18 juin 2001. Le défilé des membres du Trempet sur Millet continue.

 

Vue par Bernardo. Interchangeables ? Deux titres : La vie sexuelle de Catherine M. et Les monologues du vagin. Deux paragraphes en quatrième de couverture. Le premier : L’œuvre de Xxx donne la voix aux fantaisies et aux peurs les plus profondes des femmes, il est sûr que personne, après avoir lu ce livre, ne regardera plus le corps d’une femme, ou pensera au sexe, de la même manière. Le deuxième : L’œuvre de Xxx constitue, à coup sûr, l’un des livres les plus audacieux et les plus stupéfiants que la tradition érotique ait donnés à la littérature française. Les deux paragraphes s’appliquent-ils au même livre ? Si non, lequel s’applique à lequel ? Vous pouvez les associer comme vous voulez et cela ne changera pas grand chose. Ce que je peux vous dire c’est que, le premier s’applique au livre de Eve Ensler, The Vagina Monologues, le deuxième au livre de Catherine Millet. Il est étonnant de voir comment, après des centaines de déceptions, je puisse continuer à me faire avoir par les quatrièmes de couverture, une fois que le titre m’a bien émoustillé. Devant un livre, j’ai la même réaction que devant la beauté des femmes : si l’enveloppe est belle, je me laisse prendre. Comme pour les femmes, par contre, je ne donne aucun poids aux critiques (éventuellement plus on critique négativement, plus je me sens attiré). J’ai oublié de dire que le livre d’Ensler a une préface de Gloria Steinem et, les préfaces aussi, ont une grande influence lors de l’achat. Pas vraiment leur contenu, à vrai dire, mais le nom de l’auteur et le rapport avec le titre. Si, par exemple, le livre de Millet avait une préface de Sollers je ne l’aurais jamais acheté mais s’il était préfacé par, que sais-je ?, Cioran ou Cixous, je l’aurais acheté sans même lire la quatrième de couverture. La préface de Steinem était pour moi l’assurance que le titre n’était pas un attrape nigauds (pour reprendre la comparaison avec la beauté des femmes, Steinem était pour moi l’assurance que les seins si bien mis en valeur par un chemisier qui « tombait » bien, n’étaient pas des grains de maïs emballés dans un Wonderbra rembourré). J’ai lu le livre de Millet et pour le terminer j’ai dû me convaincre que je ne lisais pas pour mon plaisir : comme Millet je me suis laissé fourrer par tous les trous de mon cerveau avec des mots de toutes les formes et aux consistances les plus variées, avec des phrases courtes, de longues, de tordues et de très simples dans une espèce de torpeur corporelle. Comme Millet dans la baise, j’étais indifférent dans la lecture — ce qui, pour moi, était nouveau. J’avais presque peur de cette apathie. C’était grave. Très grave. J’ai même pensé être devenu impuissant à lire. Je dois admettre que j’ai toujours considéré les seins comme « fondamentaux » dans l’érotisme (les femmes que j’ai connues ne m’ont certainement pas poussé à changer d’avis !). Imaginez donc quelle surprise devant un livre qui, du point de vue du plaisir, met les seins sur le même plan que, disons, les… les ongles des pieds ! Quelle chance d’avoir acheté en même temps le livre d’Ensler ! Il a suffi que je lise ce que Steinem a écrit à propos de son apprentissage du mot clitoris pour retrouver ma vigueur de lecteur après la débandade Milletienne : Des années passèrent avant que j’apprenne que le corps des femmes possède le seul organe dans les corps humains avec aucune autre fonction que de ressentir du plaisir. (Si un tel organe existait seulement dans le corps des mâles , pouvez-vous imaginer combien on en aurait entendu parler — et ce qu’on aurait employé pour le justifier ?). Rien d’inconnu. Tout bien placé — contextualisé, comme diraient certains de mes amis. Simple. Fort. Clair.

 

19 juin 2001 Vue par Organ. Je n’ai rien à dire. J’ai arrêté à page 15, incapable de la suivre dans ses considérations sur la béance. Après j’ai lu en diagonale et je ne pas pu m’empêcher de me demander — même si les pénétrations « normales » sont plus qu’abondantes — si son insistance sur les rapports oraux et anaux ne donnaient pas raison à Karl Abraham quand il écrit que les pratiques sexuelles orales et anales sont, pour les femmes, un moyen d’éviter le contact qui leur rappellerait leur infériorité génitale.

