous dit que le regard est le siphon par où s’évacue mon être. Elle se présente au lieu de se représenter. Et cela fonctionne mieux, comme quand elle nous dit qu’elle a dû passer la trentaine pour comprendre que Mon propre plaisir puisse être la finalité d’un rapport sexuel. Sans doute de manière très critiquable, mais elle réfléchit — par ailleurs la « manière critiquable » n’est-ce pas le propre de la réflexion partagée ? Le livre de Millet ouvrira la bouche à bien d’autres femmes, on aura des tonnes de mauvaise littérature mais aussi quelques réflexions intéressantes qui lanceront les nouvelles générations dans de nouveaux terrains à essarter, dans de nouveaux mondes à déchiffrer.
15 juin 2001 Vue par Adolphe. Une occasion ratée. Ça démarre bien, sans trop de frous-frous ; un réalisme de bon aloi, quelques considérations psychologiques de trop, mais l’ensemble se tient. Ça fait bander, c’est ça qui compte. L’ensemble se tient dans les trois premières parties mais, dans la quatrième, Millet se laisse avoir par un intellectualisme de bas étage. Elle fait des considérations qui se veulent profondes quand, tout au long du récit, elle a montré que de profond elle n’a que trois orifices (comme elle les appelle). C’est dans le chapitre « Maladie, saleté » qu’elle n’a pas su saisir deux occasions en or que n’importe quel écrivain moindrement doué n’aurait pas laissé échapper : la première c’est quand elle nous parle de ces incidents scatologiques qui se produisirent quand j’étais en compagnie d’hommes beaucoup plus âgés que moi, l’un et l’autre pouvant être assimilés, pour des raisons d’ailleurs différentes, à des figures paternelles ; la deuxième quand Éric lui promet d’être un jour sous un chien dressé. Je dis bien qu’elle a raté des occasions en tant qu’écrivain car il est notoire que, dans la vie sexuelle, il n’y a pas d’occasions ratées : on a ce qu’on sait avoir et on donne ce qu’on peut donner. Le fait qu’elle n’ait pas su accepter ces deux offrandes du hasard me fait penser qu’elle a sans doute écrit la quatrième partie en premier et que, après seulement, elle a décidé d’ajouter du matériel pour soutenir ses considérations. Si la première occasion lui avait permis d’aller au-delà de la scatologie pasolinienne pour avoir le père par derrière, c’est surtout la deuxième qui ne se réalisa jamais, sans que je sache si nous manquâmes l’occasion ou s’il jugeait que cela devait rester de l’ordre de la fabulation qui lui aurait permis de faire une vraie immersion dans l’animalité humaine. Elle aurait eu le choix de compter les bittes des chiens avec celles des hommes (dans le chapitre nombres) ou de les mettre dans un ensemble à part (dans le chapitre espace) mais, quel qu’eut été son choix, elle aurait donné au sexe ce qui est au sexe avant que la pensée ne le réduise à un reste d’animalité. C’est dommage. C’est dommage pour nous qui aurions sans doute eu nos horizons ouverts sur d’autres espèces, c’est dommage pour Catherine Millet qui, honnête femme, continue à être embourbée dans les moralismes les plus poisseux. Lisez la réflexion profonde qu’elle nous livre pour justifier sa fierté quand on lui dit qu’elle fait très bien des pipes : Ce n’est pas que j’aie été privée d’autres gratifications dans ma vie personnelle […] il y aurait un équilibre à maintenir entre l’acquisition des qualités morales et intellectuelles qui attirent l’estime des semblables, et une excellence proportionnelle dans les pratiques qui font fi de ses qualités, qui le balaient, les nient. C’est quoi cette histoire de qualités érotiques qui nient les qualités morales ? Depuis quand existe-il des qualités morales ? Va mollusque, va faire une autre tranche de psychanalyse. Va et que Dieu te pardonne.
16 juin 2001 Vue par Ursula. Une bourge qui écrit pour des bourges sur des bourges. Je n’y vois aucun intérêt ni littéraire, ni politique, ni social… on n’avait pas besoin d’une vieille conne qui met noir sur blanc toutes ses aventures pour savoir que dans la classe bourgeoise on a toujours eu des dépravées qui épataient avec leur cul. De la merde.
17 juin 2001 Vue par Ivan. Il est difficile et parfois même inutile de dire si une œuvre se situe dans la queue d’un cycle ou si elle est dans le peloton de tête d’un nouveau. Difficile, mais pas dans le cas du récit de Catherine Millet. Est-ce à dire, comme on l’écrit dans les magazines ou on le suggère à la télé, que Millet fait partie du peloton de tête du tour de sexe des femmes « qui disent tout » ? Encore plus. Est-elle une des auteurs qui bâtiront la littérature du XXIe siècle comme une littérature de femmes, pour les femmes ? Il me semble évident, même après une lecture assez superficielle, que le récit de Millet est plutôt dans la queue du vieux cycle : elle clôt une période dans laquelle la femme, comme personnage littéraire et personne réelle, vit et s’alimente dans les schémas bâtis par les hommes, pour les hommes. Son engouement pour les pipes, l’importance qu’elle donne aux hommes comme architectes de son image, son manque de sensibilité envers les femmes, sont plus que des indices du fait qu’elle a complètement intégré le discours hétérosexuel mâle et que, dans l’objectification, elle a trouvé la source principale de son plaisir — objectification de soi ou des autres, cela ne fait aucune différence. Le fait qu’elle participe à la fermeture d’un cycle, n’a rien de négatif en soi. On a besoin de gens qui analysent et nettoient les restes d’une époque qui s’éclipse : ils sont importants, souvent même plus que ceux qui ouvrent une nouvelle époque car, sans leurs patchworks du passé, réalisés avec la machine à coudre de la réflexion, les défricheurs risqueraient de geler dans la broussaille. Qu’on me pardonne le saut gigantesque, mais on pourrait dire que Millet est l’équivalent de Proust[3] et qu’on attend encore l’arrivée de Joyce (Angot aurait pu être un début mais elle trop coincée dans son malheur pour pouvoir ouvrir quoi que ce soit de nouveau, au niveau du style ou du contenu). Celles qui ouvriront un nouveau cycle auront le style qui convient pour finalement aborder la sexualité du côté des femmes : une sexualité animale sans être bête, qui ne refuse pas de compter mais qui préfère laisser conter ; qui, par moment, peut être dans la démonstration, sans que celle-ci soit sa manière d’être. Celles qui, sans le moindre effort, éviteront les banalités du genre : le cratère brunâtre du trou du cul et la vallée cramoisie de la vulve pour donner au corps ce qui est au corps et au style ce qui est au style.
[1] J’avais écrit « perdant », lapsus facilement compréhensible après la victoire de Berlusconi qui a l’Espresso comme un des ses ennemis les plus acharnés.
[2] L’APAP (Association des Pamplemousses Agréés Parisiens) a dénombré 329 formes communes et 1256 extraordinaires dont une très insidieuse pour les esprits libres : l’anti-pamplemousserie automatique.
[3] Est-ce un hasard si Millet dit qu’elle sait « peaufiner » les sexes des hommes et que Proust n’était pas aux premières armes dans ce domaine ?