25 juin 2001. Lanternes. Conversation captée le jour de la Saint-Jean dans une librairie de la rue Saint-Laurent et remise en forme en prenant des libertés.

    … Non, je t’assure que ni la lanterne de Diogène ni celle d’Aristote me dit quelque chose.

    Je suis sûr que tu sais ce qu’est la lanterne de Diogène…

    Peut-être que je le savais… je ne me rappelle plus…

    Tu sais, l’histoire du philosophe qui cherche l’homme en plein soleil…

    Ah ! Oui… à midi… à Athènes… avec une lanterne. Oui, oui, je me rappelle.

    Ce philosophe est Diogène…

    Ah, Diogène Laërce !

    Non, l’autre. Celui qui dit à Alexandre le Grand de se déplacer car il lui fait ombre…

    Celui d’Alexandre ? Ce n’était pas Aristote, le maître d’Alexandre ? Diogène ce n’est pas celui qui nous a laissé la transcription de certains textes d’Aristote...

    Oui, Aristote était le précepteur d’Alexandre. Mais le Diogène qui transcrit Aristote ce n’est pas celui d’Alexandre…

    Mais Alexandre aussi transcrivait Aristote… s’il était son disciple…

    Tu mélanges tout… Retournons à nos lanternes. L’autre Diogène, le cynique, avait demandé à Alexandre de s’ôter de « son soleil » parce que…

    Ah ! Je viens de piger : le soleil est la lanterne d’Aristote, le grand philosophe, qui est le précepteur du grand roi. Mais cette lanterne, est trop lumineuse et elle aveugle les hommes qui ne se voient plus. Diogène, qui n’aime pas les grands et qui aime la vie de tous les jours croit que…

    Non, non. Pas du tout. Ça n’a rien à voir avec le soleil, la lanterne d’Aristote. Aristote s’intéressait à bien des choses et entre autres aux oursins.

    Aux oursons ?

    Aux oursons, comme toi, mais aussi aux oursins.

    Donc Diogène cherchait l’homme et Aristote les oursins… Si le boss était ici il aurait fait une farce plate sur les ours sains

    On est en train de tout mélanger.

    Oui, c’est un bordel…

    Dans un certain sens. Aristote pensait que, pour trouver l’homme, il fallait connaître les oursins aussi…

    Donc l’oursin est la lanterne qu’Aristote emploie pour chercher l’homme…

    Métaphoriquement. Comme tous ces savants modernes qui passent par les bactéries des intestins pour comprendre le fonctionnement du cerveau. Non, la lanterne d’Aristote est quelque chose de bien plus précis. C’est l’appareil masticateur des oursins.

    Ouaou ! Appareil masticateur…

    Oui. La bouche et ses annexes qui ressemblent à une lanterne selon Aristote…

    Donc les oursins mangent avec une lanterne…

    Et ils se déplacent aussi avec une lanterne…

    Comme Diogène ?

    Pas vraiment. La lanterne des oursins participe à la marche…

    Tu veux dire que, comme Millet, les oursins ont une bouche à tout faire ? Marcher avec la bouche, t’exagère…

    Ouais… tu ne me crois pas ? Je peux te montrer le troisième volume de Zoologie de la Pléiade…

    Purée, tu sais même dans quel volume… t’es cultivé…

    Mais… Je l’ai lu hier soir

Après que le seul client est descendu au sous-sol.

    Écoute : « La lanterne des oursins participe à la marche : les dents sont enfoncées dans le substratum, l’oursin se dresse et se poussant avec les piquants, il tombe en avant ; il avance ainsi par titubations successives. »

    Très beau, titubation. L’oursin est comme la science, c’est ça que tu voulais me dire ? Elle avance par titubations et elle ne lâche pas des dents le substratum…

    Ça suffit… on est en train de se perdre…

    J’aime tituber… je veux dire, métaphoriquement… cette histoire de lanternes me fait tituber…

    Moi aussi elle me fait tituber… ta lanterne…

    Franchement !