 

20 juin 2001 Vue par Ik. De Kate Millet à Catherine Millet, quelle chute ! Vers la fin de son livre Millet écrit qu’il y aurait peut-être même une lointaine correspondance entre ma façon de peaufiner un pompier et le soin que j’apporte, dans l’écriture, à toute description. Le moins qu’on puisse dire c’est qu’elle n’est pas lucide ! Son écriture n’est surtout pas soignée, par contre il n’y a pas de doutes qu’elle doit sucer avec une classe incomparable — autrement, comment aurait-elle pu nous donner les nombreux détails qui voudraient agrémenter son interminable récit ? Elle est une critique d’art réputée et elle devrait donc savoir qu’entre peindre un tableau et le décrire il y a une certaine différence (elle devrait surtout savoir que certains tableaux abstraits sont plus faciles à créer qu’à commenter !). J’ai lu les vingt premières pages qui m’ont profondément ennuyé et puis j’ai lu par-ci par-là quelques paragraphes. Rien faire, l’ennui ne me lâchait pas — par contre une irritation prête à se transformer en colère prenait toujours plus de place, comme quand je lisais des niaiseries du genre : il doit bien y avoir un lien intrinsèque entre l’idée de se déplacer dans l’espace, de voyager, et l’idée de baiser ou il y a plus de la vision intérieure de l’artiste dans le tableau que de la réalité elle-même). J’ai même demandé à mes amis intellectuels si ce n’était pas un homme qui avait écrit le récit. Ils m’ont assuré que non et que seulement un vieux macho comme moi pouvait encore penser qu’il y a une façon féminine et une façon masculine de représenter les va-et-vient du sexe. Ça doit être vrai, mais ce ne l’est pas — heureusement !

 

21 juin 2001 Vue par Emenorai. Il ne suffit pas de lire entre le lignes, ni en dessous. Il faut relire les quelques lignes (une dizaine en tout) où sa solitude cesse de se draper dans le manteau rouge du sexe. Il faut l’observer dans les rares moments où le solide surmoi, qui lui donne un si grand don de l’observation, se laisse observer. Il faut l’écouter quand elle découvre ce qu’on connaît depuis que le monde est monde et qui pourtant est si loin de son monde mon plaisir n’était jamais aussi vif que lors de la première fois, non pas où je faisais l’amour avec quelqu’un, mais où nous nous embrassions. Il faut regarder la petite fille qui enroule et déroule les aussières de ses rêves aux bittes de mouillage.

 

22 Juin 2001 Vue par Pablo. L’âme sans secrets n’est que trou. L’esprit sans secrets n’est que vent. Le corps sans secrets n’est que vide. Un livre sans secrets n’est que papier. Dans le secret de la confession la parole biloque l’âme qui s’ouvre à la parole divine, dans celui de l’amour l’esprit se repose, l’ami retrouve l’ami dans le secret de l’amitié. La vie humaine est un tissu de secrets gonflé par le souffle de la chair. Aucun secret dans le récit de Millet. Aucune vie. Même pas la vie de la perversion. Tout est aplati sur l’écran à deux dimensions de l’indifférence et du sexe. Bien des œuvres ont mis à l’épreuve ma résistance à l’impudicité mais presque toutes m’ont permis de trouver dans l’ignominie des pires passions le cri de la vie lacérée. Rien de tout cela dans Millet. Même pas d’impudicité : une machine qui s’unit à des machines et réfléchit comme une machine. Un vide sans angoisse. Un vide plein de vide qui, du vide, ne connaît point le drame.

 

23 juin 2001 Vue par Marie-Andrée. Pendant toute la lecture je n’ai pas réussi à me libérer de l’idée que Catherine vit les fantasmes de ses hommes et qu’elle met les siens en sourdine, sinon pourquoi serait-elle toujours accompagnée de son compagnon voyeur ? Ce qui s’accorde très bien avec la phrase suivante : je me suis spontanément coulée dans la peau des autres pour tenter de prouver par moi-même ce qu’ils éprouvaient. Je suis incapable de la suivre dans son adoration de la bitte. Adoration qui la porte à une image piteuse de son corps (Hydrocéphale et callipyge, les deux protubérances reliées par un inconsistant bras de mollusque (J’ai du mal à faire exister une poitrine), le tout posé sur deux poteaux qui entravent mais mouvements plus qu’ils ne les facilitent) ou qui la pousse à se faire uriner dans la bouche dans une passivité toute… féminine. Trop féminine, à mon goût. Toujours dans le « féminin » voici un des plus beaux passages du livre : Il fallait d’abord que je me donne littéralement  à corps perdu à l’activité sexuelle, que je m’y oublie au point de me confondre avec l’autre, pour, à l’issue d’une mue, m’étant dépouillée du corps mécanique reçu à la naissance, endosser un second corps, celui-ci capable de recevoir autant que de donner. Vraiment beau. J’ai vécu le même genre d’expérience, au début de la vingtaine et, moi aussi, j’ai mué : j’ai renoncé à croire que les hommes seraient capables de donner et j’ai choisi mes partenaires parmi les femmes. Après ma « mue » j’ai découvert la richesse d’une sexualité qui ne se réduit pas à trois orifices, non seulement les seins (cette « chose » pratiquement inexistante pour Catherine) ont pris une place importante mais tout mon corps, enveloppé d’esprit, a donné, reçu, donne et reçoit. Ce livre m’a laissé un goût amer, un sentiment de profonde d’impuissance. Il m’a montré que même des femmes fortes, indépendantes, intelligentes… quand elles sont des « femmes de sexe » peuvent ne pas amarrer à Lesbos et continuer une vie de misère (sexuelle) entre les bras d’hommes incapables (biologiquement !) de donner.

