9 juillet 2001. Krishna et Caraïbes. La procession des
« Krishna » se déroule le matin sur Saint-Laurent, le défilé pour la
fête des Caraïbes l’après-midi sur René-Levesque. Les spectateurs les plus
extrovertis observent avec un sourire retenu le minuscule cortège
d’« oranges » qui accompagnent, au rythme d’une musique fatiguée, un
char aux énormes roues inutiles. La boulevard René-Levesque est envahie par des
milliers de personnes qui chantent, rient, dansent et observent des centaines
de « noirs » qui chantent, rient, dansent derrière, devant et sur des
camions débordant de sons et de couleurs. Deux mondes ? deux
univers ? Oh ! bien plus que cela (l’emploi métaphorique fréquent de
ces deux expressions les a trop délavées). Deux espèces ? Mais alors hors
métaphore, dans le vrai sens : deux espèces dont l’accouplement est sans
issue. Banal et vrai : d’une part la vieillesse et la beauté des drapages
qui cachent l’âme et le corps et de l’autre la nudité de l’âme et du corps
insouciante de l’esthétique. Une fausse légèreté chez les Indiens, qu’on
perçoit à peine derrière les bras qui se lèvent avec grâce et les jambes frêles
qui avancent dans un air à la consistance du talc. Des pieds qui testent la
consistance de la terre, des bras chaotiques et des croupes qui spiralent
insouciantes de leurs dimensions, chez les autres. Des âmes cancéreuses dans de
faux corps (les yeux seuls, ah ! les yeux…) chez les uns et des corps
vivants sans les entraves de l’âme (les corps, ah ! les corps…) chez les
autres.
Mais il y avait une troisième espèce :
celle des rares blancs qui défilaient. Ils avaient l’air (et pas seulement
l’air !) de
débiles mentaux libérés pour la promenade hebdomadaire. Ils n’étaient à leur
place, ni d’un côté ni de l’autre. Pas assez vivants ou pas malades depuis
assez longtemps. Tellement impudiques avec leur peau trop blanche (des cochons
rasés), leurs sourires multiculturalistes et leurs yeux éteints ! Quelle
envie de leur crier : « Retournez dans vos bureaux, dans vos usines,
dans vos condos ! Ayez au moins la dignité d’être ce que vous
êtes ! » Quelle chance, pour notre espèce, que le ridicule ne tue
pas.
10 juillet 2001. La trappe secrète. J’habitais dans une
tour cylindrique qui avait l’air d’un silo à grain. Mon fils entre en courant
dans ma chambre : « Maman, maman, sauve-moi ». Il est pâle, il
tremble et sa chemise (la chemise de soie que V. venait de lui envoyer de
Montréal) était complètement mouillée. Les bruits sourds de pas montant
l’escalier faisaient vibrer le plancher. Des pas de nazis. « Je fais
partie d’un groupe qui congèle des bébés et la police est sur mes traces. Je te
jure que moi je ne les ai même pas touchés. J’étais le responsable du
marketing. Je t’en prie, maman, aide-moi : ouvre-moi ta trappe
secrète ! » Comment savait-il que j’avais une trappe secrète ? Qui le
lui avait dit ? « Je t’en prie maman. Une seule fois. » Mais il
ne passera pas ! il est trop grand ! Le bruit des pas s’approchait,
leur rythme devenait toujours plus lent et précis. « Maman ! »
À ce cri, qui venait de mes propres entrailles, je ne pus résister :
« Promet-moi que tu ne participeras plus à la congélation des bébés.
Jure-le moi. » « Je te le jure, mais, je t’en prie, ouvre-moi ta
trappe. Ils arrivent ! Vite, vite, sauve-moi. Fais-moi sortir. Fais-moi
entrer. » Un cri, aigu comme une sirène : « Oufrez ! Oufrez
immédiatement. ». Je me réveillai. J’étais dans ma chambre et B. ronflait
tranquille, comme d’habitude, à côté. Tout était normal. Je commençai à rire.
Impossible de me retenir. B. se réveilla : « Qu’as-tu ? »
Rien. Un drôle de rêve. Des bébés congelés et des trappes. « Et cela te
fait rire ? » Oui, ça me faisait rire, rire comme quand on échappe au
plus grand des dangers.
11 juillet 2001. Malgré I. Malgré les résistances des
vieux ânes, malgré l’indifférence de ceux qui peuvent et malgré l’attachement à
l’esclavage de la souffrance, la technique continue à tuer le travail.
Malgré
II. Malgré le
progrès de la technique, le travail continue à tuer les gens, les pauvres
d’esprit continuent à être méprisés, les pauvres en argent à être exploités.
Malgré
III. Malgré tous
les malgré : Ducunt fata volentes, trahunt nolentes.