 

26 juin 2001 Lacan, Yupanqui, Gould, Blok et final en « mais ». « La stabilité de la religion vient de ce que le sens est toujours religieux[1]. » Lequel ? Celui que Dieu, dans sa bonté infinie, nous montre ? Certainement. Celui que des institutions millénaires enlisent dans les cerveaux souffrants ? Certes. Celui qui remplit l’attente des pires barbaries ? Naturellement. Mais, les trois sens ne font qu’un, et, si on ne craint pas les discours qui se mordent la queue, on peut dire que le sens religieux est religieux. Lacan a encore une fois raison. Il a toujours raison. Maintenant fermez le livre et mettez le CD « Trente ans de chansons » de Atahualpa Yupanqui. Écoutez la troisième chanson : Preguntitas sobre Dios. Écoutez-la. Écoutez-le, chanter… Écoutez-le, jouer… Rien qui vient du haut. Il n’en a pas besoin. Tout est déjà bien haut, ici bas.

 

Hay un asunto en la tierra

Más importante que Dios

Es que nadie escupa sangre

Pa’que otro viva mejor

Il est une affaire sur terre

Plus importante que Dieu.

Que personne ne crache le sang

Pour que d’autres vivent mieux.

 

Simplet le citharède argentin, n’est-ce pas ? Trop simple. Mais c’est ça qu’on devrait aimer, surtout dans son pays où les psychanalystes se multiplient comme les célèbres poissons. Oui, ça s’peut que le sens soit toujours religieux mais, ce qui est certain, c’est que le religieux n’a pas de sens  — surtout pas de sens bon. À moins qu’un sens dans la cité de Dieu et un autre dans celle des hommes soient et que les deux cités n’aient pas de terrains communs. Les luttes entre les deux cités seraient-elles, alors, de simples escarmouches entre des mercenaires sans foi ni loi à la solde du moi ? Oui, selon le NOMA (Non Overlapping Magisteria) de Stephen Jay Gould : les deux cités ont des lois, des méthodes, des moyens différents. Elle répondent à des buts différents. Les deux enseignements ne se superposent pas. Et nous, citoyens privilégiés d’un Occident privilégié, nous pouvons partager notre vie entre les deux : vacances dans l’une et travail dans l’autre ou six mois  dans celle de Dieu et six mois dans celle des hommes ou la jeunesse parmi les hommes et la vieillesse à côté de Dieu... Mais vivre dans deux cités peut être dangereux : l’autre est toujours meilleure. Vivre dans les deux cités est dangereux comme Alexandre Blok nous le dit : les douze révolutionnaires marchent dans la tempête et croient que « sans croix est la liberté » mais :

Mais devant le drapeau ensanglanté,

Marchant léger

Dans l’espace enneigé,

Couronné de roses

Dans une poudrée de perles,

En avant tu marches,

Non vu, Jésus.

Jésus qui marche devant les bolcheviks ? Rien de moins étonnant que cela. Ils vivaient dans les deux cités sans le savoir (le poète seul le savait, mais le poète est mort. Mort avant Lénine. Mort avant que Maïakovski ne sache, avant que Maïakovski ne meure. Mort bien avant que les popes

Au crucifix d’or

Resplendissant sur un ventre

Sans travail

reviennent ; reviennent accompagnés de la mafia embaguée et de la liberté de commerce et de paroles).

 

Mais vivre dans celle de Dieu est dangereux et en savent quelque chose les femmes afghanes et les Juives, les Chrétiennes et les Indoues.

 

Mais vivre dans celle des hommes est dangereux et en savent quelque chose ceux qui ont troqué l’ancien Jésus pour le JESUS moderne (Justice, Économie, Santé, Utilité, Scolarité).

 

Mais vivre dans celle des hommes est dangereux et en savent quelque chose ceux qui ont troqué l’ancien communisme pour la liberté d’achat.

 

Mais vivre est dangereux.

 

27 juin 2001. Entendu dans la rue. Ç’a l’air qu’elle touche un bon salaire.

 

Lu dans « Autres écrits ». Je père-sévère.