 

24 Juin 2001 Vue par Alice. Il y en a encore du chemin à faire ! Il suffit qu’une femme écrive quelque chose qui sort des stéréotypes de la culture masculine, qu’au lieu de discuter l’œuvre on discute du lien entre la femme et l’œuvre. Comme si les seules vraies œuvres que les femmes pouvaient réaliser étaient les enfants ! C’est le cas à propos du livre de Catherine Millet. Les femmes disent tout ? Tout à propos de quoi ? Pourquoi pas, « les femmes disent », ou encore, comme on disait il y a une trentaine d’années « prennent la parole » ? ou, pourquoi pas Catherine dit, Geneviève dit, Nathalie dit… ? est-ce que les journalistes titrent « Les hommes… » quand Sollers déblatère sur la littérature, le cul ou la politique, ou titrent-ils « Sollers… » ? On a toujours besoin d’apposer l’étiquette « femme » sur les auteures de notre sexe quand on veut nier leur individualité ou quand elles dérangent.

 

Catherine Millet a écrit un livre qui a été publié, qui circule, qu’on lit. Catherine Millet est une auteure.

 

Par rapport à son livre je suis ambivalente — je dis bien par rapport à son livre et pas par rapport aux livres des femmes qui disent tout : j’aime le courage avec lequel elle prend le droit à une sexualité sans entraves et à en parler à mots ouverts — elle prend le droit, elle ne le revendique pas : ce qui rend la vie difficile aux anti-féministes qui s’en prennent, avec autant de facilité, aux revendications des femmes ! Je n’aime pas les considérations et les explications du comportement du personnage Catherine face aux hommes, mais de cela je ne parlerai pas. La manière très crue de raconter choisie par Millet, n’est pas un choix innocent : elle sait qu’elle va toucher certaines cordes sensibles, qu’elle va créer des polémiques dures et à la longue désagréables, qu’elle risque d’être mise à l’index non seulement par les pires réactionnaires mais aussi par les hommes et les femmes « libérées ». Sa décision de ne pas se cacher et de vouloir mouler le plus clairement possible le personnage dans l’auteur est une décision que beaucoup de femmes écrivaines adoptent depuis quelques années et dont la signification politique et littéraire est, à mon avis, très importante. C’est comme si elles disaient : nous n’avons pas besoins de nous cacher derrière des personnages inventés car notre vie est déjà notre invention, elle est déjà pleine d’intrigues, de figures de premiers et de deuxième plan, de contradictions, de rêves, de fantasmes, de luttes… Si nous décrivons avec le plus de participation possible nos malheurs, nos joies, nos gestes, nous sommes automatiquement dans le monde de l’art mais, à différence des « classiques », nous ne courons pas le risque de tout diluer dans des lieux communs stylistiques ayant, souvent, comme seul effet de bercer le lecteur et d’endormir sa curiosité sur le lit du déjà connu. Dans cette présentation « directe », où les standards masculins de représentation sont brisés, Millet se promène sans la protection des sentiments et c’est cela qui dérange le plus. Une femme sans tous les frous-frous sentimentaux ? Ce n’est pas une femme ! Une femme qui vit sa vie sexuelle comme mieux lui chante et qui s’en fout complètement de ce qu’on dit ? Ce n’est pas une femme ! Oui, une femme ce n’est pas une femme. Mais ce sont les femmes qui ne sont pas des femmes qui ouvrent la voie aux femmes qui seront des femmes. C’est tout.