12 juillet 2001. Juges et politique. Le juge Carel Rabie
de la Haute Cour de Prétoria, à propos des occupants d’un terrain appartenant en
bonne partie au gouvernement Sud Africain : « Cette cour ne peut
fermer les yeux sur les conséquences dévastatrices sur l’économie d’un de nos
pays voisins ». Pauvre Zimbabwe ! Il est devenu le souffre-douleur de
tous les pays africains qui persistent dans la politique économique des
colonisateurs. Sur quoi peut-on fermer les yeux ? Sur le fait que la terre
des Blancs est noire ? que la couleur de la peau n’est pas une assurance
contre l’injustice ? qu’il n’y a rien de plus important qu’un toit, du
pain et de l’eau ? Même pas Dieu. Même pas l’amour.
13 juillet 2001. Le prince Rouge. Moulay Hicham Alaoui,
deuxième dans l’ordre de succession au trône du Maroc et diplomate de l’ONU est
devenu le prince rouge pour ses déclarations révolutionnaires :
« C’est dans l’intérêt du Maroc et du royaume d’évoluer avec détermination
vers une monarchie constitutionnelle ». Il est fort possible que ceux qui
ne sont pas habitués aux nuances ne saisissent pas la porté révolutionnaire du
« et » entre « Maroc » et « royaume » (à titre
d’exemple : Hassan II aurait dit le Maroc du royaume et Mohamed VI le
royaume du Maroc, comme vous voyez, ça fait toute une différence !) et
de « détermination » : quelqu’un de rouge doit nécessairement
être déterminé, s’il veut contrer la détermination des Noirs. Mais la
déclaration la plus profonde et celle qui lui a mérité l’appui de tous les
pamplemousses français est la suivante : « Il y a encore des
résistances au changement. » Vous direz que c’est le leitmotiv sur la
bouche de tous les gestionnaires. C’est vrai. Mais : autre bouche autre
sens. Est-ce que vous embrasseriez avec la même ferveur Fernande ou sa
grand-mère ?
Mais si le prince Moulay affiche un certain
rouge (pâle) c’est aussi parce que son roi, à cause de son homosexualité, est
toujours plus dans le jaune (caca). S’il est vrai qu’un roi, chef religieux
par-dessus le marché, ne peut pas afficher ses tendances gaies, un gai luron
comme Moulay, formé dans les universités américaines, peut très bien être le
choix idéal des États-Unis pour mettre pignon sur rue au Maroc. (Comme les
Français avec Ben Barka, il faudrait que les services secrets américains
trouvent le moyen de se débarrasser du frère de Mohamed VI pour libérer l’accès
au pouvoir au prince rouge qui, sans doute, serait plus efficace contre les
intégristes, mais… mais… et s’il devenait un nouveau Saddam ?)
14 juillet 2001. Sauvages. Les hommes
« civilisés » et « sensibles » sont fascinés par les mondes
« lointains » et insolites qu’ils placent facilement hors
civilisation : les mondes de ceux que les Grecs appelaient barbares, nos
grands-pères sauvages et nous « autres ». Même si l’éloignement
géographique n’est pas fondamental — il suffit parfois de faire quelques
kilomètre hors de la ville pour trouver des sauvages ou, si on a l’esprit trop
borné ou trop ouvert, on peut même les trouver dans la maison d’à côté — quand
des milliers de kilomètres entrent en jeu, la fascination se transforme en
ensorcellement (comme le mal d’Afrique des colonisateurs blancs). Dans
les années vingt du siècle dernier, l’Afrique, l’Amérique du Sud, une bonne
partie de l’Asie n’étaient pas à la portée des clubs de vacances et on pouvait
encore trouver des contrées où bureaux de tourisme et musées rachitiques
n’étaient pas les seuls sièges d’une vie moins polie que la nôtre. Il faut dire que, à cette époque,
même les villes européennes, lieux de civilisation par antonomase, étaient
arpentées par des bêtes blondes et sauvages[1].
15 juillet 2001. Zapartistes. Un groupe d’artistes engagés (qu’ils disent), dont le porte-parole a l’air d’être le produit d’un baudouinage déclame : « Notre affaire c’est la prise de parole, la prise de sens ». Ils font vraiment chier avec leurs « discours » qui singent des vieux profs de philo qui ont troqué le marxisme pour le « sensisme ». S’ils étaient des artistes (engagés ou non) ils auraient critiqué festivals du rire et poncifs sur le sens, mais ils ont plutôt l’air de Papartistes. Des artistes (engagés ou non) auraient probablement dit quelque chose du genre : « Notre affaire c’est le sens de la prise, la prise des sens ». Mais on ne demande pas de sortir des sentiers battus à des mecs qui se regardent dire : « On a la possibilité de parler autrement, de faire du sens autrement ». Pppppppp :trop pris par la prise de parole pour pouvoir prendre la pensée.
Accouplements en B. Baudouinage : accouplement de l'âne avec l'ânesse ou la jument.
Bélinage : accouplement du bélier avec la brebis.
Bouquinage : Rut, chez le lapin et le
lièvre (selon le Robert). Ne faudrait-il pas dire, plus correctement, chez la
hase et la lapine ?