 

28 juin 2001. Réalisme. Dans un court récit sur les orphelins de Duplessis, j’insérai la transcription d’une conversation que j’eus avec un prêtre. « Ce n’est pas réaliste ! Jamais dans la vraie vie quelqu’un ne parlerait ainsi ». Je relus et je trouvai qu’elle avait raison. Dès qu’on écrit, le « réalisme » fout le camp (il serait sans doute plus précis de dire que dès qu’on lit). Les écrivains réalistes (tous les écrivains) transforment le « réel » pour le rendre vraisemblable et donc réaliste pour le monde des lecteurs (ce qui n’empêche pas des écrivains comme Borges de créer des situations vraisemblablement invraisemblables). Même la poésie ? Surtout la poésie, qui rend « réel » le rêve.

 

29 juin 2001. Galilée et Drake. Va savoir pourquoi, mais je ne réussis pas à retenir la signification de « télescopage », et pourtant j’ai rencontré souvent ce mot, souvent je l’ai cherché dans les dictionnaires. Rien à faire. Non seulement je ne retiens pas sa signification mais, à cause du « télé », je pense toujours à son contraire : ce qui se télescope est pour moi éloigné. La semaine dernière, je lisais Catherine Millet qui parlait de télescopage entre la bouche et la vulve et, comme d’habitude, je ne pigeais pas. Je me suis dit que ça suffisait, que j’en avais marre de cette merde de mot ! Je lis le dictionnaire pour la nième fois : « Télescopage est l’action de rentrer dans, enfoncer par un choc violent » et je décidai d’employer les manières fortes. De passer par l’étymologie. Ce fut vraiment une très bonne idée. Le lien entre télescopage et télescope est assez tordu, ce qui ne justifie pas mes résistances, mais… quand même. Donc télescopage provient de l’anglais telescope (lunette d’approche à tubes emboîtés). Simple ! Grâce à l’étymologie, je ne me tromperai plus jamais. Plus de télescopage entre télescope et télescopage ! Maintenant toutes le fois que je lirai « télescopage » au lieu de voir Galilée observer les planètes de Jupiter, je verrai Francis Drake, devant Cadice, faire glisser les tubes de sa longue-vue pour mieux observer le pillage de ses marins.

 

30 juin 2001 Milosevic. Ils sont tous contents. L’ex chef d’État de l’ex-Yougoslavie aura un procès pour crime contre l’humanité. Quels juges ? Payés par qui ? Questions sans intérêt. Questions qu’on peut poser à propos de tous les juges. De tous les humain, dans une société de travailleurs. Et toi, qui te paye ? Le gouvernement du Canada ? celui du Québec ? Nortel ? Gallimard ? La caisse d’épargne ? L’université de Montréal ? GM ? Est-ce que ton employeur influence tes idées ? J’espère que tu n’es pas si ingénu ! Même les plus naïfs des marxistes, dans les moments les plus irréfléchis de la météorite communiste, n’ont jamais pensé à une corrélation si directe entre « conditions matérielles » et idées ! Ok. Ok. Je te concède que ceux qui payent sont moins importants que ce que j’ai tendance à croire. Ça va. Mais j’ai d’autres questions. Est-ce que c’est un début de justice impériale ? Est-ce qu’après Milosevic on aura les chefs d’État de la Libye, de l’Irak, de l’Iran, de l’Afghanistan, de la Chine, du Rouanda, du Congo… c’est-à-dire tous ceux qui n’ont pas encore accepté toutes les règles du jeu qu’une minorité d’Occidentaux impose ? Est-ce que le tribunal impérial sera autonome ? Est-ce qu’il pourra juger même l’empereur, ses vassaux et ses vavassaux ? Et les chefs d’entreprises ? Et les intellectuels qui mangent sous la table des puissants ou qui passent leur temps à gratter les couilles des riches ? Si j’étais un juge dans le procès contre Milosevic (mais je ne le suis pas. On ne m’a pas appelé. Comment les choisit-on?) je demanderais que le procès dure au moins huit cents ans, pour que la poussière des États-nations se pose. Je demanderais le témoignage des morts de toutes les guerres nationales et d’indépendance (même de l’américaine qui tant de mal fit aux indiens et aux anglais). Je voudrais pouvoir condamner tous les criminels qui ont ensanglanté l’histoire. D’Alexandre à Bush en passant par… mais la liste serait tellement longue que quand j’aurais écrit le dernier nom mon ordinateur serait obsolète et je ne pourrais plus récupérer les premiers… Arrête ! Tes considérations pseudo-radicales sont la meilleure manière pour ne rien faire, pour accepter n’importe quel genre de violence et d’arbitraire. Sans doute. Mais (je ne dis pas que c’est ça), mais ça s’peut que mes espèces de considérations soient un aveu d’impuissance que tout privilégié de l’Occident privilégie devrait admettre pour ne pas devenir un simple sujet de l’empire. Pourquoi la reconnaissance de notre impuissance ne pourrait-elle pas nous faire comprendre l’impuissance de ceux qui ont encore quelques décennies à vivre à la lisière de l’empire ? Pourquoi notre impuissance à juger ce que nous connaissons seulement par les dépêches des salariés de la communication ne pourrait-elle pas nous puissanter dans notre prochitude.

 

Premier juillet 2001. Insoumis.

    Tu veux dire Mirabeau !

    Non. Mirbeau. Octave Mirbeau. Mirabeau, l’orateur de la révolution française, mourut vers 1790, tandis qu’Octave Mirbeau naquit en 1848 et il est mort pendant la première guerre mondiale. Je crois en 1917.

    Je ne le connais pas.

Il n’est plus très connu et pourtant ce romancier, journaliste, polémiste, dramaturge, critique d’art, de la fin de la guerre de 70 jusqu’à sa mort, il fut l’un des hommes les plus célèbres et appréciés de France. Tolstoï, par exemple, écrivit : « Mirbeau est le plus grand écrivain français contemporain, et celui qui représente le mieux le génie séculaire de la France. » Il est vrai que Tolstoï était peut-être obnubilé par le Mirbeau anarchiste celui que Zola définit comme « Le justicier qui a donné son cœur aux misérables et aux souffrants de ce monde ». Mais ce n’est certainement pas le côté politique qui fait écrire à Mallarmé : « Vous savez, Mirbeau, que je vous aime, parce que vous êtes un des rares qui ne fassiez pas semblant, et c’est la chose impardonnable pour le public ». Monet, Rodin, Apollinaire, Gauguin écrivirent des choses très élogieuses sur ce polémiste à la plume toujours affûtée, sur cet écrivain qui « à l’heure qui est, est le seul valeureux dans les lettres[2] ». Certes, les éloges des contemporains ne sont pas nécessairement faits pour durer : l’histoire de la littérature est remplie de médiocres que « les grands » encensent de leur vivant pour mieux briller (à notre époque, dans ce genre d’exercice, Sollers est le maître incontesté). Mais ce n’est pas le cas de Mirbeau. Ne fut-ce que pour son écriture qui rivalise souvent, en pureté et précision, avec celle de Flaubert, comme lui Normand et qui, comme lui, bandait de haine une bourgeoisie ignorante et vile.

 

Son côté anarchiste a certainement nui à la renommée de ce « protégé » de Zola, de Flaubert et de Goncourt qui, sans crainte des contradictions, ne vivait pas nécessairement  dans le monde désincarné des idéaux. Edmond Goncourt, qui pourtant le connaissait très bien, s’étonnera que cet homme « à qui il faut pour vivre et la femme et le boire et le manger cotés dans les plus hauts prix » puisse défendre Ravachol. Il s’étonnera, mais il ne cessera jamais de le respecter et le dernier jour de son journal sera pour lui : « Vendredi 3 juillet 1896. Journée passée en tête-à-tête avec Mirbeau ». Il n’est pas difficile de prévoir que si la tendance anar se maintient, dans deux ou trois ans, il sera dans la Pléiade, on lui fera un album et on parlera de sa biographie dans toutes les émissions culturelles. C’est comme ça que va le monde : féroce, intègre, provocateur, insoumis comme son Dingo, il finira bien rangé[3] entre Michelet et Molière dans la bibliothèque proprette d’un prof de Calvados rêvant de domestiquer les jeunes.

 



[1] Lacan Jacques, Lettre de dissolution, Autres écrits, Seuil 2001.

[2] Edmond et Jules de Goncourt, Journal (16 mars 1891),

[3] On en a vu d’autres ! Pour remplir leur bibliothèques les riches font du n’importe quoi : comme domestiquer Sade et Nietzsche et les faire reposer sur du papier bible !